Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/01

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PREMIÈRE PARTIE.

I

MONKSHAVEN.

Monkshaven, — qu’il vous faudrait chercher sur la côte nord-est d’Angleterre, au bord de la Dee, justement à l’endroit où cette rivière tombe dans l’Océan germanique, — compte aujourd’hui quinze mille habitants, mais n’en avait pas la moitié à la fin du dernier siècle, époque où se passèrent les événements que nous allons raconter.

Tout autour, dans un rayon de plusieurs milles, s’étendent ces grands espaces plats et humides qu’on appelle moorlands, interrompus çà et là par quelques hauteurs couvertes de rouges bruyères. Du haut de ces cimes qui dominent la mer, s’écoulent des torrents qui, — se creusant avec le temps un chemin plus ou moins large, — ont peu à peu formé des espèces de vallons plus ou moins étroits, au fond desquels s’abrite une végétation riche et puissante. On y trouve de beaux gazons élastiques où paissent en trop grand nombre certains petits moutons à tête noire, mal venus des bouchers à cause de leur maigreur, et dont la laine courte et rude ne jouit pas auprès des tisserands d’une haute considération. Dans ces districts ruraux, éparpillés en plein marécage, la population est de nos jours très-clairsemée. Elle l’était bien plus encore il y a quatre-vingts ans, c’est-à-dire avant que l’agriculture, devenue science, eût trouvé les moyens de lutter contre les difficultés naturelles que lui offrait le sol tourbeux de ces plaines humides, et avant que les chemins de fer, facilitant les communications, n’y amenassent chaque année les sportsmen attirés par la quantité de gibier qui peuple ces solitudes.

Monkshaven est une ville de pêcheurs. Son aristocratie, qui n’a rien de commun avec celle du comté, s’est formée parmi les aventureux négociants et les marins plus aventureux encore qui s’engagent dans les vastes opérations dont les mers du Groënland sont le théâtre. On s’en aperçoit de reste à ces vastes appentis qui s’étendent sur les bords de la Dee et d’où sort une odeur d’huile, un parfum de marée que semblent goûter les naturels de l’endroit. Presque tous ont été, sont, ou seront marins : leur destinée individuelle, l’avenir de leurs familles dépendent du succès de leurs expéditions lointaines. Tout ceci contribue à donner à la ville, au pays même, je ne sais quelle tournure amphibie. À vingt milles de la côte, les rebuts de la pêche, les plantes marines, les ordures des melting-houses (ces hangars dont nous parlions et qui servent à la fonte du « gras de baleine »), constituent la plus grande masse des engrais du district. De grandes mâchoires de cachalot, à l’aspect sinistre, surmontent, dénudées et blanchies, les portes de plus d’un enclos. Dans une famille d’agriculteurs, s’il y a plusieurs enfants, on peut être sûr que l’un d’eux est à la mer et que, tout en cultivant son modeste jardin, sa mère, les jours d’orage, tournera plus d’une fois du côté de l’Océan des regards inquiets. Les jours de loisir se passent tous à la côte. On voit que le cœur du pays est là, et que ses grands intérêts s’y débattent.

À l’époque dont je parle, le voisinage de la mer était pour tout le pays qui environne Monkshaven un motif de crainte et d’irritation. Voici quelles causes spéciales avaient amené ce résultat étrange.

Depuis la fin de la guerre d’Amérique, aucune nécessité pressante n’était venue aggraver pour l’Angleterre les conditions habituelles de la levée maritime. D’année en année, les fonds alloués pour cet objet diminuaient constamment. Ils atteignirent leur minimum en 1792. En 1793, au contraire, la Révolution française mit l’Europe en feu, et le gouvernement anglais n’épargna rien pour fomenter dans la population des Trois-Royaumes les passions anti-gallicanes soulevées par les excès du régime de la Terreur. Quand il fallut en venir aux mains on avait des vaisseaux, mais où étaient les équipages ?

Pour cette disette d’hommes, l’Amirauté possédait un remède souverain, consacré par de nombreux précédents et sanctionnés par la loi coutumière sinon par la loi écrite. Des « ordres de presse » furent émis qui invitaient les autorités civiles de tout le pays à seconder les officiers chargés de l’enrôlement maritime dans l’accomplissement de leur mission. La côte fut partagée en districts, chacun sous le contrôle d’un capitaine de vaisseau qui lui-même déléguait des lieutenants pour chaque sous-district, et, grâce au blocus ainsi organisé, tous les navires frétés pour le retour étaient attendus et guettés au passage, tous les ports strictement surveillés, et en vingt-quatre heures, s’il le fallait, on se trouvait à même d’ajouter un personnel nombreux aux forces de la marine royale. Mais à mesure que les demandes de l’Amirauté devenaient plus urgentes, ses agents devinrent moins scrupuleux. On en vint à penser qu’il était facile de transformer en bons matelots des paysans robustes. Les lois sur la presse exigeaient bien certaines formalités et certaines constatations ; mais une, fois que la capture était faite, comment un pauvre laboureur aurait-il pu justifier de sa profession habituelle, personne ne voulant écouter les témoignages qu’il aurait fournis, personne après les avoir écoutés n’y voulant croire, et personne enfin, après les avoir écoutés et les avoir crus, ne se souciant de contribuer à la délivrance du captif ? Bien des hommes furent ainsi secrètement enlevés et littéralement disparurent, sans que jamais on ait entendu parler d’eux. Les rues d’une grande ville n’étaient pas plus à l’abri que les campagnes les moins peuplées, de ces rapts exécutés à force ouverte et en plein soleil. Lord Thurlow, l’attorney-general, enlevé lui-même pendant qu’il faisait une promenade aux environs de Londres, aurait pu porter un éclatant témoignage contre les procédés tout particuliers que se permettait l’Amirauté, soit pour se procurer des marins, soit pour écarter les réclamations incommodes auxquelles ses procédés sommaires avaient donné lieu. L’isolement relatif des villageois de l’intérieur ne les mettait point à l’abri de semblables entreprises. Maint et maint paysan, parti pour la foire où il allait s’engager à l’année, ne revint jamais dire chez lui quelle place il avait trouvée ; maint fils de fermier, jeune et robuste, cessa de s’asseoir au foyer de son père et fut à jamais perdu pour son amoureuse. — Tels furent les exploits de la presse des matelots pendant les premières années de la guerre avec la France, surtout après chacune des victoires navales qui marquèrent cette lutte acharnée.

Les agents de l’Amirauté se tenaient à l’affût de tout 1 bâtiment marchand ; beaucoup de ces navires revenant après une longue absence — et revenant avec une riche cargaison — se virent abordés à douze heures de terre et dépeupler si bien par cette presse impitoyable, que leurs équipages désormais insuffisants, désormais incapables de les ramener au port, étaient réduits à les laisser dériver en pleine mer, où parfois ils se perdaient à jamais. Quant aux hommes ainsi pressés, c’est-à-dire enlevés, il leur arrivait souvent de voir disparaître en un jour le fruit rudement gagné de bien des années de travail, et leurs épargnes rester aux mains des propriétaires du navire où ils avaient servi, exposées à toutes les chances de l’improbité, à tous les hasards de vie ou de mort.

Aujourd’hui cette tyrannie nous paraît surprenante. Nous ne comprenons guère qu’aucun enthousiasme guerrier, aucune panique d’invasion, aucune soumission loyale aux pouvoirs établis, aient pu si longtemps maintenir un pareil joug. La press-gang telle qu’on la voyait alors, — appuyée de patrouilles et de sentinelles qui barraient les rues et bloquaient les maisons à fouiller, — produit sur nous l’effet d’un mythe hideux, et c’est avec une surprise voisine de l’incrédulité que nous entendons parler de ces églises cernées pendant le service divin pour que les agents de l’Amirauté pussent, tout à leur aise, arrêter et saisir au passage les hommes dont elle voulait faire sa proie. Par différents motifs sur lesquels il est inutile d’insister, les habitants du Sud acceptaient avec plus de soumission que ceux du Nord cet état de choses si abusif ; sur la côte du Yorkshire, plus particulièrement, la presse rencontrait des résistances furieuses, spécialement parmi ces matelots qui, grâce à l’élévation exceptionnelle de leurs salaires, pouvaient espérer d’arriver comme tant d’autres au rang de commerçant et d’armateur. Les hobereaux du pays lui étaient beaucoup moins hostiles. Ceux qui entouraient Monkshavën, jalousant l’opulence toujours croissante de ses habitants, voyaient avec assez d’indulgence les entraves apportées à ce commerce auquel leur dignité nobiliaire les empêchait de prendre part ; ils croyaient d’ailleurs remplir un devoir sacré en appuyant les ordres de l’Amirauté, chaque fois qu’ils en étaient requis, de tout le pouvoir civil à eux conféré, — pourvu cependant qu’ils pussent le faire sans se mêler plus que de raison à des conflits qui, après tout, ne les intéressaient guère.

Bien reçus chez ces gentillâtres, et principalement chez ceux qui avaient plusieurs filles à pourvoir, les officiers de marine employés à l’odieuse mission que nous venons de définir n’étaient pas précisément impopulaires à Monkshaven même, si ce n’est dans les moments de crise où l’exercice de leur métier les mettait en collision directe avec la population. Le souvenir de leurs exploits, leur réputation de franchise, leur gaieté bruyante et cordiale les protégeait contre la haine populaire dont leurs subordonnés conservèrent le monopole. Ceux-ci, regardés comme des espions, des « voleurs d’hommes, » de la « vermine » — ainsi les appelait-on, — voyaient fort mal accueillir leurs moindres provocations, et les gens du peuple passaient rarement devant le cabaret de bas étage qu’un pavillon bleu signalait comme le rendez-vous de la press-gang, sans cracher vers la porte en témoignage d’exécration. Mais, après tout, cela importait peu. Si dignes qu’ils fussent des surnoms qu’on leur donnait, ces hommes étaient braves et entreprenants. La loi étant pour eux, leur tâche était légitime. Ils servaient leur foi et leur pays. Toutes leurs facultés étaient en jeu, ce qui est toujours agréable. Dans leur vie aventureuse, il y avait ample matière à combinaisons adroites, à succès chaudement disputés ; elle demandait du sang-froid, du courage, et satisfaisait à cet instinct « chasseur » qui fait pour ainsi dire partie de tout homme complètement doué.

Au moment où débute ce récit, la presse n’avait pas encore fait grands ravages à Monkshaven. Seulement, à quatorze ou quinze milles en mer, l’Aurora, bon vaisseau de guerre, était à l’ancre, et eecevait les cargaisons humaines de différentes chaloupes de chasse stationnées le long de la côte, aux endroits où le « gibier » semblait vouloir donner. L’une d’elles, la Lively-Lady, était visible des hauteurs qui dominent Monkshaven et se tenait à portée de la ville, bien que dissimulée par une espèce de cap à l’examen habituel des bourgeois. Quant au cabaret dont nous avons déjà parlé, — la Randyvow-House[1], comme l’appelait le public, — il étalait naïvement son pavillon bleu autour duquel flânait volontiers l’équipage de la Lively-Lady, toujours prêt à faire boire les passants inavertis.

Ces préparatifs, si menaçants qu’ils pussent paraître, n’avaient pas encore soulevé au delà d’une certaine mesure l’esprit de méfiance et de révolte si naturel aux populations du Yorkshire.

  1. Du mot français : rendez-vous.