Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/13

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 104-111).

XIII

PERPLEXITÉS.

Entre Philip et Coulson régnait une sorte d’affection sans intimité. S’ils ne se disputaient jamais, jamais non plus ils n’échangeaient une confidence, se respectant peut-être d’autant plus qu’ils se voyaient plus contenus et plus sobres d’épanchements. Au fond du cœur de Coulson existait un sentiment secret qui aurait pu nuire à Philip, même chez un ami bien autrement disposé à l’indulgence. Mais ce dernier n’en pouvait rien savoir, et ne fut pas autrement étonné du silence qui se fit entre eux lorsqu’ils furent seuls.

Coulson, cependant, crut devoir faire profiter son compagnon du sermon prononcé à la veillée et que ce dernier avait sacrifié à de vains plaisirs. Mais Philip, sans trop l’écouter, se coucha tout habillé sur son lit, s’arrangeant pour qu’on le crût livré au sommeil. Il ne dormait pas, néanmoins, et repassait dans sa tête tous les événements de la nuit. Ils l’affectaient plus favorablement, revus ainsi dans une sorte de fièvre et de demi-sommeil, qu’au moment même où ils s’étaient succédé ; et lorsque l’aube revint éclairer leur petite fenêtre, l’espoir, sinon la joie, était rentré dans son cœur. Aussi, bien que l’heure ordinaire du lever fût évidemment dépassée, il n’éveilla pas son compagnon qui dormait encore, et, ses souliers à la main, quitta sans bruit la chambre commune.

Alice non plus n’était pas levée, bien que d’ordinaire elle fût la première sur pieds ; mais aussi, disons-le à sa décharge, minuit sonnant ne la trouvait jamais hors de son lit. Philip éprouva un plaisir charitable à la suppléer dans les premiers soins du ménage, et ce fut au retour de la pompe, — où après avoir allumé le feu, il était allé remplir la chaudière, — qu’il trouva ses deux hôtesses établies dans leur cuisine. À la vue du jeune homme qui rentrait ainsi, les pieds couverts de neige, Alice n’éprouva qu’un sentiment d’impatience, suite nécessaire des reproches qu’elle s’adressait à elle-même depuis un quart d’heure.

« Voyez un peu, disait-elle, si c’est la peine de nettoyer les carreaux pour les voir mouiller et salir ainsi… Et pourquoi les hommes se mêlent-ils de ce qui ne les regarde pas ? »

Philip fut surpris et contrarié. Mais quand la vieille femme, après lui avoir arraché la chaudière des mains, parut la trouver trop lourde pour la suspendre elle seule à la crémaillère, il n’en vint pas moins lui prêter secours. Elle le regarda fixement, mais sans pouvoir se résoudre à le remercier par une seule parole, et, rebuté par elle, Philip alla s’asseoir dans un coin de la pièce pour y ruminer tout à son aise la visite qu’il comptait faire le soir même à la ferme de Haytersbank.

Avec plus de vanité, le jeune commis aurait pu facilement deviner de quoi il s’agissait, mais il attribua tout simplement les rigueurs de mistress Rose à ce qu’il n’avait pas accompagné miss Hester à la veillée, et quelques incidents de la même journée vinrent le confirmer dans cette manière de voir. Le plus significatif fut celui-ci. Les deux commis revenaient à tour de rôle, de deux jours l’un, dîner avec Hester et sa mère. Celui qui pendant le repas était condamné à rester au magasin, mangeait seul le dîner qu’on lui gardait chaud à la bouche du four. Philip, que cette alternative régulière condamnait à dîner seul ce jour-là, ne fut pas médiocrement surpris de trouver Alice Rose installée près de la table où il devait s’asseoir. Je n’oserais dire qu’il en fût charmé, car il réfléchissait depuis le matin et sentait le besoin de réfléchir encore au plan de conduite qu’il devait suivre vis-à-vis de Sylvia. Renoncer à elle lui était impossible, tant qu’il ne la verrait pas engagée ailleurs. Il ne pouvait pas non plus se donner l’humeur joyeuse et le cœur léger des autres jeunes gens ; son caractère n’avait pas été jeté dans ce moule. Les chagrins précoces de son orphelinat solitaire l’avaient mûri, mais en même temps l’avaient éteint. Malgré tout il ne désespérait pas, comptant sur la force et la durée peu commune de ses affections, et se disant qu’à la longue son entêtement devait triompher de tous les obstacles. Mais, il le sentait, le chemin suivi jusque-là l’éloignait évidemment de son but. Son intelligence, son savoir acquis, avec lesquels il avait cru pouvoir s’imposer à l’admiration de Sylvia, ce rôle de pédagogue qu’il prenait vis-à-vis d’elle, n’avaient rien qui pût la séduire. Au lieu de la censurer, il fallait désormais lui témoigner toute sorte d’indulgence et de tendresse, l’attirer à lui plutôt que la dominer ; — et peut-être encore avait-il beaucoup tardé à changer de système.

Telles étaient ses pensées, ses préoccupations, lorsque Alice Rose, assise en face de lui en vertu de motifs dont elle-même n’avait pas tout à fait conscience, commença l’âpre sermon qu’elle lui tenait en réserve.

« Tu n’as pas si bon appétit qu’à l’ordinaire, lui dit-elle. Au sortir des festins on ne goûte pas la chère de tous les jours. »

Philip sentit le rouge lui monter au front : il n’était pas d’humeur à supporter patiemment les récriminations qu’il voyait venir, et cependant il avait pour Alice le double respect qu’on doit aux femmes et aux vieillards. Il eût bien voulu l’envoyer promener, mais il se contenta de lui répondre que le « festin » pour lui s’était borné à une tranche de bœuf froid. Elle continuait cependant sans l’écouter :

« Après les plaisirs du monde, la voie céleste semble plus dure… Tu avais autrefois le zèle de la maison de Dieu, et je me sentais de l’estime pour toi ; mais depuis peu tu changes ; ta chute arrive à grands pas, et je me vois forcée de te dire ce que j’ai sur le cœur.

— Mère, interrompit Philip avec impatience (Coulson et lui donnaient parfois ce nom à la vieille Alice), je ne me crois pas si près de choir, et dans tous les cas je n’ai pas le temps de vous écouter… Nous sommes au jour de l’An, vous savez ? et il y a foule dans le magasin. »

Mais Alice tenait toujours la main levée. Il fallait que sa harangue longtemps méditée trouvât finalement son issue.

« Le magasin par ci, le magasin par là !… La chair et le démon vous tiennent, mon pauvre ami, et les chemins de la grâce me semblent vous être à jamais fermés… Veillez et priez ! dit le Nouvel An. Vous, au contraire, vous répondez : — Non ! Je courrai après les fêtes et les marchés ; je laisserai venir et s’en aller les saisons sans me préoccuper de Celui vers lequel me pousse chacune d’elles… Il fut un temps, Philip, où jamais ces folles joies ne t’auraient empêché d’assister à la Veillée religieuse, ni séparé de la société des Saints.

— Je vous dis, répondit brusquement Philip, je vous dis et je vous répète que je n’ai pas goûté la moindre joie, folle ou non. » — Puis il sortit, prêt à éclater.

Alice se laissa tomber sur le siége le plus voisin, et prenant sa tête dans ses mains ridées :

« Il est enlacé, il est pris au piége, disait-elle. Lui, après qui je soupirais et que je regardais comme un des Élus, lui qui… Seigneur Dieu ! et dire que je n’étais pas la seule à soupirer ainsi, dire que mon enfant unique… Épargne-la, Seigneur, épargne-la ! Ne livre pas non plus à Satan l’âme de ce malheureux que j’ai connu tout petit… » Philip revint, à ce moment, pour s’excuser des vives paroles qui lui étaient échappées ; mais Alice ne le vit et ne l’entendit que lorsque, arrivé près d’elle, il lui toucha légèrement le bras pour attirer son attention.

« Ô mon enfant ! lui dit-elle, en réponse à ses témoignages de repentir, Satan a soif de vous posséder pour vous passer au crible de sa colère… Prenez garde, prenez garde ! et ne poursuivez pas celles qui n’ont aucun souci des choses saintes… Pourquoi, par exemple, aller ce soir à Haytersbank ? »

Philip se sentit rougir, suspendu entre la volonté de ne pas céder et l’influence qu’exerçaient sur lui les instances passionnées de cette femme austère.

« Non, disait-il essayant de se dérober à son étreinte maternelle… Ma tante est malade… Ils sont du même sang que moi, et braves gens après tout, quoique ne pensant pas sur tous les points ce que vous pensez vous-même.

— Ce que je pense n’est donc plus ce que tu penses ? s’écria-t-elle avec un retour de sévérité. Ce sont là, Philip, des paroles de Satan… Mais si je ne puis rien contre lui, je parlerai du moins contre ces femmes, et nous verrons qui d’elles ou moi tirera le plus fort, elles pour t’entraîner vers l’enfer, moi pour te détourner de la pente fatale.

— On n’est pas sur cette pente, répliqua Philip, parce qu’on va rendre visite à des parents malades. » Puis, — avec un geste qui de sa part pouvait sembler une caresse, — il la quitta pour retourner au magasin.

Mais, une fois là, ses projets trouvèrent un contradicteur plus éloquent ou du moins plus péremptoire que la vieille Alice. À peine avait-il repris sa place derrière le comptoir que Coulson, s’inclinant de son côté, lui dit tout bas :

« Jeremy Foster est venu nous prier de souper avec lui ce soir… Il dit que John et lui ont quelques affaires à traiter avec nous. »

Un regard de Coulson apprit en même temps à Philip que les affaires en question devaient se rapporter — il le pensait du moins — à cette association pressentie par les deux commis, et au sujet de laquelle il existait entre eux, sans qu’ils s’en fussent jamais parlé, une espèce de mystérieux accord.

« Et qu’as-tu répondu ? demanda Philip dont l’obstination se refusait, même alors, à changer les projets qu’il avait formés.

— Que pouvais-je répondre, à ton sens ? J’ai dit que nous acceptions… Il y a quelque chose sous jeu… Quelque chose qui, pensait-il, ne nous ferait pas de peine… Je l’ai bien déchiffré sur son visage… Est-ce que, par hasard, tu refuserais l’invitation ?

— Pas précisément… Je verrai, » répondit Philip, songeant aux conséquences graves du parti qu’il pourrait prendre à cet égard.

Et au même moment, il fallut s’occuper des acheteurs qui entraient en foule. Parmi ceux qui entouraient Hester, Philip reconnut Charley Kinraid, qui était entré donnant le bras à Molly Brunton et suivi de toutes les misses Corney. L’oreille tendue de leur côté pendant qu’il servait d’autres clients, Hepburn démêla bien vite, dans leurs bruyants discours, ce qui le concernait en particulier. Il apprit aussi que Kinraid, venu pour passer seulement un jour de congé auprès de ses parents, retournait dès le lendemain à Shields, où le rappelait l’armement du navire sur lequel il devait s’embarquer. Les propos légers qui s’échangeaient à ce sujet semblaient attester la plus complète indifférence, soit chez le jeune marin, soit chez ses cousines. Celles-ci, en vertu de quelques promesses qu’il leur avait faites, ne songeaient qu’à obtenir de lui les bagatelles dont elles avaient envie ; et quant à lui, sans trop se préoccuper de la dépense, il tâchait de faire échoir les plus beaux lots aux fillettes les plus jeunes et les mieux tournées. Hepburn ne pouvait s’empêcher de lui envier cette aisance, cette courtoisie souriante qui caractérisent la galanterie des marins ; mais lorsque, sur le point de sortir et reconnaissant en lui le convive de la veille, Charley Kinraid vint lui offrir une poignée de main, il ne put l’accepter sans un mouvement d’hésitation bien marquée, ce qui provoqua de la part du jeune marin un coup d’œil scrutateur dont Philip se trouva légèrement embarrassé. Aussi fut-il ravi de se voir interpellé dans ce moment même par Molly Brunton, qui lui demandait pourquoi il était parti de si bonne heure. — La fête s’était prolongée, lui dit-elle, pendant quatre heures encore, et son cousin Charley avait fini par danser une hornpipe au milieu des assiettes éparpillées à terre.

Philip savait à peine que lui répondre, tant il se sentait le cœur allégé par l’idée de ce pas-seul. Maintenant il aurait bien volontiers tendu la main à Kinraid, car il lui semblait parfaitement impossible qu’aimant Sylvia comme il l’aimait lui-même, on pût se supporter pendant quatre mortelles heures dans une société qu’elle venait de quitter ; bien moins encore danser une gigue quelconque, soit de gaieté de cœur, soit même par pure complaisance. Il sentait que les regrets donnés à l’absente auraient appesanti ses jambes aussi bien que son humeur ; et il avait la naïveté de croire que tous les hommes lui ressemblaient.