Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/03

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 13-26).

III

L’ACHAT D’UN MANTEAU.

Les Foster tenaient à Monkshaven « le magasin » par excellence. C’étaient deux frères, de la secte des quakers, et qui touchaient aux limites de la vieillesse. Leur père avant eux, et le père de leur père avant ce dernier, s’étaient successivement enrichis dans cette boutique sombre que les anciens se souvenaient d’avoir vue plus étroite et plus sombre encore. Mercerie, épicerie, draperie, confinées dans trois compartiments différents, y étaient vendues tour à tour. Les pratiques habituelles recevaient des deux frères une cordiale poignée de main accompagnée de questions affectueuses sur l’état de leur santé ou de leurs affaires. Le jour de Noël, le magasin restait ouvert comme une protestation solennelle contre les superstitions de « la vieille Babylone, » et les deux frères, qui n’entendaient pas violenter la conscience de leurs subalternes, demeuraient ce jour-là derrière le comptoir pour répondre à tout venant. Seulement, personne ne venait. Le jour de l’an, par compensation, ils tenaient prêts, dans le salon derrière la boutique, un immense gâteau et plusieurs bouteilles de vin pour faire boire et manger tout acheteur qui se présentait chez eux. Ajoutons, comme trait de caractère, que ces gens si scrupuleux ne se faisaient aucune conscience de frauder les droits. On arrivait à l’arrière-cour des Foster par une petite allée déserte qui descendait vers la rivière, et là, sous un porche bien abrité, une manière de frapper toute particulière appelait immédiatement John ou Jeremy, — à défaut d’eux, leur principal commis de magasin, le jeune Philip Hepburn. On entendait pousser les verrous, on voyait derrière le carreau de la boutique se tirer des rideaux verts, et il était facile de conjecturer qu’il s’accomplissait là quelque transaction mystérieuse. À Monkshaven, du reste, tout le monde était plus ou moins contrebandier, et tout le monde achetait de la contrebande, grâce à la connivence légèrement déguisée des agents de la douane, très-peu rigoureux pour leurs bons voisins.

La tradition voulait que John et Jeremy Foster fussent assez riches pour acheter toute la nouvelle ville s’ils le voulaient bien, et cette réputation leur donnait un crédit immense. Le commerce de détail n’était plus pour eux qu’un insignifiant accessoire, une habitude prise et qu’ils maintenaient, achetant la meilleure marchandise possible pour la revendre avec un léger bénéfice, mais toujours au comptant. Leur grande affaire était une espèce de banque primitive, une caisse de dépôts où venait apporter ses fonds quiconque les voulait mettre à l’abri du vol. Personne ne réclamait d’intérêts pour l’argent ainsi placé ; les Foster d’ailleurs n’en eussent accordé aucun. Mais, par contre, si quelques-uns de leurs clients, dont le caractère leur inspirait confiance, se trouvaient en situation de leur demander un prêt, ils l’accordaient volontiers après renseignements, parfois aussi après garanties données, et sans demander un penny d’intérêts ou prime quelconque.

Quand on cherchait le motif qui les déterminait à continuer le commerce de détail, les uns disaient que c’était pour se « distraire ; » d’autres parlaient, en revanche, d’un, plan de mariage qu’ils avaient dans la tête ; — un mariage qui unirait William Coulson, neveu de la défunte femme de Jeremy, à miss Hester Rose dont la mère était une espèce de parente éloignée, et qui était employée dans le magasin en même temps que William Coulson et Philip Hepburn. Cette version soulevait bien des doutes : — Coulson, disait-on, n’était pas du même sang que les Foster, et si ces derniers avaient pour Hester Rose des intentions si bienveillantes, ils n’auraient pas souffert qu’elle et sa mère vécussent de privations, réduites pour mettre leur modique revenu au niveau de leurs dépenses, à prendre chez elles, comme locataires, Coulson et Hepburn, les deux commis déjà nommés. — Ces incrédules ajoutaient que John et Jeremy laisseraient bien certainement toute leur fortune à quelque hôpital ou à quelque institution de charité.

On leur répondait (car il y a réponse à tout, dans le domaine des suppositions) que les vieux gentlemen roulaient probablement quelque dessein profond dans leurs têtes prévoyantes, le jour où ils avaient permis à leur cousine de prendre chez elle Coulson et Hepburn, — l’un qui pouvait passer pour leur neveu, — l’autre qui, tout jeune encore, était évidemment à la tête de leur commerce. Que l’un ou l’autre vînt à s’amouracher d’Hester, et la combinaison secrètement rêvée par les deux quakers se réaliserait conformément à leurs vues.

Pendant que nous entrons dans tous ces indispensables détails, Hester attend patiemment le bon plaisir de Sylvia, qui reste là plantée devant elle, un peu intimidée, un peu étourdie par la vue de tant de belles choses.

Hester était une grande jeune femme sans aucun embonpoint, mais taillée dans d’assez amples proportions, et que la gravité de son aspect semblait vieillir quelque peu. Ses épais cheveux bruns, divisés en bandeaux sur son large front, étaient retenus en bon ordre par son bonnet de mousseline ; le galbe de son visage était légèrement anguleux et son teint manquait de fraîcheur, mais sa peau était d’une finesse remarquable. L’honnête et affectueuse expression de ses yeux gris les rendait charmants ; et quand ses lèvres, d’ordinaire un peu serrées, comme celles des gens qui ne disent pas toujours ce qu’ils pensent, — venaient à dessiner quelque rare sourire, lorsqu’on entrevoyait derrière elles deux rangées de dents éblouissantes et parfaitement égales, lorsque ses yeux si doux se levaient en même temps sur celui à qui elle parlait, sa physionomie devenait tout à coup très-engageante. La couleur sobre et la coupe modeste de ses vêtements n’avaient rien qui ne fût d’accord avec les idées religieuses des Foster ; mais Hester elle-même n’appartenait pas à la secte des Amis.

La direction des regards de Sylvia lui avait fait présumer, à défaut d’explications plus complètes, qu’elle désirait savoir le prix d’un beau ruban de soie rouge placé fort en évidence et qui semblait la tenir en extase. Avertie de son erreur, Hester remit en place le ruban et alla chercher l’étoffe particulière que la jeune fille lui désignait. À peine avait-elle disparu, que Sylvia s’entendit interpeller par la personne qu’elle désirait le moins rencontrer dans le magasin, et dont l’absence, au moment où elle y entrait, lui avait arraché un secret mouvement de joie ; — c’était son cousin, Philip Hepburn.

Ce jeune homme, de haute taille, mais légèrement voûté par suite de ses occupations habituelles, avait une physionomie trop sérieuse pour son âge. Son épaisse chevelure, indocile au peigne et rebelle à tous les efforts qu’il faisait pour la ramener sur son front, produisait un effet singulier mais nullement désagréable ; sa figure un peu trop longue, son nez légèrement aquilin, ses yeux noirs n’auraient pas été trop mal sans la chute disgracieuse de sa lèvre supérieure qui donnait à l’ensemble de son visage un aspect peu flatteur.

« Eh ! bonjour, Sylvia, lui dit-il… Que venez-vous chercher par ici ?… Comment va-t-on chez vous ?… Permettez que je vous aide ! »

Sylvia pinça légèrement ses lèvres rouges, et lui répondit, sans le regarder :

« Je vais très-bien, ma mère aussi ; mon père a eu quelques atteintes de rhumatisme, et… voici quelqu’un qui m’apporte ce que je demande. »

À ces mots, elle se détourna quelque peu de lui, comme n’ayant rien de plus à lui dire. Mais il n’entendait pas laisser tomber ainsi la conversation, et sautant par-dessus le comptoir avec cette agilité spéciale qu’aiment à déployer les commis :

« Je vous aiderai à bien choisir, » continua-t-il plus officieux que jamais. »

Sylvia, pourtant, sans avoir l’air de prendre garde à lui, faisait semblant de compter une monnaie quelconque.

« Voyons, que désirez-vous, Sylvie ? lui demanda-t-il à la fin, contrarié de ce long silence.

— Je désire, mon nom étant Sylvia, qu’on ne m’appelle pas Sylvie, et, puisque vous voulez absolument le savoir, je suis venue chercher de la tiretaine pour un manteau. »

Hester rentrait à l’instant même avec un apprenti qui l’aidait à traîner quelques pesants rouleaux de drap écarlate et gris.

« Pas celui-là, dit Philip, écartant du pied la tiretaine rouge et s’adressant au petit garçon… N’est-ce pas, Sylvie, c’est le gris que vous voulez ?… »

Il donnait ainsi à sa cousine, oubliant ce qu’elle venait de lui dire, le nom qui convenait à leur intimité familière. C’était à coup sûr sans malice, mais elle n’en fut pas moins très-piquée.

« C’est l’étoffe rouge que je veux, miss… Dites, s’il vous plaît, qu’on ne l’emporte pas ! »

Hester les regardait tour à tour au visage, se demandant avec quelque surprise ce qu’ils pouvaient être l’un à l’autre. Cette fillette dont elle venait d’admirer le joli visage, serait-ce donc la « belle petite cousine », dont Philip avait souvent parlé à sa mère comme d’une enfant gâtée, ignorante au delà du possible, une adorable niaise, et ainsi de suite ? D’après ces propos, Hester s’était imaginée Sylvia Robson fort différente de ce qu’elle la voyait aujourd’hui : plus jeune d’abord, mais aussi bien moins intelligente, bien moins attrayante, — nonobstant la bouderie passagère qui altérait en ce moment l’expression naturellement gracieuse de son aimable physionomie. Sylvia, cependant, avait repoussé l’étoffe grise, et s’absorbait dans la contemplation de la tiretaine écarlate.

Philip Hepburn n’avait pas vu sans quelque mécontentement l’effet produit par ses charitables conseils ; il n’en revint pas moins à la charge.

« Voici, disait-il, un article excellent, qui ne crève pas les yeux comme l’autre, et qui s’assortit à n’importe quelle couleur… Vous n’irez pas prendre cette étoffe, sur laquelle la moindre goutte d’eau ferait tache.

— Je ne croyais pas qu’on vendît ici des tissus si mauvais teint, » répondit Sylvia profitant des avantages qu’on lui laissait, et se relâchant, — le moins possible il est vrai, — de sa gravité d’emprunt.

Hester vint à la rescousse.

« Ce qu’on veut dire, reprit-elle, c’est que ce drap ne conservera pas son premier lustre s’il vient à être mouillé ; mais ce n’en est pas moins un article solide et susceptible de faire bon usage. M. Foster, sans cela, ne le recevrait pas dans ses magasins… Maintenant, reprit Hester, l’étoffe grise est un peu plus serrée et durerait, je crois, plus longtemps.

— Peu m’importe, répliqua Sylvia repoussant avec obstination ce gris sans éclat… Celle-ci me plaît davantage ; veuillez en faire couper huit aunes…

— Il en faut neuf, tout au moins, pour un manteau, reprit Philip avec décision.

— Ma mère a dit huit, » objecta Sÿlvia, bien décidée à contrarier Philip autant qu’elle le pourrait.

Mais à ce moment des cris d’enfants, des bruits de pas se firent entendre dans la rue, du côté de la rivière. Oubliant aussitôt sa mante et sa querelle, Sylvia courut à la porte du magasin ; Philip l’y suivit immédiatement. Hester, qui venait d’accomplir sa tâche en mesurant l’étoffe, les contemplait avec une sorte d’intérêt passif. Une de ces jeunes filles que Sylvia et Molly avaient trouvées sur leur chemin au sortir de la foule, remontait la rue à grands pas. Elle était pâle d’émotion, ses vêtements en désordre flottaient au vent, et ses gestes abandonnés, ses allures libres, la désignaient comme appartenant à la classe la plus infime de notre population côtière. Sans qu’elle en eût conscience ses joues ruisselaient de larmes, et dès qu’elle reconnut la physionomie sympathique de Sylvia, elle s’arrêta, toute hors d’haleine, pour lui serrer énergiquement la main.

« Les voilà ! les voilà ! criait-elle ; je cours le dire à maman…

— Sylvia, demanda Philip d’un ton sévère, comment connaissez-vous cette fille ?… Ce n’est pas une personne à qui vous deviez donner la main.

— Que pouvais-je donc faire ? dit Sylvia, que l’accent de Philip plus encore que ses paroles disposait à éclater en sanglots. Quand je vois les gens si joyeux, je ne saurais m’empêcher de partager leur bonheur : ma main est allée vers elle comme la sienne venait vers moi… Pensez donc que le vaisseau arrive enfin ! Si vous aviez vu tous ces regards jetés du côté de la mer, toute cette inquiétude, toute cette attente, vous auriez vous aussi serré la main de cette jeune fille, et sans qu’il y eût un grand dommage, à mon avis… Il n’y a pas demi-heure que, du côté de la jetée, je l’ai vue pour la première fois, et peut-être ne la rencontrerai-je de ma vie. »

Hester, sans quitter le comptoir, s’était cependant rapprochée d’eux ; elle entendait ce dialogue, et le moment lui sembla venu d’y placer son mot.

« Cette enfant, dit-elle, ne saurait être tout à fait mauvaise, puisque sa première pensée était d’aller avertir sa mère. »

Sylvia jeta du côté d’Hester un vif regard de reconnaissance, qui passa malheureusement inaperçu, la jeune marchande s’étant mise à regarder par la fenêtre.

Molly Corney, arrivant presque aussitôt, entra comme une tempête dans le magasin.

« Écoutez, écoutez !… disait-elle. Entendez-vous ces cris, du côté du quai ? La press-gang est tombée sur eux comme l’Ange exterminateur… Écoutez, écoutez plutôt ! »

Personne ne parlait plus, personne ne respirait plus, et on eût dit que tous les cœurs suspendaient leur battement pour mieux entendre. — La voix populaire s’élevait en effet, poussant des cris de rage et de désespoir, parmi lesquels la distance n’empêchait pas de distinguer çà et là quelques malédictions inarticulées. Le tumulte, le piétinement irrégulier, les clameurs se rapprochaient peu à peu.

« On les mène à la Randyvow-house, reprit Molly ; et je voudrais que le roi George fût là, pour lui dire ma façon de penser ! »

Elle grinçait des dents et serrait les poings en parlant ainsi.

« Voilà qui est terrible ! dit Hester ; leurs mères, leurs femmes les attendaient comme des étoiles tombées du ciel.

— Ne pouvons-nous rien pour eux ? s’écria Sylvia. Jetons-nous dans la foule et portons-leur assistance ! Il m’est impossible de voir tout cela et de rester les bras croisés. »

Pleurant à moitié, déjà elle se précipitait vers la porte ; mais Philip la retint d’une main ferme.

« Non, Sylvia, vous n’irez pas ! Point d’étourderies, sil vous plaît. C’est la loi qui s’exécute, et personne n’y peut rien ; à plus forte raison les femmes et les petites filles, »

Cependant les premiers groupes commençaient à passer sous les fenêtres du magasin. Foster. Ils se composaient principalement de gamins du port, êtres pour ainsi dire amphibies, qui, forcés de reculer devant l’élan de la foule, n’en cherchaient pas moins toutes les occasions de jeter une insulte, un blasphème à la face des agents de la presse. Ceux-ci, armés jusqu’aux dents, pâles, de colère, se distinguaient sans peine des cinq ou six matelots à faces bronzées qu’ils venaient d’enlever à l’équipage du baleinier. La razzia eût peut-être été plus complète, mais, depuis la fin de la guerre d’Amérique, c’était le premier ordre de l’Amirauté que la population de Monkshaven eût vu ramener à exécution. Un de ces hommes adressait à ses concitoyens, d’une voix poussée à ses notes les plus aiguës, je ne sais quelle exhortation que bien peu de personnes entendaient, car elle était pour ainsi dire noyée dans les violentes imprécations, les apostrophes irritées des femmes qui se pressaient comme le Chœur antique autour du groupe fatal. Sur leurs visages convulsés et livides on pouvait lire les émotions les plus contradictoires : un mélange bizarre de tendresse et de fureur, l’ardent désir de serrer sur leurs poitrines ces chers êtres qu’une autorité cruelle leur enlevait, la soif non moins ardente d’une prompte délivrance et d’une vengeance complète.

Quelques hommes, çà et là, silencieux et sombres, n’eussent pas mieux demandé que de satisfaire à ce dernier vœu ; mais ils n’étaient pas en très-grand nombre, et l’immense majorité de ceux qu’une révolte aurait trouvés prêts était précisément à bord des baleiniers encore absents.

Au moment où la multitude orageuse se massait sur la place du Marché, au moment où, dans ses rangs serrés, la press-gang se frayait de force un chemin vers l’odieux Rendez-vous, une femme accourut et la rejoi

Habitant au delà des faubourgs, elle n’avait appris que fort tard le retour du baleinier, et, à son arrivée sur le quai, une vingtaine de voix sympathiques s’étaient hâtées de lui annoncer que son mari venait d’être enlevé pour le service du gouvernement.

À l’issue du Marché que la press-gang venait de franchir, issue qui se trouvait encombrée par la foule, cette femme fut contrainte de s’arrêter ; un cri déchirant, — le premier qu’elle eût encore poussé, — sortit alors de sa poitrine.

« Jamie ! Jamie !… Vont-lis donc vous enlever à moi ?… »

Sylvia n’en entendit pas davantage et, avec un éclat de pleurs qu’elle ne put contenir, tomba sans connaissance dans les bras d’Hester et de Molly ; elles se hâtèrent de l’emporter dans l’arrière-magasin qui était en même temps le salon de Jeremy Foster ; — John, le frère aîné, habitait une maison à lui, sise à l’autre bord de la rivière.

Quand Sylvia revint à elle, ce fut pour se retrouver, la tête nue, les cheveux complétement trempés, sur le large sofa du vieux quaker. Elle se redressa et regarda les deux femmes empressées autour d’elle, sans pouvoir d’abord comprendre ce qu’elle voyait.

« Où suis-je ? disait-elle écartant les cheveux humides qui masquaient ses yeux… Ah ! je sais, je sais maintenant ! Merci, merci ! C’est une grande sottise à moi ; mais que voulez-vous ? Tout cela m’a paru si triste… »

Et le souvenir de cette scène poignante l’aurait peut-être replongée dans un nouvel évanouissement, sans la charitable intervention d’Hester :

« Oui, ma pauvre enfant, bien triste, comme vous dites ; mais il n’y faut plus songer, puisque nous n’y pouvons rien et que cette pensée vous fait du mal… Vous êtes, je crois, la cousine de Philip Hepburn, et votre famille habite la ferme de Haytersbank ?

— Précisément,… c’est Sylvia Robson, » répondit Molly sans s’apercevoir qu’Hester voulait tout simplement faire diversion et détourner l’attention de Sylvia du sujet qui l’avait si péniblement émue. Puis elle allait commencer, avec les gémissements obligés, le récit de leur excursion à Monkshaven, lorsqu’une porte s’ouvrant derrière elle vint l’arrêter fort à propos. C’était Philip qui, par un geste muet, demandait à Hester s’il lui était permis d’entrer au salon.

Sylvia, détournant son visage du jour qui l’éclairait, se hâta de fermer les yeux. Son fidèle cousin approcha d’elle sur la pointe des pieds, et jeta un regard inquiet sur ceux de ses traits qu’elle n’avait pu lui dérober entièrement ; puis passant la main sur ses cheveux, si légèrement qu’à peine pouvait-il croire les avoir touchés :

« Pauvre petite ! murmurait-il ; combien je regrette qu’elle soit venue aujourd’hui ! Une si longue course, et par cette chaleur ! »

Mais Sylvia, déjà sur son séant, le repoussait presque. Grâce à l’excitation passagère de ses sens, elle venait d’entendre, avant qu’aucun des assistants s’y fût arrêté, le bruit d’un pas qui traversait la cour. Effectivement, au bout d’une minute, une porte vitrée s’ouvrit, et M. Jeremy parut, manifestant quelque surprise à l’aspect du groupe qu’il trouvait réuni dans son salon, ordinairement vide.

Philip se hâta de lui donner les explications nécessaires, et son patron, traversant la pièce sur la pointe du pied, — comme s’il craignait d’être importun, même chez lui, — fit signe au jeune homme de l’accompagner dans le magasin. Déjà au courant du tumulte survenu dans la ville, il venait enjoindre à son principal commis de veiller à ce que les apprentis, rigoureusement retenus à leur ouvrage, n’allassent pas se mêler à l’émeute. Voyant Philip hésiter :

« Explique-toi, mon garçon, ne garde rien sur le cœur : la mission que je te donne te contrarie-t-elle ?

— J’avais pensé à ramener chez elles ma cousine et cette autre jeune personne, car la ville est un peu en l’air et il commence à faire sombre.

— Soit, dit le bon vieillard ; je me chargerai d’arrêter Nicholas et Henri si par hasard ils voulaient s’abandonner aux instincts du vieil Adam, et puisque William Coulson n’est pas encore revenu d’York, je rangerai moi-même le magasin, je reconduirai moi-même Hester chez elle. »

Nicholas et Henri avaient déjà levé le pied, cela va sans dire, et, le magasin une fois rangé, Jeremy n’eut plus qu’à pratiquer, avec toutes les recherches de sa courtoisie surannée, les rites hospitaliers du temps. Tirant une clef de sa poche, il ouvrit un placard, creusé tout exprès assez haut et où se trouvait sa petite provision de gâteaux, de vins et de liqueurs, pour la mettre tout entière à la disposition des deux jeunes filles.

Sylvia refusa ce qu’on lui offrait. Molly, plus docile aux usages, accepta du vin et des gâteaux, ayant bien soin d’en laisser la moitié, selon les exigences de l’étiquette villageoise, et aussi parce que sa compagne la pressait obstinément de partir. Sylvia se flattait peut-être d’échapper à l’escorte de son cousin ; mais ce petit plan fut déjoué par le retour de Philip, qui rentra dans le salon, une joie grave peinte dans ses yeux, et portant sous son bras cette tiretaine rouge qui avait failli le brouiller avec Sylvia. Celle-ci boudait encore un peu, mécontente d’avoir été inutilement impolie. Cependant, et par manière d’expiation, elle mit dans ses adieux une certaine douceur qui la réconcilia complètement avec son hôte. Hester, en revanche, ne paraissait pas disposée à goûter les éloges enthousiastes que son patron accordait à cette charmante jeune fille. Ses refus malséants, son ingratitude envers Philip, révoltaient le sens droit et l’équité naturelle de la demoiselle de magasin. Peut-être aussi se trouvait-elle blessée dans un autre sentiment qu’elle ne s’avouait pas à elle-même. Toujours est-il qu’elle s’étonnait et pour ainsi dire s’alarmait quelque peu.