Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/02

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1re partie

II

LES REVENANTS DU GROENLAND.

Dans les premiers jours du mois d’octobre 1796, deux filles de fermier étaient en route pour Monkshaven, où elles venaient vendre du beurre et des œufs. À peu près du même âge, elles n’étaient pas placées dans les mêmes conditions d’existence. Molly Corney faisait partie d’une famille nombreuse, et en conséquence n’avait pas été trop gâtée ; Sylvia Robson, au contraire, était fille unique, et on la traitait chez elle avec beaucoup plus de considération que sa compagne. Toutes deux, une fois la vente terminée, avaient mission de faire quelques emplettes, mais avec cette différence que Molly devait approvisionner le ménage paternel de toute sorte d’objets utiles sans doute, mais fort peu intéressants, tandis que Sylvia était autorisée à choisir l’étoffe de son premier manteau. Le prendrait-elle gris, ou bien écarlate ? tel était le grave sujet du débat qui s’agitait entre les deux jeunes filles, tandis qu’elles dévalaient alertes et joyeuses, laissant sur le chemin l’empreinte de leurs pieds nus. Ce n’est pas qu’elles n’eussent leurs souliers et leurs bas, mais elles les portaient à la main pendant la plus grande partie de la route, suivant les traditions économiques de cette époque primitive. Arrivées près de Monkshaven, au lieu d’entrer tout droit dans la ville, elles prirent un petit sentier qui conduisait au bord de la Dee. Il y avait là de grosses pierres éparses sur la rive, et autour desquelles l’eau venait former par endroits des flaques assez profondes. Molly s’assit tout simplement sur l’herbe du bord pour laver ses |pieds ; mais Sylvia, qu’égayait peut-être la vision de son manteau futur, posa son panier sur un monticule sablonneux et sauta d’un bond léger sur un quartier de roche qui se dressait presque au milieu du courant. Une fois là, livrant ses petits pieds roses à la rapide fraîcheur de l’onde, elle se mit, par manière d’espièglerie, à éclabousser sa compagne ; mais sur la première remontrance de celle-ci, elle cessa immédiatement, et de la meilleure grâce du monde, ce jeu malvenu. Immobile, étendue sur son divan de pierre comme une sultane sur les coussins du harem, elle se serait volontiers oubliée dans cette attitude nonchalante. Molly, toutefois, d’humeur plus régulière, lui rappela bientôt que l’heure du marché allait expirer, et nos petites fermières se hâtèrent d’achever leur toilette urbaine. Leurs bas bleus bien tirés avaient été tricotés par elles-mêmes, et de brillantes boucles d’acier décoraient leurs souliers de cuir noir à hauts talons montants, bien ajustés sur le cou-de-pied. À partir de ce moment, elles marchèrent moins vite ; mais leur allure conserva cependant l’élasticité de la jeunesse, — car ni l’une ni l’autre n’avait encore vingt ans, et Sylvia n’en comptait guère que dix-sept, tout au plus. Avec leurs chapeaux de feutre noir dénoués et rejetés sur leurs épaules, leurs cheveux bouclés qu’elles venaient de remettre sommairement en bon ordre, leurs jupons courts dont elles avaient secoué la poussière, leurs petits châles (ou leurs grands mouchoirs, comme vous voudrez) épinglés sous le menton et fixés à la taille par le cordon de leurs souliers, — le panier sur le bras, le nez en l’air, les yeux baissés, — nos deux petites fermières étaient charmantes quand elles firent leur entrée dans la ville de Monkshaven.

Le havre étroit formé par l’embouchure de la rivière était encombré de petits navires de toute espèce dont les mâts, vus de loin, formaient une sorte de forêt inextricable. Au delà brillait la mer, véritable plaque de saphir sur laquelle on apercevait au loin les voiles blanches de maint et maint bateau de pêche, — immobile en apparence, et dont on ne pouvait apprécier la marche qu’au moyen de quelque point de repère choisi sur la côte ; près de la barre formée par la Dee, un bâtiment plus considérable était à l’ancre. Sylvia, récemment arrivée dans le pays, ne lui accorda aucune attention particulière ; mais Molly reconnut aussitôt un baleinier revenu des mers du Groënland… C’était le premier de la saison ! Grand événement pour Monkshaven et grand événement pour Molly, qui, entraînant sa compagne étonnée, descendit d’un pas précipité vers la place du Marché. Mais bien que ce fût une des foires les plus fréquentées de l’année, une de celles où les ménagères venaient s’approvisionner pour la saison d’hiver, la place était vide, et les trépieds que les marchands louaient à un penny l’heure, abandonnés çà et là, renversés pour la plupart, attestaient la prompte dispersion de la foule qui tout à l’heure encore encombrait cet endroit. Déposant à la hâte leurs paniers dans une boutique dont l’obligeant propriétaire venait de répondre à leurs questions empressées sur l’arrivée du baleinier, Molly et Sylvia se hâtèrent de courir au port, et, cinq minutes après, on aurait pu les voir côte à côte au milieu de la foule attentive. Mais tous les regards étaient dirigés vers le navire, qui venait justement de jeter l’ancre en dehors de la barre, à un quart de mille environ de l’endroit où elles se trouvaient. Les matelots de la douane, qui avaient conduit à bord l’officier chargé d’examiner la cargaison, revenaient en ce moment au rivage, rapportant quelques menus lambeaux de nouvelles que les assistants se disputaient à l’envi. Sylvia, étreignant la main de sa compagne plus âgée et plus expérimentée qu’elle, écoutait, bouche béante, les réponses que celle-ci arrachait à un vieux marin passablement revêche et qui se faisait tirer l’oreille pour lui répondre. Elle apprit ainsi que le bâtiment en vue s’appelait la Résolution et que sa traversée n’avait pas été fort heureuse. Le manifeste présenté à la douane ne déclarait que huit baleines ; en revanche, on disait merveille d’un autre bâtiment, la Good-Fortune, arrêté à la pointe Saint-Abb, et qui ramenait pour sa part environ quinze baleines…

« C’est le navire de mon cousin, dit Molly à Sylvia ; il est specksioneer à bord de la Good-Fortune. »

Sylvia eût peut-être demandé l’explication de ce mot à elle inconnu, mais Molly, sa curiosité une fois satisfaite, se prit à songer aux œufs et au beurre qu’elle avait à vendre, et, bien qu’un peu à regret (car elle ne songeait plus guère à son manteau), Sylvia dut suivre le long des quais sa compagne mieux avisée.

Parmi la foule qu’elles quittaient ainsi, bien des cœurs battaient à l’approche des nouvelles attendues. On se le figurera aisément, si on songe que, pendant six longs mois d’été, ces marins dont on saluait le retour n’avaient pas donné une seule fois de leurs nouvelles. Or, les navires baleiniers partaient pour le Groënland peuplés d’hommes robustes et remplis d’espérances ; mais les équipages baleiniers ne revenaient jamais comme ils étaient partis. Quels étaient ceux dont les os blanchissaient maintenant sur les terribles îlots de glace flottante ? Quels étaient ceux que l’abîme garderait jusqu’au jour où la mer rendra tous les cadavres engloutis ? Quels étaient ceux qui jamais, jamais plus, ne reverraient Monkshaven ? Telles étaient les pensées qui peu à peu donnaient une physionomie solennelle à la foule, de plus en plus silencieuse.

Cependant, à quelques pas de là, cinq ou six jeunes filles, perchées au sommet d’un monceau de charpentes marines, se balançaient en se tenant par la main et chantaient un refrain joyeux.

« Pourquoi vous en allez-vous sitôt ? crièrent-elles du haut de leur observatoire à Sylvia et à sa compagne ; dans dix minutes ils seront ici ! »

Puis, sans attendre la réponse qui ne leur serait jamais arrivée, elles reprirent leur chant insensé. La ville était complètement déserte et la place du Marché complètement vide quand nos deux fermières y revinrent.

« Vous n’avez donc pas d’amoureux là-bas, que vous rentrez sitôt en ville ? » dit à Sylvia l’homme qui lui rendait son panier.

La belle enfant ne répondit que par une moue dédaigneuse à cette plaisanterie qu’elle jugeait peu convenable. Molly, qui en prit sa part, ne s’en formalisa pas autrement. Elle se complaisait à l’idée (d’ailleurs sans aucune espèce de fondement) qu’elle pourrait avoir un sweet-heart, et s’étonnait quelque peu que cette idée restât aussi longtemps dans le domaine des chimères. Ah ! si elle pouvait, comme Sylvia, se donner un beau manteau neuf, on verrait peut-être les choses changer d’aspect… En attendant, le mieux était de sourire et de rougir, comme si les allusions à ce sujet délicat ne la prenaient pas au dépourvu. Elle alla plus loin, et répliqua de manière à faire supposer qu’elle avait effectivement, parmi les marins en voie de retour, un soupirant fort désireux de lui plaire.

Ceci ne fut pas perdu pour Sylvia qui, dès qu’elles se retrouvèrent en tête-à-tête, voulut absolument savoir le nom du soupirant de Molly. Une pareille insistance devait nécessairement embarrasser la jeune présomptueuse. Il ne lui convenait guère d’avouer qu’elle n’avait en réalité voulu désigner personne, et que son sweet-heart n’existait encore qu’à l’état d’hypothèse. Aussi commença-t-elle à se remémorer tous ceux qui, depuis qu’elle était au monde, avaient pu lui faire entendre quelques propos flatteurs. Malheureusement la liste n’en était pas longue, attendu que son père n’avait pas grand’dot à lui donner et que son minois n’était pas des plus séduisants ; mais elle se rappela tout à coup son cousin le specksioneer, qui, avant de partir pour le dernier voyage en mer, lui avait donné deux beaux coquillages, et pris en échange un gros baiser sur ses lèvres à moitié rebelles. Aussi se prit-elle à sourire, et d’un air significatif :

« On ne sait pas, on ne sait pas, dit-elle ensuite. Il ne faut point parler de ces choses-là quand on n’est pas décidée… Mais si Charlie Kinraid ne se conduit pas trop mal, peut-être sera-t-il écouté.

— Charlie Kinraid ?… qui voulez-vous dire ?

— Ce specksioneer dont je vous parlais ; … un cousin que j’ai.

— Et vous croyez qu’il s’occupe de vous ? » demanda Sylvia d’un ton bas et fervent, comme s’il s’agissait de quelque mystère sacré.

Mais Molly répondit simplement :

« Laissez-moi un peu tranquille. »

Et Sylvia ne put savoir au juste si elle coupait court à la conversation parce que sa question l’avait blessée, ou parce qu’elles arrivaient devant le magasin qui allait selon toute probabilité s’accommoder de leur beurre et de leurs œufs.

« Maintenant, Sylvia, dit Molly, laissez-moi votre panier !… Je ferai votre marché pour le moins aussi bien que vous… Courez chez Foster y choisir, avant qu’il ne fasse nuit, l’étoffe de ce fameux manteau… J’irai vous y rejoindre dans cinq minutes… Il faut nous presser un peu, voilà le soleil qui se couche ! »

Sylvia pencha la tête et s’achemina toute seule, d’un air assez triste, vers le magasin des Foster, situé sur la place du Marché.