Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/12

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 86-104).
1re  partie

XII

LA FÊTE DU NOUVEL AN.

Tandis que Philip employait toutes les forces de son caractère calme à se contenir, — à prendre patience jusqu’au moment où, ses patrons et lui ayant tout réglé, il pourrait faire connaître ses projets soit à Sylvia, soit aux parents de sa bien-aimée, — il ne négligeait rien pour se recommander auprès de celle-ci. Bell Robson étant tombée malade, il profita de ses priviléges de neveu pour lui donner des soins empressés qui valurent un accueil presque patient à quelques tendres propos dont il continuait à fatiguer, de temps en temps, les oreilles de la jeune fille. Quand sa tante fut à peu près rétablie, une occasion se présenta dont il ne put s’empêcher d’attendre merveille, et sur laquelle il éleva tout un édifice de secrètes espérances. Nanny Corney, une des sœurs de Molly, venait d’être à son tour demandée en mariage, et ses parents avaient décidé qu’on ferait d’une pierre deux coups, en fêtant les fiançailles le soir même du nouvel an. Sylvia fut invitée, comme de raison, et sa mère, encore convalescente, ne pouvant l’accompagner à cette joyeuse solennité, chargea Philip de l’y conduire, tandis que son mari resterait auprès d’elle. Le sérieux jeune homme, — déjà presque engagé vis-à-vis d’Hester Rose et de sa mère, qu’il devait escorter à la veillée annuelle des Méthodistes, — n’en accepta pas moins la proposition de sa tante, et ceux qui le connaissaient le mieux eussent été fort divertis de le voir, à partir de ce moment, s’occuper de sa toilette avec un zèle tout à fait inusité. Il répétait d’avance, dans son imagination, le rôle de rustique galanterie qu’il allait être appelé à jouer, et dans lequel il débuta par le choix d’un beau ruban, sur lequel étaient brodées les fleurs de l’églantier, — fleurs garnies de ronces, emblème de la douceur piquante qui lui semblait caractériser sa bien-aimée. Il s’était bien promis d’offrir lui-même le ruban à Sylvia, mais il fut encore déçu dans cette espérance, car il la trouva sortie le jour où il l’apportait, et, dans ces derniers temps de l’année, trop d’affaires le rappelaient au magasin pour qu’il lui fût permis d’attendre son retour. Ce premier cadeau, préparé avec tant de soins, n’arriva donc pas directement à son adresse et passa par les mains de Bell Robson, ce qui n’était pas entré dans les prévisions de son neveu.

Sylvia partit de bonne heure pour Moss-Brow. Outre qu’elle avait promis de revenir également de bonne heure, elle voulait, en ménagère bien apprise, aider aux préparatifs du souper, déjà dressé dans le grand salon carrelé qui servait en même temps comme chambre à coucher d’apparat. On y voyait effectivement un immense lit à baldaquin dont les rideaux et le couvre-pied, suivant la mode du temps, — de ce temps où les indiennes et les palempours, tissus d’un grand prix, alternaient en petites tranches hexagones avec des plaques de calicot rouge et noir, — étaient faits de cette étoffe composite. Ce fut sur ce lit que Sylvia, guidée par son ancienne amie Molly Brunton, alla déposer tout d’abord son manteau et son chapeau. Et à je ne sais quel propos de l’indiscrète Molly, elle répondit (penchée sur le couvre-pied de façon à ce qu’on ne vît pas si elle rougissait ou non) par une observation sur l’heureux choix des étoffes qui composaient cette espèce d’arlequinade :

« Mon Dieu, disait-elle, je n’avais jamais remarqué ce beau dessin… On croirait voir les yeux d’une queue de paon.

— Tu as vu tout cela vingt fois pour une, ma chère petite… Mais n’as-tu pas été surprise de trouver ici Charley Kinraid ?… Nous l’avons rencontré à Shields, tout à fait sans nous y attendre, et quand il a su que nous venions ici fêter le nouvel an, force nous a bien été de l’amener… »

Sylvia ne répondit rien, et Molly prenant vis-à-vis d’elle l’attitude d’une dame de la ville, se mit à lui enseigner ainsi qu’à Bessy Corney, une de ses cadettes, les recherches culinaires dont on usait à Newcastle.

« Mettez ce brin de houx dans la gueule de ce cochon de lait… C’est ainsi que nous faisons là-bas ; mais à Monkshaven on n’est pas si avancé… Mariez-vous à la ville, Sylvia, et dans une grande ville, croyez-m’en !… Je me sens ici comme enterrée, au sortir de cette grande rue où je vois passer tant de voitures… J’ai bien envie, savez-vous ? de vous emmener toutes deux, mes fillettes, pour vous montrer comment va le monde… »

Le haut patronage de Molly ne plaisant que médiocrement à Sylvia :

« Je ne tiens pas, répliqua-t-elle, à tout le tapage dont vous parlez. Il empêche de s’entendre quand on veut causer ; ma mère, d’ailleurs, ne saurait se passer de moi.

— Comment fera-t-elle quand tu te marieras ? reprit Molly, raillant toujours.

— Je ne me marie pas encore, répliqua Sylvia, et je tâcherais, si cela se faisait, de ne pas m’éloigner de ma mère… »

Bessy, voyant l’air contrarié de Sylvia, essaya de rompre les chiens : « Tu as là un joli ruban, lui dit-elle ; j’en voudrais un du même dessin… En restait-il, là où tu l’as acheté ?

— Je l’ignore, répondit Sylvia. Il vient de chez les Foster, et vous pouvez vous en informer.

— Combien coûte-t-il ? dit Bessy, qui en avait pris un bout pour l’examiner de plus près.

— Je ne sais, répliqua Sylvia ; on me l’a donné.

— Oui-da, ma petite, et qui donc ? demanda Molly dont aucune délicatesse ne gênait la curiosité toujours en éveil.

— Mon cousin Philip, le commis de chez Foster, répondit innocemment Sylvia, sans se douter de la prise qu’elle offrait aux impitoyables taquineries de son ancienne compagne.

— Ah, vraiment ? reprit cette dernière, nous avons donc un cousin Philip ?… Et celui-là, n’est-il pas vrai, n’habite pas très loin de chez notre mère ?… C’est bon, c’est bon… Nul besoin d’être sorcier pour savoir de quoi il retourne… Nous le verrons ici ce soir, n’est-ce pas, Bessy ?

— Vous me feriez plaisir, Molly, de ne pas tenir des propos pareils, dit Sylvia décontenancée… Philip et moi, nous avons de l’amitié l’un pour l’autre, mais ce n’est nullement comme vous semblez le croire, et d’ailleurs…

— Comme je semble le croire ? interrompit Molly sur ce même ton qui déplaisait tant à Sylvia, et répétant comme pour s’en moquer les paroles dont cette dernière s’était servie. Où prenez-vous que je crois quelque chose ? Il me semble que je n’ai pas parlé de mariage… Vous n’avez donc pas besoin de tant rougir, à propos de votre cousin Philip… Après cela, qui se sent morveux… vous savez le reste. Et je suis charmée que ce jeune homme vienne ce soir… Quand on a fini pour soi-même, il est fort amusant de regarder les autres ; et votre figure, Sylvia, m’a révélé un secret dont j’avais entrevu quelque chose, même avant mes noces. »

Secrètement déterminée à ne pas dire à Philip un mot de plus qu’il ne le faudrait absolument, — et s’étonnant d’avoir jamais pu accorder une affection quelconque à Molly, Sylvia se réfugia derrière le grand fauteuil où trônait le fermier Corney, dans son costume de tous les jours et fumant paisiblement sa pipe. L’hospitalité silencieuse du brave homme consistait à se tenir parfaitement tranquille, et à faire un signe de tête amical chaque fois qu’un nouveau venu se présentait devant lui. Puis, replaçant sa pipe un instant détachée de ses lèvres : « Ces cadets-là, pensait-il, préfèrent les fillettes au tabac ; — le temps viendra les rendre plus sages ; — donnez-leur le loisir de se raviser, »

Nonobstant la rigueur de ses principes, ce philosophe énorme, — il pesait près de deux cents, — témoignait quelque faveur à Sylvia, et sans savoir au juste pourquoi elle venait ainsi chercher refuge auprès de lui dès le début de la soirée, il lui fit l’honneur de l’interpeller directement à deux reprises différentes. Leur dialogue, au reste, ne fut pas long :

« Papa fume, n’est-il pas vrai ? dit le vieillard.

— Oui, répondit Sylvia.

— C’est bien, fillette : passez-moi la boîte à tabac. »

Pas une parole de plus ne fut échangée pendant un gros quart d’heure.

Mais Sylvia, si bien abritée qu’elle fût, se sentait sous le regard d’une paire d’yeux qui la contemplaient avec une admiration enthousiaste. Dans quelque direction qu’elle portât les siens, elle voyait avant toute chose ces deux prunelles ardentes. Une autre paire d’yeux, ceux-ci n’étaient ni si beaux ni si brillants, — profondément cachés sous leurs orbites, sérieux, tristes, même un peu sombres, guettaient ses moindres mouvements ; mais de ceci elle n’avait pas conscience. Philip, dont elle avait refusé la main qu’il était venu lui présenter aussitôt entré, lui gardait encore quelque rancune de cette rebuffade dont le motif lui échappait et, debout auprès d’une jeune personne à qui mistress Corney l’avait spécialement recommandé, cherchait en vain quelques lieux communs pour ne pas laisser tomber la conversation qu’il avait avec elle. Il regrettait déjà, dans le désarroi de son esprit, de ne pas être allé se mêler à ces jeunes fermiers avec lesquels il n’avait rien de commun, et qui groupés autour de la porte, paralysés par leur timidité rustique, gardant un silence de mort, attendaient pour se mettre à l’aise l’arrivée de quelques liqueurs plus encourageantes que le thé.

Au coup de huit heures, cependant, le fermier Corney quitta son siége pour s’aller mettre au lit, comme si de rien n’était. Il avait été convenu, avec sa femme, qu’elle lui monterait deux livres pesant de bon bœuf à l’étuvée, plus un grand verre de son grog le plus roide. Au moment où il se leva, Sylvia, que son départ démasquait en quelque sorte, — et dont les longues paupières ornées de cils noirs s’étaient un instant soulevées — reçut encore une fois cet ardent regard qu’elle avait déjà évité si fréquemment ; il la fit se rejeter dans l’ombre comme s’il l’eût prise à l’improviste, et dans ce brusque mouvement elle renversa sur sa robe le contenu de la tasse de thé qu’elle tenait à la main. Volontiers eût-elle pleuré de se sentir si gauche, et de voir, à ce qu’il lui semblait, toutes choses tourner à son désavantage. On allait la prendre pour une petite sauvagesse ; on allait croire, qu’elle n’entendait rien au savoir-vivre ; et tandis que, rouge et confuse, elle ne savait que devenir, elle entrevit, à travers les larmes qui obstruaient ses yeux, Kinraid agenouillé devant elle, et qui à l’aide d’un superbe foulard étanchait le liquide brûlant dont sa robe était couverte. Elle entendit en même temps sa voix s’élever au sein du sympathique bourdonnement qui de tous côtés arrivait à son oreille :

« Vous avez là, disait-il, une poignée d’armoire bien mal placée… cette après-midi, tout précisément, je m’y suis heurté le coude. »

Cette excuse indirecte, si adroitement jetée, éloignait les reproches que Sylvia croyait avoir encourus par sa gaucherie, et l’heureux accident qui devait les lui valoir avait amené Kinraid à côté d’elle, — ce qui valait mieux, en somme, que d’être en face de lui et de recevoir en plein visage ses œillades passionnées. D’ailleurs, bien qu’un peu embarrassée au début de leur tête-à-tête, elle trouvait fort agréable qu’il lui adressât la parole.

« Savez-vous bien, lui disait-il d’un ton plus significatif que ses paroles elles-mêmes, savez-vous bien que tout d’abord je ne vous ai pas reconnue ?

— Pour moi, je n’ai pas hésité un instant, répondit-elle d’une voix douce ; rougissant ensuite, elle se mit à jouer avec les cordons de son tablier et à se demander si l’aveu de cette reconnaissance si prompte, de ce souvenir si net, n’avait pas quelque chose d’inconvenant.

— Vous êtes devenue… Au fait, ai-je bien le droit de vous dire ce que vous êtes devenue ?… En tout cas, je ne vous oublierai plus. »

Les cordons du tablier jouèrent de plus belle et la tête de la jeune fille s’inclina plus bas encore, bien que le coin de ses lèvres, légèrement relevé, dessinât un timide sourire de satisfaction. Tous ces symptômes paraissaient du goût de Philip, qui la regardait plus avidement que jamais.

« Votre père va bien, je pense ? demanda Charley.

— Oui, » répondit Sylvia, cherchant ensuite ce qu’elle pourrait ajouter, car de si brèves réponses devaient, pensait-elle, donner une pauvre idée de son esprit. Mais du moment qu’elle semblait si joyeuse de le revoir et de le sentir auprès d’elle, le jeune homme, charmé de sa beauté, de sa modestie, la tenait quitte de plus amples discours.

« J’irai voir ce brave et digne homme… J’irai aussi voir votre mère, » ajouta-t-il avec plus de lenteur, car il se rappelait que ses visites de l’an passé n’avaient pas été accueillies par Bell Robson, — il s’en fallait beaucoup, — aussi bien que par son mari. Peut-être cela tenait-il aux excès de boisson que Daniel se permettait dans le cours de leurs entretiens maritimes. Aussi se promit-il, cette année, de prendre plus de soins pour intéresser à lui la mère de Sylvia.

Le thé fini, celle-ci profita de ce que les filles de la maison se hâtaient de débarrasser la table, pour rompre une conversation qui la charmait sans doute, mais qui lui causait en même temps une espèce de gêne. Lorsqu’elle revint de la laiterie où elle était allée rapporter la crème encore intacte, les « garçons » rougeauds, c’est-à-dire les célibataires de dix-huit à trente-cinq ans, — et les « fillettes » d’un âge quelconque s’amusaient d’un jeu rustique auquel les femmes semblaient s’intéresser plus que les hommes, ceux-ci généralement intimidés et craignant les railleries l’un de l’autre. Mistress Corney, qui savait comment on les encourage, fit signe d’apporter un grand pot à bière l’orgueil secret de son cœur. Ce chef-d’œuvre de faïence représentait un gros homme en culottes courtes de drap blanc et coiffé d’un chapeau à trois cornes ; d’une main il soutenait la pipe placée entre ses lèvres au large sourire ; l’autre, appuyée sur sa hanche, formait la poignée du vase. L’arrivée de « Joby » — c’était le nom du gentleman en terre cuite, — fut saluée d’une acclamation générale. Une grande cuvette de porcelaine remplie de grog fit en même temps son apparition, et le joyeux mari de Molly, suppléant à l’absence de son beau-père, eut soin que l’un et l’autre vase fussent vidés en peu d’instants. Une gaieté familière régna dès lors dans l’assemblée.

Kinraid était trop bien trempé pour avoir rien à craindre des rasades les plus nombreuses. Philip, au contraire, avait la tête un peu faible, et s’abstenait soigneusement de trop boire. Ces deux personnages demeurèrent donc à peu près dans les mêmes conditions qu’au début de la soirée. Sylvia était reconnue de tous points « la belle de la réunion » et traitée en conséquence. Pendant le Colin-Maillard, c’était elle, invariablement, qu’on tâchait de saisir. Dans tous les jeux où il y avait une mission à remplir, c’était elle qui en était chargée, chacun aimant à voir sa jolie taille et ses prestes allures. Peu à peu, le plaisir que tout ceci lui causait surmonta sa timidité naturelle et la mit à l’aise avec tous, si ce n’est avec Charley. Aux compliments que d’autres lui adressaient, elle ne répondait que par des mouvements de tête un peu dédaigneux, ou par quelque phrase piquante qu’elle leur lançait à la volée ; mais quand il venait tout bas lui faire entendre un propos flatteur, elle le laissait patiemment achever, savourant le miel de ses douces paroles. Et plus elle cédait à cette fascination, plus elle tâchait de se dérober aux regards de Philip. Il n’avait, lui, ni compliments ni flatteries ; — il la surveillait d’un œil mécontent où se peignaient l’impatience et l’ennui. Ce n’était pas là, et à beaucoup près, la belle soirée qu’il s’était promise.

Pour la cérémonie des gages touchés, Molly Brunton s’était agenouillée, le visage enfoui dans le giron de sa mère. Celle-ci prenait les gages un par un et, les tenant en l’air, prononçait la formule accoutumée. Après quoi on fixait les conditions de rachat : il fallait, ou s’agenouiller devant la plus belle, ou saluer la plus fine langue, ou embrasser ce qu’on aimait le mieux, etc. Quand vint le joli ruban neuf dont Philip avait fait présent à Sylvia, ce pauvre garçon, déjà fort mal à l’aise, aurait bien voulu l’arracher des mains de mistress Corney. Mais la formule impitoyable reprit de plus belle :

« Un beau gage,… un très-beau gage !… On ne demande pas d’où il vient… Pour le ravoir, que faudra-t-il faire ?

— Il faudra souffler la chandelle et embrasser le chandelier. »

À la minute même, Kinraid se saisit de l’unique chandelier qui fût à portée de la main, tous les autres ayant été placés à des hauteurs inaccessibles. Sylvia vint souffler la lumière ; mais à peine était-elle éteinte que le jeune homme, fidèle aux traditions du jeu, prit la chandelle entre ses doigts et, devenant ainsi porte-flambeau, acquit au baiser prescrit des droits qu’on ne pouvait contester. Tout le monde se mit à rire, en voyant la surprise qui se peignait sur le visage de Sylvia lorsqu’elle comprit en quoi consistait sa « pénitence » ; — tout le monde, excepté Philip, qui étouffait presque.

« Je suis le chandelier, dit Kinraid avec un accent moins triomphal que s’il se fût agi de toute autre, parmi les fillettes présentes.

— Et le chandelier, il faut l’embrasser, s’écrièrent à l’envi les Corney, sans quoi votre ruban ne vous sera pas rendu.

— Or on sait qu’elle y tient, ajouta Molly Brunton avec malice.

— Je n’embrasserai ni le chandelier ni lui, dit Sylvia d’un ton bas et résolu, en se détournant couverte de confusion.

— En ce cas, votre ruban est perdu, s’écrièrent d’une seule voix tous les assistants.

— Peu m’importe le ruban, dit-elle, jetant à ses persécuteurs un regard d’autant plus assuré que maintenant elle tournait le dos à Kinraid… Et je ne jouerai plus à de pareils jeux, » ajouta-t-elle, indignée, au moment où elle se rasseyait dans le coin qu’elle avait quitté naguère, à l’écart des groupes joyeux.

Ces mots ranimèrent Philip qui brûlait de s’approcher d’elle pour lui dire à quel point il approuvait sa conduite. Pauvre Philip ! Sylvia, aussi modeste que la plus modeste, n’était cependant pas prude ; elle avait été élevée en toute simplicité, n’était point faite aux mièvreries de la ville, et avec tout autre jeune homme, — si ce n’est peut-être Philip lui-même, — elle n’aurait pas plus hésité à faire semblant de poser ses lèvres sur la main ou la joue du « chandelier » provisoire, que ne le faisaient, en pareille occasion et à pareille époque, les personnes d’un rang élevé. Kinraid, quoique mortifié par la publicité du refus, en savait plus long à cet égard que notre inexpérimenté Philip ; il n’entendait pas être frustré de son baiser et guettait une occasion favorable, continuant à jouer comme si la conduite de Sylvia ne l’avait pas affecté le moins du monde, et comme s’il ne s’apercevait pas que la jeune fille eût quitté la partie. À mesure qu’elle voyait d’autres « pénitentes » se soumettre, comme chose allant de soi, aux conditions qu’on leur imposait, elle commençait à se blâmer de sa propre hésitation, et à se reprocher le sentiment intime qui au premier moment lui avait rendu impossible de faire ce qui lui était prescrit. Son isolement au milieu de la fête appelait des larmes dans ses yeux, et la cause de cet isolement la faisait rougir : — « Heureusement, pensait-elle, on ne s’aperçoit de rien » et là-dessus, se glissant derrière les groupes en mouvement, elle passa dans la chambre où le souper était servi, afin de baigner ses yeux et d’avaler une gorgée d’eau. Pendant une minute ou deux, on chercha vainement Charley Kinraid dans le cercle qu’il animait de ses saillies ; et ensuite on le vit revenir avec un air de satisfaction très-suffisamment intelligible pour ceux qui avaient suivi de l’œil sa petite manœuvre. Philip seul n’y prit pas garde. Étourdi, ébloui par le bruit et l’agitation dont il était entouré, il ne s’aperçut de l’absence de Sylvia qu’en la voyant revenir, au bout d’un quart d’heure à peu près, plus que jamais charmante et le teint animé, baissant un peu les yeux et portant sur ses cheveux remis en ordre, au lieu du ruban qu’elle était censée avoir perdu, un beau nœud de couleur brune. Elle semblait désirer qu’on ne prît pas garde à son retour, se dérobait à pas muets derrière les danseuses sautillantes, et contrastait si bien avec elles par sa fraîcheur tranquille et le bon ordre de ses ajustements, que Kinraid et Philip ne pouvaient la quitter des yeux. Mais le premier avait au cœur un triomphe secret qui lui permettait de se laisser absorber en apparence par les jeux auxquels il était mêlé, tandis que Philip se séparait de la foule pour aller retrouver la jeune fille, debout en silence auprès de mistress Corney qui, les bras croisés, riait à gorge déployée de toutes les folies dont elle était témoin. Sylvia tressaillit quelque peu lorsque Philip lui adressa la parole, et après un premier regard jeté sur lui, évita soigneusement de lever les yeux de son côté ; ses réponses étaient laconiques, mais leur accent avait une douceur inaccoutumée : « Quand je veux m’en retourner ? disait-elle… mais… je ne sais pas… La soirée commence à peine.

— Il ne faudrait pourtant pas oublier votre mère, Sylvia ; votre mère qui veillera jusqu’à ce que vous soyez de retour… »

À ces mots éclatèrent, bruyantes et bavardes, les récriminations de mistress Corney, qui ne comprenait pas, eût-on dix mères malades, qu’on se retirât, un trente et un décembre, avant minuit… et surtout sans avoir soupé.

Pendant qu’elle grommelait encore — et avant que Sylvia eût pu prendre un parti quelconque, — un nouveau tumulte se fit, qui vint séparer le petit groupe. Sylvia se trouva, comme par miracle, assise à dix pas de Philip, et celui-ci, peu à peu rencogné contre le vieux coucou de famille, ne pouvait plus bouger sans une grave indiscrétion. Ce fut en ce moment qu’il surprit une conversation destinée à de tout autres oreilles que les siennes. Molly Branton, assise devant lui, causait à voix très-basse avec une de ses sœurs, et ni l’une ni l’autre ne portaient plus au jeu la moindre attention. Celle de Philip se trouva tout à coup éveillée par les paroles suivantes :

« Je parie ce que vous voudrez, qu’il l’a embrassée quand il s’est échappé dans le salon.

— Elle est trop timide pour le lui avoir permis, répliqua Bessy Corney.

— Et comment l’empêcher, je vous prie ?… Voyez d’ailleurs (et ici les deux têtes se tournèrent dans la direction de Sylvia), voyez ses airs demeurés et discrets !… Je vous réponds que Charley n’est pas homme à perdre son gage… Vous voyez cependant qu’il ne le réclame plus, et qu’elle a cessé d’avoir peur de lui. »

Il y avait quelque chose dans la physionomie de Sylvia, — quelque chose aussi dans celle de Charley Kinraid — où Philip reconnut immédiatement que Molly disait vrai. Il ne cessa de les guetter pendant tout le temps qui s’écoula jusqu’au souper. Sur un pied de familiarité inaccoutumée, on eût dit pourtant qu’ils s’intimidaient l’un l’autre, et cet état de choses apparemment si contradictoire embarrassait et torturait Philip. Que murmurait donc Charley à l’oreille de Sylvia chaque fois qu’ils passaient l’un près de l’autre ? Pourquoi semblaient-ils se séparer à regret ? Pourquoi la jeune fille avait-elle cet air à la fois heureux et rêveur ? Pourquoi tressaillait-elle à chaque appel du jeu, comme si une voix importune l’arrachait à quelque pensée chérie ? Pourquoi les yeux de Kinraid la cherchaient-ils sans cesse, tandis qu’elle détournait les siens ou les baissait en rougissant ? Plus Philip regardait tout cela, plus sa physionomie devenait sombre. Ce fut son tour de tressaillir lorsque mistress Corney vint l’engager à passer dans la salle du souper avec quelques personnes d’âge mûr, qui comme lui ne se mêlaient point à la danse. Il se rendit pourtant à l’invitation, motivée sur ce qu’il n’y avait pas place pour tout le monde à la fois, et alla s’asseoir sans le moindre appétit à cette grande table chargée de victuailles, devant laquelle bon gré mal gré, pour faire honneur à ses hôtes, il fallait se gorger ou mourir.

À peine échappé à ce supplice, et quand il voulut repasser dans la salle de danse, une nouvelle irruption de convives le retint derrière le siége qu’il venait de quitter. Là, victime de la chance qui le poursuivait encore, il put voir et il vit en effet, à travers le mouvement des têtes confuses et des bras allongés, assis à côté l’un de l’autre, écoutant et parlant plus qu’ils ne mangeaient, les deux jeunes gens qui, sans le savoir, lui faisaient endurer un si cruel tourment. Sylvia était comme enivrée de bonheur lorsque, levant tout à coup les yeux, elle vit la figure de Philip sur laquelle se peignait un extrême déplaisir :

« Il est temps que je parte, dit-elle alors ; Philip me fait les gros yeux.

— Philip ? répéta Kinraid avec un soudain froncement de sourcils.

— C’est mon cousin, répondit-elle, devinant par instinct l’idée qui venait de poindre en lui, et voulant écarter d’elle un soupçon que la circonstance rendait si déplacé. Ma mère l’a prié de me ramener chez nous, et il n’est pas homme à prolonger la veillée.

— Quel besoin de vous retirer avec lui ?… Je vous escorterai volontiers.

— C’est que ma mère est encore un peu malade, dit Sylvia dont la conscience n’était pas sans quelque trouble, et je lui ai promis de ne pas revenir trop tard.

— Est-ce que vous tenez toujours votre parole ? lui demanda-t-il, donnant à sa question un accent tout particulier.

— Toujours… Du moins, je l’espère, répondit-elle en rougissant.

— Si donc je vous demandais de ne pas m’oublier, et si vous veniez à me le promettre, je pourrais faire fond sur cette assurance ?

— Ce n’est pas moi qui vous avais oublié, » dit Sylvia si bas qu’il ne put l’entendre.

Il voulut lui faire répéter ces paroles inarticulées à demi, mais elle refusa obstinément, et il en fut réduit à des conjectures qui n’avaient après tout rien de fort désobligeant pour lui.

« Je serai des vôtres jusque chez vous, dit-il au moment où Sylvia se levait enfin, avertie par un nouveau regard de Philip.

— Non, répondit-elle… cela ne se peut. » Elle comprenait, effectivement, que ce tiers, ajouté à leur tête-à-tête, ne ferait qu’accroître le mécontentement de son cousin et augmenter la peine qu’il allait falloir prendre pour l’apaiser.

— Pourquoi non ? reprit Charley avec une certaine brusquerie.

— Oh ! je ne sais… Mais, je vous en prie, n’insistez pas. »

Pendant ce dialogue, elle avait mis son manteau, son capuchon, et suivie de Charley, s’acheminait vers le dehors, au bruit de mille remontrances indignées. Philip, chapeau en main, se tenait sur le seuil de la porte qui séparait la cuisine et le salon, tout entier à ce que faisait Sylvia, et raillé, sans s’en apercevoir, par ceux qui le voyaient absorbé au point d’oublier toutes les règles de la politesse la plus élémentaire.

« Vous voilà prête, à la fin ? dit-il lorsque sa cousine arriva près de lui.

— Oui, répondit-elle du ton le plus conciliant… Est-ce que je vous ai fait beaucoup attendre ?… J’ai à peine fini de souper.

— Si votre souper s’est tant prolongé, la gourmandise n’y est pour rien… Est-ce que ce cadet-là vient avec nous ? ajouta-t-il brusquement lorsqu’il vit Kinraid chercher à tâtons sa casquette parmi les vêtements d’homme entassés dans l’arrière-cuisine.

— Non, répondit Sylvia qu’effrayait la mine et l’accent de Philip… Je lui ai dit que je ne le voulais pas. »

Mais en ce moment critique la porte extérieure fut poussée par Daniel Robson lui-même, couvert de neige de la tête aux pieds, les joues animées par le froid, et qui pouvait passer, rose et gaillard, pour une assez belle personnification de l’Hiver. Il frappa sur le seuil ses pieds humides, et, laissant pénétrer dans la tiède atmosphère de la cuisine un large courant d’air glacial, apostropha la compagnie après un bruyant éclat de rire qui lui servit d’exorde :

« Je vous apporte, disait-il, une nouvelle année un peu froide… Si vous ne voulez pas rester engloutis sous la neige, vous ferez bien de partir au plus vite !… Ah ! te voilà, Charley !… Qui diable aurait pensé te retrouver en ces quartiers ?… Et maintenant, Mistress, vous allez permettre que j’emmène ma fille, car sa mère la demande au plus vite… Merci, je n’ai le temps de rien prendre ; tout au plus celui d’avaler quelque chose de chaud… Philip, mon garçon, vous ne serez pas fâché, par une nuit comme celle-ci, de n’avoir pas à faire la course de Haytersbank… Voilà ce que j’appelle un grog réussi, ajouta-t-il après s’être administré un plein verre de ce puissant cordial qu’on appelle half-and-half… Kinraid, si je ne t’ai pas vu d’ici à quelques jours, nous aurons des mots ensemble…

— Eh mais, mon maître, dit Kinraid avec une aisance que Philip ne put s’empêcher de lui envier… je suis tout prêt à partir ce soir même pour Haytersbank. »

La proposition fut déclinée en riant, comme elle avait été faite, et Sylvia partit sous l’escorte de son père, fort heureuse qu’il fût venu si à propos la tirer de l’embarras où l’aurait mise le conflit probable des deux jeunes gens.

Après le départ de Robson, la soirée n’avait plus d’attrait ni pour Charley ni pour Philip. Mais le premier, amplement pourvu d’initiative, venait de résoudre en quelques minutes qu’il épouserait Sylvia et nulle autre. Accoutumé à plaire aux femmes, et ne pouvant se tromper sur les premiers symptômes du goût qu’il leur inspirait, il ne voyait pas qu’il lui fût si difficile de gagner le cœur de celle-ci. Content du passé, rempli pour l’avenir d’agréables espérances, il lui fut très-facile d’adresser désormais ses hommages à la plus jolie des danseuses présentes, et de communiquer sa gaieté à cette réunion dont il était l’âme.

Quant à Philip, malgré les instances que mistress Corney crut devoir lui adresser pour le retenir, il sentait sa tristesse déplacée au milieu de tant de joies, et prit bientôt congé de son obligeante hôtesse qui, au fond, ne le regrettait guère. Une fois sur la route de Monkshaven qu’il distinguait péniblement sous la neige à l’aide de quelques points de repère, aveuglé par les frimas, la bise de mer lui soufflant au visage, les oreilles remplies du bruit des flots lointains, trouvant plus de clartés dans les reflets du sol blanchi que dans le ciel nuageux étendu sur sa tête, il allait droit devant lui, s’abandonnant pour sa conduite à cet instinct animal qui semble fait pour suppléer à l’âme humaine lorsque celle-ci, en proie à des souffrances aiguës, abdique sa mission conservatrice… Tout à coup le carillon de Monkshaven salua la bienvenue du Nouvel An, 1796. Ce son joyeux semblait une raillerie jetée à Philip. Quand il entra dans la Grand-Rue, il vit s’éteindre tour à tour les lumières soigneusement conservées jusqu’à cette heure solennelle. L’attente venait de finir avec l’année qui expirait, la réalité commençait avec l’année qui venait de naître.

Philip, en arrivant devant la maison qu’il occupait avec Alice Rose, vit les fenêtres encore éclairées, et un son de voix joyeuses arriva jusqu’à lui. Quand il ouvrit la porte, Alice, la fille d’Alice et William Coulson étaient debout et semblaient l’avoir attendu. Le manteau d’Hester séchait sur une chaise devant le feu ; elle avait encore son capuchon, car elle rentrait à peine avec Coulson de la veillée Méthodiste.

L’essor communiqué par cette solennité à ses sentiments religieux, avait laissé des traces et dans sa pensée et sur son visage. Son regard, ordinairement plein d’ombres, épanchait une sorte de lueur spirituelle ; une rougeur imperceptible animait ses joues habituellement si pâles. Toute préoccupation égoïste était, en elle, comme noyée sous le flot abondant de la bienveillance universelle qu’elle accordait aux créatures de Dieu. Sous l’influence de cette charité sans bornes, et oubliant sa réserve accoutumée, elle vint au-devant de Philip pour lui offrir ses vœux de Nouvel An ; — vœux déjà échangés entre elle et les deux autres compagnons de sa vie. Pour toute réponse, il prit sa main dans une chaleureuse étreinte. Au moment où elle la retirait, la rougeur de son visage devint plus marquée. Alice Rose murmura quelques mots sur l’heure avancée et sur la fatigue qu’elle éprouvait ; après quoi elle remonta, suivie de sa fille, dans la chambre qu’elles occupaient sur la rue, tandis que Philip et Coulson regagnaient celle où ils logeaient ensemble dans le fond de la maison.