Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/10

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 70-78).

X

UNE ÉDUCATION.

Philip Hepburn, quand il revint, trouva Sylvia moins disposée que jamais à transcrire le beau nom « d’Abednégo. » En revanche, quand elle voulut lui raconter les exploits de Kinraid, il ne lui prêta qu’une attention assez dédaigneuse, et la jeune écolière, mécontente de son maître, en serait venue à quelque révolte ouverte s’il n’avait prononcé fort à propos le mot de « géographie. »

— Pour cela, dit-elle, à la bonne heure… Il y a quantité d’endroits dont je voudrais entendre parler… Le Groënland, par exemple, est-ce une des Quatre parties du Monde ?

— Non, répondit-il, se laissant aller à sourire.

— C’est pourtant le seul pays pour lequel je voulusse apprendre la géographie… Excepté York, cependant ; York m’intéresse à cause des courses… Et Londres aussi, parce que le roi Georges y réside. »

Profitant de ces dispositions à moitié favorables, et armé d’un morceau de bois charbonné, Philip se mit à crayonner, sur le bois blanc d’une armoire, l’esquisse grossière d’une mappemonde, et Sylvia suivait son travail d’un regard curieux, se détournant de temps à autre vers lui pour lui adresser quelque naïve question. Heureux de se sentir si près d’elle et de la voir s’intéresser à ce qu’il lui disait, Philip s’animait en ses démonstrations, lorsque au milieu de ses efforts pour lui expliquer d’où provenait la longueur des jours polaires, il sentit que l’attention de la jeune fille lui échappait complétement. Ce fut là une rapide intuition, dont il n’eut pas longtemps à chercher la cause. La porte s’ouvrit, et Kinraid entra. Hepburn alors ne douta pas qu’elle ne l’eût entendu venir et qu’elle n’eût reconnu son allure.

À sa grande surprise, — et tandis qu’il s’apprêtait à manifester une froideur étudiée, — il vit Sylvia faire un accueil glacial au nouveau venu. Bien qu’il lui eût tendu la main en entrant, elle n’y mit pas la sienne, ainsi qu’elle l’avait fait pour Philip une heure auparavant. À peine articula-t-elle quelques paroles d’accueil, et tout aussitôt elle se remit à contempler la mappemonde esquissée à grands traits, comme pour repasser dans sa mémoire la leçon qu’elle venait de recevoir.

Le maître de la maison, lui, se montrait beaucoup plus cordial, et Philip eut à s’étonner des façons familières que l’hôte étranger prenait déjà dans la maison. On apporta des pipes, mais Philip ne fumait pas. Il se tint à l’écart, près de Sylvia et de mistress Robson qui, toutes deux, affectaient de rester étrangères à l’entretien de Robson et du specksioneer. La jeune, fille, néanmoins, interrompait de temps en temps sa couture, et Philip pouvait s’assurer ainsi qu’elle avait l’oreille à la conversation.

« Je suppose, lui dit-il penché vers elle, que la leçon de géographie doit être ajournée jusqu’après le départ de ce camarade ? »

Les deux derniers mots de cette phrase malencontreuse firent monter le rouge au visage de Sylvia, mais elle se contenta de répondre, affectant le désintéressement le plus complet :

« Voilà bien assez de géographie pour un soir… Je ne vous en suis pas moins très-reconnaissante, vous savez ? »

Philip abrita sa rancune dans un silence contraint. Il prenait un secret plaisir au bruit toujours croissant que faisait sa tante en préparant le souper, comme si elle eût voulu empêcher que les paroles du marin n’arrivassent aux oreilles de Sylvia. Celle-ci devina bientôt le malicieux sentiment de son cousin, et autant pour lui ravir cette petite victoire que pour l’empêcher de renouer avec elle un entretien particulier, elle se mit à fredonner tout en travaillant ; puis, saisie tout à coup du désir de venir en aide à sa mère, elle se déroba fort adroitement de son siège, passa devant Hepburn, et vint s’agenouiller devant le feu, presque aux pieds de son père et, de Kinraid, pour faire griller quelques tranches de pain. À partir de ce moment, le tapage dont Hepburn se félicitait naguère tourna directement contre lui. Le malheureux n’entendait pas un seul mot des propos badins échangés entre Sylvia et le specksioneer qui faisait mine de lui enlever la fourchette à rôties.

Bientôt, sous prétexte d’aider sa tante, Philip la suivit dans la laiterie. Il voulait savoir d’où venait ce marin, et si la maîtresse de la maison partageait l’engouement du vieux Daniel. Bell Robson le rassura de son mieux et s’efforça de calmer l’irritation naissante que lui causait la faveur de leur nouvel ami. Mais elle n’y réussit qu’à moitié ; Philip passa le reste de la soirée dans un malaise évident. Malgré tout, il ne pouvait se résoudre à partir ; il voulait revendiquer, en restant plus tard que Kinraid, les droits d’une intimité plus ancienne. Il eut enfin la joie de le voir prendre congé, mais non sans s’être penché à l’oreille de la jeune fille et lui avoir adressé quelques paroles dont Philip ne put deviner le sens ; de son côté, saisie tout à coup d’un beau zèle, Sylvia ne quitta pas des yeux l’ouvrage qu’elle avait repris et ne répondit que par un geste de tête.

À peine fut-il parti, — non sans être revenu à deux ou trois reprises, sous de futiles prétextes, comme pour jeter encore du côté de Sylvia quelques regards furtifs, — elle plia son ouvrage, se déclarant trop fatiguée pour veiller une minute de plus. La patience de Hepburn était à bout. Voyant qu’elle cherchait à l’éviter, il prit la première raison venue pour la forcer de lui adresser la parole ; mais il choisit mal et ne s’aperçut point qu’il allait jeter mille obstacles dans tous leurs rapports ultérieurs.

« Je crois m’apercevoir, Sylvia, lui dit-il, que vous n’avez pas beaucoup de goût pour la géographie.

— Pas ce soir, répondit-elle affectant d’étouffer un bâillement, et néanmoins intimidée par le mécontentement qui se peignait sur les traits du jeune homme.

— Ni ce soir, ni aucun autre, reprit-il avec une colère croissante ; et sous toutes ses formes, d’ailleurs, l’instruction vous ennuie… Veuillez donc me rendre les livres que j’avais apportés pour nos leçons… Ils sont là, sur cette planchette, à côté de la Bible. »

Sylvia les alla prendre d’un air indifférent et ennuyé, mais elle vit sur la physionomie offensée de son cousin, une expression de regret et de tristesse qui alla jusqu’à son cœur.

« Voyons, lui dit-elle, ne vous fâchez pas ! Plutôt que de vous chagriner, j’aime mieux travailler, essayer encore… Seulement j’ai si peu de moyens… Je dois vous donner tant de peine ! »

Hepburn avait grande envie de la prendre au mot ; son orgueil toutefois et son entêtement l’empêchèrent de lui répondre. Sans prononcer une parole, sans jeter un regard sur ce doux visage suppliant, il se mit à plier méthodiquement ses livres dans un morceau de papier. Bien qu’il fît semblant de ne pas s’en apercevoir, il savait à merveille qu’elle était debout à côté de lui. Dès qu’il eut fini, cependant, il s’éloigna sans autres adieux qu’un bonsoir banal adressé aux gens de la maison.

Les yeux de Sylvia s’étaient remplis de larmes, bien qu’au fond du cœur elle se sentît soulagée. Elle venait en effet de voir dédaigner, repousser une proposition loyalement faite.

Quelques jours après, au retour du marché de Monkshaven, son père lui apprit, entr’autres nouvelles, qu’il avait rencontré Kinraid partant pour retourner à Cullercoats. Le galant marin l’avait chargé de ses excuses pour mistress Robson et leur fille, auxquelles, si le temps l’eût permis, il serait venu faire ses adieux ; mais Robson se garda bien de conserver en sa mémoire et de transmettre exactement un message de pure politesse, adressé à des femmes sans conséquence. Sylvia eut donc à se tourmenter, pendant un ou deux jours, de la négligence témoignée par son héros à des personnes qui l’avaient traité en ami, bien qu’il fût pour elles une simple connaissance. Bientôt, cependant, un si légitime ressentiment l’aidant à combattre de vagues regrets, elle reprit sans trop songer à lui le cours de ses occupations habituelles. Ou plutôt elle y songeait encore, mais comme à une rencontre passagère, à un personnage entrevu pendant quelques jours et qui sans dire un mot s’était perdu dans la foule, — perdu à jamais, selon toute probabilité. À moins qu’il n’épousât Molly Corney… Elle serait alors nécessairement une des filles d’honneur, et aurait ainsi la chance de le retrouver, le jour des noces. Au fond de toutes ces réflexions, il y avait pour Sylvia une sorte de chagrin humilié qui la fit se repentir de l’indifférence qu’elle avait témoignée à son cousin Philip, indifférence désapprouvée par sa mère et dès lors empreinte d’une indocilité coupable. Sylvia fut ainsi conduite à redemander les leçons qui l’avaient tant contrariée au début, et peu à peu, en se faisant prier, Philip, qui au fond ne désirait rien tant que cela, redevint le professeur de sa cousine.

Elle était à cet âge où il se fait chez les jeunes filles des changements rapides et généralement favorables. Pendant l’hiver qui suivit les incidents dont nous avons parlé, sa taille se développa, ses yeux prirent une couleur plus foncée, l’expression de sa physionomie devint tout autre, et cet épanouissement de sa beauté lui donnait, vis-à-vis des personnes qui la voyaient pour la première fois, je ne sais quel charme de timidité coquette.

Par rapport à Philip elle se montrait en général assez docile ; mais elle avait ses jours de caprice, où elle témoignait le plus grand dédain pour l’instruction supérieure de son pédagogue. Il n’en était pas moins exact aux leçons, et ni le vent d’est, ni les tourbillons de neige, ni les boues du dégel ne l’empêchèrent un seul jour d’arriver à l’heure dite. Il aimait tant, en effet, à se trouver près d’elle, assis un peu en arrière et le bras sur le dos de la chaise qu’elle occupait, tandis que, se penchant sur la grande carte déployée, elle y cherchait des yeux tous les pays auxquels sa pensée accordait quelque intérêt et, — sinon le Northumberland où Kinraid résidait alors, du moins ces sombres mers du Nord dont il lui avait fait tant de récits merveilleux.

Aux approches du printemps, elle aperçut un jour Molly Corney qui venait du côté de la ferme. Les deux amies ne s’étaient pas vues depuis plusieurs semaines, Molly étant allée voir ses parents du Nord. Arrivée à quelques pas de la porte sur laquelle Sylvia se tenait, le sourire sur les lèvres, Molly ne put retenir un cri d’admiration.

« Eh ! grand Dieu, Sylvia, est-ce bien toi ?… Comme te voilà jolie !

— Tâchez donc de faire trêve à ces billevesées ! dit Bell Robson qui, laissant là ses fers à repasser, venait au-devant de sa jeune voisine ; mais son sourire d’orgueil maternel démentait quelque peu la sévérité de cette rebuffade, et Molly ne s’en effraya guère.

— Bah ! bah ! reprit-elle, pourquoi ne pas le lui dire ?… À défaut de moi, les hommes s’en chargeront.

— Veux-tu bien te taire !… dit à son tour Sylvia tout effarouchée, et presque offensée de cette effronterie enthousiaste.

— Ils s’en chargeront, te dis-je, continua Molly, et vous, mistress Robson, vous ne la garderez pas longtemps… Il est toujours bon, n’est-ce pas, de voir partir ses filles ?… Du moins ma mère le dit-elle ainsi.

— Ta mère en a plusieurs, et je n’ai que celle-là, » repartit mistress Robson avec une sévérité mélancolique.

Les bavardages de Molly, effectivement, ne lui plaisaient guère. Mais, cette fois, elle ne les eût pas facilement arrêtés.

« Pas moins, recommença-t-elle, que le mariage de l’une de nous sera un grand débarras pour ma mère.

— Et de qui s’agit-il ? demanda Sylvia, non sans quelque empressement ; car elle entrevoyait sous ces paroles couvertes une allusion à quelque noce.

— De qui s’agirait-il, sinon de moi ? répondit Molly rougissant un peu et riant beaucoup… Je n’ai pas roulé pour rien, cette année… J’ai rencontré sur mon chemin un seigneur et maître… quelqu’un du moins qui prétend le devenir.

— Charley Kinraid ? dit Sylvia qui se prit à sourire en songeant qu’il lui était loisible de révéler le secret de Molly Corney, ce secret qu’elle avait gardé jusqu’alors comme un dépôt sacré.

— Ne parlons pas de Charley Kinraid !… répliqua Molly avec un geste de tête passablement dédaigneux. Beaux maris en vérité, les gens qui passent en mer la moitié de l’année… Mon seigneur, à moi, est un fin boutiquier de Newcastle, et je te souhaite autant de chance que j’en ai, ma bonne Sylvia… »

Puis se tournant vers Bell Robson, plus capable que ne l’était sa fille d’apprécier les avantages solides d’une pareille union :

« Mister Brunton, reprit-elle, approche de la quarantaine, mais il se fait au moins deux cents livres, bon an mal an… Il est encore très-bien pour son âge, et par-dessus le marché on lui reconnaît un excellent caractère… Il a déjà été marié, ceci est certain… Mais ses enfants sont tous morts, à l’exception d’un seul que je me promets de soigner à merveille. »

Mistress Robson lui fit gravement les compliments requis par la circonstance ; mais Sylvia, désappointée, se taisait. Il y avait trop à rabattre du roman qu’elle avait bâti et dont le specksioneer était le héros. Molly riait d’un rire gauche, comprenant mieux la pensée de son amie que celle-ci ne pouvait se le figurer.

« Allons, allons, Sylvia n’est pas contente… Pour toi, néanmoins, cela vaut mieux, ma fillette… Si j’avais épousé Charley, il ne serait plus disponible, et je lui ai entendu annoncer, plus d’une fois, que tu deviendrais la plus jolie fille du pays… »

Molly, dans l’ivresse de son bonheur s’émancipait bien autrement qu’elle ne l’avait jamais fait, au moins par-devant mistress Robson à qui déplut souverainement ce laisser aller de langage :

« Sylvia, lui dit-elle très-sérieusement et en termes assez brefs, Sylvia ne songe pas au mariage… Elle ne se déplaît pas encore auprès de ses parents… Tous ces bavardages me conviennent peu… Restons-en là, je vous prie. »

Puis, lorsque Molly, — légèrement décontenancée, malgré toute son assurance, — eut pris congé de ses deux voisines, mistress Robson ne manqua pas cette occasion de railler amèrement sa mauvaise tenue, son bavardage inepte et sa vanité sotte, recommandant à sa fille de ne pas trop « se mêler » avec une pareille commère.

« Molly cependant n’a pas mauvais cœur, répondit Sylvia toute pensive… J’avais cru, seulement, qu’elle était engagée à Charley Kinraid.

— Ces filles-là s’engagent au premier homme venu, pourvu qu’il les épouse et les mette dans l’aisance, » répliqua Bell avec un profond mépris.