Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/09

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 66-70).

IX

LE SPECKSIONEER.

Daniel Robson, quelques jours après, partit de bonne heure pour aller, dans un district assez éloigné, faire emplette d’un cheval. Le soir, Sylvia et sa mère l’attendaient au coin du feu, et comme dans leurs longs tête-à-tête elles échangeaient rarement une parole, le cliquetis de leurs aiguilles à tricoter répondait seul à la plainte lointaine des flots que leur apportaient les échos du défilé de Haytersbank. Vers huit heures, l’oreille subtile de la jeune fille reconnut le pas pesant de son père sur le sentier rocailleux. Elle reconnut de plus, au son de sa voix, qu’il était accompagné de quelqu’un.

Curieuse de savoir qui ce pouvait être, et naturellement aux aguets de tout incident qui venait rompre la monotonie de son existence habituelle, Sylvia courut ouvrir la porte. Mais un seul regard jeté au dehors parut l’avoir subitement intimidée, car elle se tint à l’abri du battant qu’elle venait de tirer, lorsque son père et Kinraid entrèrent ensemble.

Daniel Robson, — en revenant de Monkshaven, où il était allé conduire au maréchal ferrant sa jument achetée le matin, — avait rencontré le harponneur qui cherchait justement à découvrir le chemin de la ferme, et auquel il s’empressa d’offrir une hospitalité légèrement tumultueuse.

Pour Sylvia, l’entrée de ces deux hommes fut un vrai coup de théâtre. Après cette interminable soirée monotone et terne, la maison s’illuminait tout à coup, la solitude se peuplait, l’âtre obscurci jetait de nouveaux rayons et une chaleur nouvelle. Tandis qu’attentive à prévenir tous les besoins de son père, elle posait çà et là ses pas agiles, glissant tour à tour des clartés du foyer dans les ténèbres de quelque pièce voisine, Kinraid la suivait des yeux avec attention. Le bonnet de toile à haute forme dont elle était coiffée selon la mode du temps, et qu’un large ruban bleu fixait solidement à sa tête, couronnait sans la cacher sa chevelure brune aux reflets d’or. Une longue boucle pendait de chaque côté de son cou, — de son menton, veux-je dire, car son cou disparaissait tout entier sous un mouchoir à petits dessins que force épingles maintenaient croisé sur sa poitrine ; elles le fixaient à sa robe de drap brun, que la petite coquette se félicitait maintenant d’avoir gardée pour travailler à côté de sa mère.

Avant qu’elle eût pu se rasseoir, Kinraid et son père, en face de leurs verres déjà pleins, échangeaient leurs observations sur le mérite relatif de diverses compositions alcooliques. Ceci les conduisit à parler de la contrebande qui était, nous l’avons dit, pour les habitants de ce district, une industrie à peu près légitime. De là mille récits sur les moyens d’échapper aux agents de l’excise, les relais nocturnes toujours disposés pour le service de la marchandise prohibée, les stratagèmes féminins employés pour déjouer la surveillance la plus stricte. On avait remarqué en effet que les femmes, lorsqu’elles se mêlaient de ce métier hasardeux, y portaient plus de ressources, — autant vaut dire de ruse, d’impudence, d’énergie, — qu’aucun des contrebandiers les plus renommés. Sylvia et sa mère écoutaient ces détails sans le moindre scrupule. Il n’était pas dans les idées du temps de blâmer la fraude en pareille matière, et les abus fiscaux, ceux-là surtout qui portaient sur des objets de première nécessité, avaient faussé la rectitude morale et le bon sens du peuple dans des proportions inimaginables. En général, du reste, on pourrait, sans recherche paradoxale, mesurer la sincérité populaire au plus ou moins de taxes qui pèsent sur une nation : le parallèle, dans tous les cas, serait curieux.

Robson, qui avait navigué jadis dans les mers du Groënland, et Kinraid, qui passait maintenant pour le meilleur harponneur de la côte, devaient en venir tout naturellement à échanger le récit de leurs aventures. Ils ne s’en firent faute ; et Sylvia, l’oreille au guet, le cœur ému, resta sous le charme de ces légendes où le jeune homme dont elle s’était tant de fois préoccupée jouait naturellement le principal rôle. Sa pensée le suivait sur ces frêles embarcations que les glaces flottantes menaçaient à chaque instant d’engloutir, parmi ces animaux fabuleux avec lesquels il engageait une lutte insensée, au milieu de tous ces périls, enfin, d’où il sortait par des prodiges d’énergie et de sang-froidi Parfois, quand le récit prenait une couleur merveilleuse et quasi-mythologique, son ouvrage lui échappait des mains, et la jeune fille, immobile sur son siège, semblait littéralement fascinée. Daniel Robson, en pareil cas, ne manquait jamais de renchérir sur tout ce que son interlocuteur avait dit de moins vraisemblable, et de temps en temps, comme pour authentiquer ses plus incroyables fantaisies, il en appelait aux souvenirs de sa femme. Jadis, — quand ils étaient jeunes tous deux, et lorsqu’il cherchait à lui plaire, — il l’avait évidemment bercée de ces fabuleux récits, et dans un élan de franchise avinée, Daniel le laissa clairement entendre à Kinraid qui, du reste, se gardait bien de montrer la moindre incrédulité.

« C’est comme cela, lui disait-il en clignant de l’œil, c’est comme cela qu’on gagne le cœur des femmes. »

Le harponneur, à ces mots, regarda immédiatement Sylvia. Nulle préméditation dans ce regard, et cependant il la fit rougir si bien que, pour ne pas la déconcerter davantage, le jeune homme détourna aussitôt la tête ; mais il se remit à la contempler de plus belle aussitôt qu’il la vit plus tranquille. Bell Robson ne laissa pas s’éterniser la situation : « Il était tard, disait-elle, son mari était fatigué ; d’ailleurs, ils avaient assez bu ; on s’en apercevait de reste à leurs histoires qu’elle n’aurait pas dû écouter si complaisamment… » Somme toute, à moins de prendre son hôte par les épaules pour le jeter à la porte, elle n’aurait pu lui témoigner plus clairement son désir de lui voir quitter la ferme. Le secret de cette inhospitalité, si contraire à ses mœurs, était une crainte soudaine qui venait de s’emparer d’elle au sujet du penchant que Sylvia et Kinraid pouvaient éprouver l’un pour l’autre. De fait, — circonstance assez suspecte, — le harponneur qui, au début de sa visite, avait annoncé son départ pour Newcastle comme devant avoir lieu sous un ou deux jours, venait tout à l’heure, acceptant une invitation de Daniel Robson, de lui promettre une seconde soirée, et cela le plus tôt possible.

Le vieux fermier en était à ce degré d’ivresse qui se traduit ordinairement par les dispositions les plus affectueuses, pour ne pas dire les plus tendres ; il accablait Kinraid des assurances les plus amicales, des invitations les plus pressantes, et Dieu sait où l’eût entraîné ce débordement de cordialité, si Bell n’y eût mis un terme en fermant vivement la porte de la cour dont elle poussa les verrous avant que le specksioneer eût quitté l’ombre de leur toit.

Sylvia, toute la nuit, rêva d’aurores boréales, de glaces flottantes, de chaloupes entraînées par des baleines et, quand le jour revint, ramenée aux réalités quotidiennes, elle continua sous une autre forme à s’occuper de Kinraid. Quittait-il le pays, bien réellement et à jamais ? Fallait-il comprendre ainsi les projets de départ qu’il avait annoncés ? Était-il ou n’était-il pas le fiancé de Molly Corney ? Lorsqu’une série de raisonnements lui avait fait adopter peu à peu telle ou telle conclusion, elle changeait tout à coup d’avis et envisageait les choses sous un autre aspect. Elle finit par se dire que ses incertitudes devaient nécessairement rester les mêmes, tant qu’elle n’aurait pas vu Molly ; et à partir de ce moment, par un grand effort sur elle-même, elle résolut de ne plus penser à Kinraid, mais seulement aux merveilles qu’il lui avait racontées. Leur souvenir serait sa consolation pendant ces soirées qu’elle passait à filer en silence auprès du foyer, et plus tard, l’été venu, quand elle emporterait son tricot dans ce creux de rocher dont elle avait fait son asile favori depuis que ses parents étaient établis à Haytersbank. Elle allait souvent y respirer la fraîcheur des brises marines, et trouvait une sorte de volupté oisive à contempler de là les vaisseaux lointains, à suivre du regard leur marche rapide sur les flots paisibles, sans s’inquiéter d’ailleurs ni de leurs destins passés, ni des longs voyages qu’ils avaient encore à faire.