Les Amies (Jean-Christophe)/1

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 1-5).
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En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s’améliorer. Périodiquement revenaient des moments difficiles, où l’on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l’argent. Mais c’était, à la longue, un régime exténuant.

Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht ; il ne s’était couché qu’à l’aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure : il avait un cours à faire, à l’autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D’habitude, il n’insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant ; il n’écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d’un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle.

Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre ; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure qui lui était étrangère, et qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit :

— Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? — lui cria-t-il.

Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l’intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s’expliquèrent. Un reporter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l’article paru dans le Grand Journal.

— Quel article ?

— Ne l’avait-il pas lu ? Le reporter s’offrait à lui en donner connaissance.

Christophe se recoucha. S’il n’avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l’homme à la porte ; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s’enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l’autre était tenace, et lisait, d’une voix forte, le début de l’article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l’oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l’époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d’étonnement, et se dressant sur son séant, il dit :

— Ils sont fous. Qu’est-ce qui les a pris ?

Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir. Il avait pris l’article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s’étalait, en première page ; mais il n’eut pas le temps de lire : car un second journaliste venait d’entrer dans la chambre. Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place : ce qu’ils ne firent point, avant d’avoir relevé rapidement la disposition des meubles dans la chambre, des photographies aux murs, et la physionomie de l’original, qui, riant et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu’à la porte, qu’il verrouilla derrière eux.

Mais il était dit qu’on ne le laisserait pas tranquille, ce jour-là. Il n’avait pas fini sa toilette qu’on frappait de nouveau à la porte, d’une façon convenue que savaient seuls quelques intimes. Christophe ouvrit, et se trouva en présence d’un troisième inconnu, qu’il se mettait en devoir d’expulser rondement, quand l’autre, en protestant, excipa de son titre d’auteur de l’article. Le moyen d’expulser qui vous traitait de génie ! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s’étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait s’il avait, sans s’en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d’œuvre. Mais il n’eut pas le temps de s’informer. Le journaliste était venu pour l’enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir : l’auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre ; mais naïf et sensible, malgré lui, aux protestations d’amitié, il finit par se laisser faire.

Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d’une cinquantaine d’années, petit et râblé, une grosse tête ronde, aux cheveux gris taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l’accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s’était imposé à Paris par son énorme confiance en soi. Homme d’affaires, et manieur d’hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l’humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n’avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France ; et pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l’État. Au reste, il n’était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l’est après dîner, il aimait, comme Dieu le Père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait quelque chose, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s’il avait voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s’il lui plaisait.

Ce jour-là, il venait de « faire » Christophe.