Les Amies (Jean-Christophe)/2
C’était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot.
Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d’autres devoirs, quand il s’agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour obtenir un passe-droit en faveur de leur garnement de fils.
Écrivant dans des revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait aucune occasion de parler de Christophe ; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu’il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l’origine ? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d’œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne ? Il ne semblait pas qu’il y eût une cause précise. C’était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l’air de Paris, et, mieux que l’observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l’avance, le vent qui se prépare, et ce qu’il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l’autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l’idole nouvelle. Il arrive d’ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l’homme qu’elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables.
Ainsi, Olivier avait sa part dans l’article du Grand Journal. Il avait profité de l’intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d’adroites informations. Il s’était bien gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes ; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d’un café, Christophe avec un reporter sans qu’il se doutât de rien. Toutes ces précautions ne faisaient qu’irriter la curiosité et rendre Christophe plus intéressant. Olivier n’avait jamais eu encore affaire avec la publicité ; il n’avait pas calculé qu’il mettait en branle une machine formidable qu’on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer.
Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l’article du Grand Journal. Il n’avait pas prévu ce coup de massue. Surtout, il ne le prévoyait pas si prompt. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d’avoir réuni toutes les informations, et de connaître un peu mieux ce dont il voulait parler. C’était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c’est pour lui, bien entendu, et afin d’enlever aux confrères l’honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu’il loue. Mais il est rare que l’auteur s’en plaigne : quand on l’admire, il est toujours assez compris.
Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu’il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l’Allemagne impériale et de venir se réfugier en France, asile des âmes libres, — (beau prétexte à des tirades chauvines !) — faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien, — rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l’auteur de l’article ignorait l’œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions, — sur celles qu’il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis çà et là de la bouche de Christophe ou d’Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l’image d’un Jean-Christophe, « génie républicain, — le grand musicien de la démocratie ». Il profitait de l’occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n’exceptait qu’un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c’était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d’importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l’éloge d’un homme, il est toujours prudent de se demander :
— De qui dit-on du mal ?
Olivier rougissait de honte, à mesure qu’il parcourait le journal, et il se disait :
— J’ai bien travaillé !
Il eut peine à faire son cours. Aussitôt qu’il fut délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes ! Il l’attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D’heure en heure, Olivier, plus inquiet, pensait :
— Que de sottises ils doivent lui faire dire !
Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu’il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d’Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu’il avait dit et fait.
— Ce que j’ai fait ? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n’avais aussi bien mangé.
Il se mit à lui raconter le menu.
— Et des vins… J’en ai absorbé de toutes les couleurs.
Olivier l’interrompit, pour lui parler des convives.
— Les convives ?… Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l’or ; Clodomir, l’auteur de l’article, un garçon charmant ; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.
Olivier n’avait pas l’air convaincu. Christophe était étonné de son peu d’enthousiasme.
— Est-ce que tu n’as pas lu l’article ?
— Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l’as bien lu ?
— Oui… C’est-à-dire, j’ai jeté un coup d’œil. Je n’ai pas eu le temps.
— Eh bien, lis donc un peu.
Christophe lut. Aux premières lignes, il s’esclaffa.
— Ah ! l’imbécile ! fit-il.
Il se tordait de rire.
— Bah ! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.
Mais à mesure qu’il lisait, il commençait à se fâcher : c’était trop bête, cela le rendait ridicule. Qu’on voulût faire de lui « un musicien républicain », cela n’avait aucun sens… Enfin, passons sur cette calembredaine… Mais qu’on opposât son art « républicain » à « l’art de sacristie » des maîtres venus avant lui, — (lui qui se nourrissait de l’âme de ces grands hommes), — c’était trop…
— Bougres de crétins ! Ils vont me faire passer pour un idiot !…
Et puis, quelle raison d’éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu’il aimait plus ou moins, — (et plutôt moins que plus), — mais qui savaient leur métier et lui faisaient honneur ? Et, — le pire, — on lui prêtait, avec un sans-gêne incroyable, des sentiments odieux à l’égard de son pays !… Non, cela, cela ne pouvait se supporter…
— Je m’en vais leur écrire, dit Christophe.
Olivier s’interposa :
— Non, non, dit-il, pas maintenant ! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée…
Christophe s’obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre au lendemain. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment revisée, où il s’attachait surtout à rectifier les opinions qu’on lui attribuait sur l’Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.
— Comme cela, dit-il en revenant, il n’y a que demi-mal : la lettre paraîtra demain.
Olivier secoua doucement la tête d’un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il dit à Christophe, en le regardant bien dans les yeux :
— Christophe, tu n’as rien dit d’imprudent, au dîner ?
— Mais non, fit Christophe en riant.
— Bien sûr ?
— Oui, poltron.
Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l’était guère. Il venait de se rappeler qu’il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s’était mis à l’aise. Pas un instant, il n’avait songé à se défier des gens : ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui ! Et en vérité, ils l’étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l’on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu’elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient dans son gosier sans l’émouvoir, n’étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n’osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d’un homme, à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l’Opéra. — (Le comble de l’art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.) — Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l’empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l’Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts. — (À en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.) — Et cette proposition lui rappelant l’étrange déguisement qu’on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l’histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie. Gamache, qui n’aimait point Roussin, fut enchanté ; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l’auditoire, se lança dans d’autres histoires, plus ou moins indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées, en sortant de table. Et voici qu’à la question d’Olivier, elles lui revenaient à l’esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l’échine. Car il ne se faisait aucune illusion ; il avait suffisamment d’expérience, pour se douter de ce qui allait se passer ; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c’était déjà fait : ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante, ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait à quoi s’en tenir là-dessus, aussi bien qu’Olivier : répondre à un journaliste, c’est perdre son encre ; un journaliste a toujours le dernier mot.
Tout se passa, de point en point, comme Christophe l’avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu’il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l’honoraient ; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules ; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l’on s’indigna qu’un artiste allemand s’exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays.
Christophe crut très habile de profiter de l’interview que lui faisait subir le reporter d’un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l’on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu’en République française. — Il parlait au représentant d’un journal conservateur, qui lui prêta sur-le-champ des déclarations anti-républicaines.
— De mieux en mieux ! dit Christophe. Ah ! ça, qu’est-ce que ma musique a à faire avec la politique ?
— C’est l’habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne, ceux-ci un valet de prince.
— Ah ! comme il leur flanquerait son pied au cul à tous !
— Eh bien, fais de même.
Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n’était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l’interviewer ; et Christophe avait beau promettre de se surveiller : il ne pouvait pas s’empêcher d’être expansif et confiant. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D’autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.
— Encore quelque bêtise ? demandait-il.
— Toujours, disait Christophe, atterré.
— Tu es donc incorrigible !
— Je suis bon à enfermer… Mais cette fois, je te jure, c’est la dernière fois.
— Oui, oui, jusqu’à la prochaine…
— Non, cette fois, c’est fini.
Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier :
— Il en est venu encore un. Je l’ai fichu à la porte.
— Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. « Cet animal est très méchant. » Il vous attaque, quand on se défend… Il leur est si facile de se venger ! Ils tirent parti des moindres mots qu’on a dits.
Christophe se passa la main sur le front :
— Ah ! bon Dieu !
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— C’est que je lui ai dit, en fermant la porte…
— Quoi donc ?
— Le mot de l’Empereur.
— De l’Empereur ?
— Oui, enfin, si ce n’est lui, c’est donc quelqu’un des siens…
— Malheureux ! tu vas le voir en première page du journal !
Christophe frémit. Mais ce qu’il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n’était pas entré, et une conversation qu’il n’avait pas tenue.
Les informations s’embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s’agrémentaient de contre-sens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d’un journal anglais qu’il avait joué de la guitare dans les cours.
Il ne lisait point que des éloges. Tant s’en faut. Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal, pour être aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n’était pas de leur dignité d’admettre qu’un confrère pût découvrir un génie qu’ils avaient ignoré. Les uns en faisaient des gorges chaudes. Les autres s’apitoyaient sur le sort de Christophe. Goujart, vexé qu’on lui eût coupé l’herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris : certainement, c’était un musicien bien doué, mais — (il pouvait bien le dire, puisqu’ils étaient amis), — plein de lacunes, insuffisamment instruit, sans originalité, d’un orgueil extravagant : c’était lui rendre le plus mauvais service que flatter cet orgueil, d’une façon ridicule, alors qu’il eût eu besoin d’un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère, etc. — : (tout le portrait de Goujart). — Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l’appui des journaux ; et, jouant le dégoût du vulgum pecus, ils refusaient les présents d’Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe ; les autres l’accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s’en prenaient à Olivier — (c’étaient de ses confrères). — Ils étaient bien aises de se venger de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l’écart, — plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour qui que ce fût. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c’est qu’on puisse se passer d’eux. — Quelques-uns n’étaient pas loin de laisser entendre qu’il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui ; ils montraient des mines navrées de l’inconscience d’Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie, — Christophe, — dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait : car ils traitaient Christophe en petit garçon qui n’a pas la tête assez forte pour se promener seul. On ruinait, disaient-ils, l’avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, la bonne volonté et le travail opiniâtres méritaient un meilleur sort, et qu’on grisait avec un encens de mauvaise qualité. C’était une grande pitié. Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment, pendant des années ?
Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre :
— Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain ?
Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité :
— C’est un détail. Il faut souffrir. Et qu’importe, souffrir ?
Naturellement, c’étaient des gens du monde, parfaitement à leur aise, qui professaient ces théories stoïques. Comme disait ce millionnaire à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère :
— Mais, monsieur, Mozart est mort de misère.
Ils eussent trouvé de fort mauvais goût qu’Olivier leur dit que Mozart n’eût pas demandé mieux que de vivre, et que Christophe y était résolu.