Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/08

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 59-65).

VIII

ATTRACTION ET RÉPULSION.

La fin de l’automne ramène pour nos ménagères tout un ordre de travaux réguliers. Avant que les pluies de novembre n’aient endommagé les routes, il faut rapporter à la ferme la tourbe précédemment extraite et séchée, — emmagasiner la fougère brune qui servira de litière aux bestiaux, — faute de navets et de fourrages divers, tuer les vaches qui n’ont pas vêlé, — saler la viande qu’elles donnent, — porter le grain au meunier, — nettoyer la maison du haut en bas, garnir le bûcher, et en fin de compte, à la seconde gelée (pas la première, surtout), mettre à mort les pourceaux, préparer les jambons, fabriquer les saucisses, etc.

Bell Robson, pour l’honneur du Cumberland, son pays natal, mettait un grand amour-propre à ce que ces dernières opérations fussent mieux réussies chez elle que dans aucune des fermes environnantes ; elle voulait aussi bien établir sa supériorité à cet égard, et peut-être était-ce là son motif déterminant, lorsque, sous prétexte de charité pour un pauvre malade, elle chargea son mari et sa fille, un beau soir, de porter à Moss-Brow, — où Kinraid achevait sa convalescence, — quelques œufs frais et quelques-unes de ces merveilleuses saucisses dont elle croyait avoir le monopole.

Il y eut, ce soir-là, maille à partir entre Sylvia et sa mère. Cette dernière ne comprenait pas pourquoi la jeune fille avait choisi, voulant envelopper les provisions qu’elle emportait, le linge le plus fin et le mieux ouvré, ni pourquoi elle prenait, au lieu d’un châle de tartan, son beau manteau rouge encore tout neuf. Qu’aurait-elle dit si elle l’eût vue glisser dans le panier, d’une main furtive, deux ou trois pâquerettes de la Saint-Michel, et l’unique bouton du rosier de Chine qui, se trouvant adossé au mur de la cheminée, avait pu jusqu’alors résister aux premiers froids ? Grâce à l’appui paternel, Sylvia parvint néanmoins à faire adopter toutes ses petites combinaisons, et partit pour Moss-Brow, à la clarté des étoiles, le cœur joyeux, le pied leste, pouvant à peine régler son allure sur celle du vieux Robson.

Ils furent reçus avec force excuses par mistress Corney, dont le mari se trouvait absent, et qui, pour dédommager son hôte, se hâta de lui présenter Charley Kinraid, avec lequel la conversation s’engagea tout aussitôt. Daniel, en effet, se sentait attiré vers cet ennemi déclaré de la press-gang. Il se rappelait le temps où lui-même, enrôlé de force pour les guerres d’Amérique, n’avait pu échapper à ce service odieux que par une mutilation volontaire, dont il se vantait comme de la plus belle action du monde, oubliant qu’elle l’avait réduit à quitter la mer pour la terre, et le métier de pêcheur pour celui de fermier, ce qui constituait à ses yeux une véritable dégradation. En somme, cependant, il était resté « marin de cœur, » ainsi qu’il le dit au specksioneer, en l’invitant expressément à visiter Haytersbank, la première fois qu’il serait de loisir.

Sylvia, que Molly avait attirée dans un coin et qui semblait tout entière aux confidences de sa compagne, n’avait pas perdu un mot de la conversation des deux hommes ; — dans ce moment elle lui prêta une attention toute spéciale.

« Je vous suis fort obligé, répondit Kinraid, et j’irais bien volontiers passer une soirée avec vous, mais dès que je serai en état de marcher, il faudra que j’aille voir mes parents qui habitent Cullercoats, près de Newcastle.

— C’est bon, c’est bon, dit Daniel qui se levait alors pour prendre congé ; si tu viens, tu seras le bien reçu… Mais je n’ai pas de garçon pour te tenir tête… Un brin de fille, et c’est tout… Approche, Sylvia, qu’on te montre à ce jeune cadet ! »

Plus rouge qu’aucune rose ne le fut jamais, Sylvia répondit à cet appel, et Kinraid, en ce moment, reconnut la jolie jeune fille qu’il avait vue pleurer de si bon cœur sur la fosse de Darley. Il s’était levé, avec la galanterie naturelle aux marins, tandis qu’elle s’approchait timidement et se tenait debout auprès de son père, n’osant regarder franchement et bien en face ce visage qu’elle venait d’épier à la dérobée. Kinraid était encore obligé de s’appuyer d’une main au buffet pour se maintenir sur ses jambes, mais elle put constater un mieux sensible dans son état ; il lui sembla rajeuni, rasséréné. Son visage était expressif ; on voyait, malgré sa pâleur, que ses longs voyages avaient bronzé son teint ; ses yeux et ses cheveux étaient noirs, — les premiers, un peu caves, étaient vifs et pénétrants ; les seconds frisaient d’eux-mêmes en boucles serrées ; le sourire amical qu’il adressait à la belle enfant, faisait briller deux rangées de dents parfaitement blanches, et plus il lui souriait, plus elle rougissait en baissant la tête.

« Je profiterai certainement de votre invitation, reprit le jeune marin ; une petite course me fera du bien, j’en suis sûr, si la gelée continue.

— À merveille, mon cadet ! » dit Robson dont la cordiale poignée de main autorisait Kinraid à prendre, lui aussi, la main de Sylvia.

Molly Corney, accompagnant ses hôtes à quelques pas de la maison, retint un instant Sylvia pour lui dire à l’oreille :

« N’est-ce pas qu’il est beau garçon ?… Je suis contente que vous l’ayez vu, car il part la semaine prochaine.

— Mais n’a-t-il pas dit qu’il viendrait nous voir ? demanda Sylvia, presque effrayée.

— Certes, et je ne le lui laisserai pas oublier, soyez tranquille… Je voudrais vous faire faire plus ample Connaissance… Il parle si bien !… Je tâcherai de vous l’envoyer. »

Sans qu’elle se rendît bien compte de ce sentiment, Sylvia ne savait aucun gré à Molly de ses promesses réitérées. Elles semblaient lui Ôter d’avance tout le plaisir que lui avait fait espérer la visite de Kinraid. Aussi rentra-t-elle passablement triste auprès de sa mère.

Bell les attendait sur le seuil de la porte.

« Vous voilà donc rentrés, s’écria-t-elle ; et Philip, ce pauvre Philip, qui vous a si longtemps attendus !… Il venait pour te donner ta leçon d’arithmétique.

— Quelle contrariété ! dit Sylvia, par déférence pour sa mère plutôt que pour exprimer un véritable regret.

— Il a promis de revenir demain, et il faudra faire attention aux jours qu’il indique : il vient de trop loin pour qu’on lui laisse perdre ainsi sa peine.

— Quelle contrariété ! » aurait volontiers répété Sylvia ; mais elle se contenta de penser que si Kinraid venait le lendemain, la présence de Philip serait au moins inopportune. Elle n’aurait pas voulu, d’ailleurs, que le specksioneer fût témoin de toutes les bévues qu’elle commettrait sans doute pendant sa première leçon.

Mais elle s’effrayait en vain. Le lendemain soir Hepburn arriva fidèlement, et Kinraid ne parut pas. Le jeune commis tira de sa poche, avec les livres qu’il apportait, quelques chandelles enveloppées de papier.

« À quoi bon ceci ? » demanda Bell d’un ton presque offensé.

Philip lui raconta, souriant, les scrupules manifestés par Sylvia sur la consommation de suif qu’entraîneraient les leçons du soir. La jeune fille, qui lut dans les yeux de sa mère un très-vif mécontentement, se montra fort docile écolière ce soir-là, mais ce ne fut pas sans garder secrètement rancune à son cousin de cette soumission bien involontaire. Celui-ci, qui s’en aperçut, redoublait d’attention et de soins. Mais son élève, à la longue, donna des signes non équivoques de lassitude et d’ennui : « À quoi bon, disait-elle, écrire sans cesse, tout le long d’une page, le même mot en gros caractères… Abednego, Abednego, Abednego… Comme cela est amusant !… Et encore si on savait à quoi cela peut servir ?… » Sa mère, alors, lui lança un regard sévère et, sous prétexte de chercher quelque chose dans un tiroir, se rapprochant du buffet sur lequel sa fille écrivait :

« Sylvia, lui dit-elle à voix basse, je tiens à te voir instruite ; ma mère et ma grand’mère l’étaient… De ce que notre famille a déchu, ce n’est pas une raison pour que tu restes ignorante. »

Philip, qui leur tournait le dos, entendit fort bien ces paroles, mais fut assez discret pour n’en pas faire semblant. Sa récompense ne se fit pas attendre. Sylvia, l’instant d’après, était devant lui, son alphabet à la main, — toute disposée à épeler. Elle se trahit néanmoins, — à la fin de la leçon que Philip avait abrégée par ménagement pour elle, — en manifestant une joie immodérée. Elle sautait autour de sa mère, l’embrassait coup sur coup, et finit par dire à Philip avec l’accent du défi :

« Sois tranquille, si jamais je t’écris, à toi, tu n’as que faire d’ouvrir ma lettre. Je vais te dire d’avance ce que tu trouverais dedans : Abednego, Abednego, Abednego. »

Philip eut beaucoup plus de succès auprès de Daniel Robson à qui, sur sa demande expresse, il lut tout haut le dernier numéro du journal hebdomadaire publié dans la ville d’York. Ce n’est pas que Daniel Robson n’eût été en état de le déchiffrer lui-même ; mais, en pareil cas, l’attention qu’il concentrait sur les mots était naturellement perdue pour les choses. Aussi comprenait-il beaucoup mieux ce qui lui était lu, que ce qu’il lisait en personne.

Sylvia et sa mère, assidues à leur couture, écoutaient sans trop d’intérêt les tirades à grand orchestre sur les victoires de Nelson et les guerres du Nord. Les moindres nouvelles d’York, le récit d’un vol de pommes commis dans un jardin de Scarborough les auraient bien autrement captivées. Philip, d’ailleurs, il faut en convenir, lisait sur un ton de fausset, avec une emphase pédante qui semblait ôter aux mots leur sens naturel, prenant un certain plaisir à ne passer aucune citation latine et à faire ronfler comme un tonnerre les vocables de plusieurs syllabes, jusqu’à ce qu’enfin, regardant à la dérobée du côté de Sylvia pour juger de l’effet qu’il produisait sur elle, il s’aperçut qu’elle avait rejeté sa tête en arrière, laissé s’entr’ouvrir ses jolies lèvres roses et solidement clos ses paupières : — pour tout dire, elle dormait à poings fermés.

« Ma foi, dit le fermier Robson qui venait justement de constater le fait, j’ai failli en faire autant… La maman va se fâcher, maintenant, si je vous avertis que vous avez droit à un baiser ; mais quand j’étais jeune, je n’aurais manqué pour rien au monde d’embrasser toute jolie fille que je trouvais endormie sur mon chemin. »

Philip, soudain pris de peur, regarda sa tante. L’attitude de celle-ci n’avait rien de très-encourageant, et, feignant de n’avoir pas entendu ce que disait son mari, elle congédiait le jeune homme en lui offrant la poignée de main du départ. Au bruit de leurs chaises qui traînaient sur la dalle, Sylvia, réveillée en sursaut, manifesta une confusion que les rires bruyants de son père augmentaient encore.

« Voilà ce que c’est, fillette, que de s’endormir à côté d’un jeune homme… Philip, ici présent, est devenu ton créancier… Tu lui dois une paire de gants[1]. »

Sylvia prenait déjà feu. Elle se tourna vers sa mère pour savoir ce qu’il fallait penser.

« Tranquillise-toi, petite, lui dit celle-ci, ton père veut s’amuser à tes dépens, et Philip sait trop bien comme on se conduit…

— Tant mieux pour lui, interrompit Sylvia dont les joues brûlaient encore ; s’il s’était donné la moindre licence, de ma vie entière il n’aurait eu un mot de moi !… »

Et on eût dit, à son accent, que la faute avait été commise, que le pardon ne viendrait jamais.

Ainsi finit, assez tristement pour Philip, une soirée dont il avait pu beaucoup mieux augurer.

  1. Allusion à une coutume populaire de ce temps-là, que le texte même explique suffisamment.