Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/11

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 210-221).

XI

LES MAUVAIS JOURS.

Le lendemain, par une sorte d’accord tacite, il ne fut fait aucune allusion aux incidents que nous avons racontés. Chacun, au fond, aurait désiré un supplément d’informations, et Bell Robson, plus libre de ses mouvements, eût envoyé Kester à la ville afin de savoir ce qui s’y passait. Mais Daniel ne le perdait pas de vue, et Sylvia ne quittait pas sa mère. N’osant se parler de leurs craintes, ils se serraient les uns contre les autres par un instinctif besoin d’aide mutuelle. Les gens de leur classe sont ainsi et se figurent volontiers, comme l’autruche, qu’en fermant les yeux au danger ils en conjurent la menace, et qu’en exprimant leurs craintes, au contraire, ils en précipitent la réalisation. Dans les circonstances où se trouvaient les Robson, ce fut là un véritable malheur, car en se consultant les uns les autres au sujet de leurs préoccupations, peut-être auraient-ils pris quelque parti salutaire. Au lieu de cela, ils parlèrent toute la matinée de sujets indifférents, et midi venu, se mirent à table comme si de rien n’était. Mais personne n’avait faim, les assiettes restaient pleines et la conversation allait son train, stimulée par les efforts d’un chacun, lorsque Sylvia, placée en face de la fenêtre, vit accourir Philip qui descendait précipitamment la colline. En butte depuis quelques heures aux pressentiments les plus sinistres, elle devina que ce retour soudain était de mauvais présage, et se levant toute pâle :

« Le voilà ! » dit-elle en le désignant du doigt.

Tous furent debout à l’instant même, et la minute d’après Philip arrivait tout essoufflé.

« Ils sont en route, s’écria-t-il,… le warrant est décerné… Il faut partir… J’espérais même, je l’avoue, que c’était chose déjà faite.

— Dieu nous vienne en aide ! » dit Bell, qui retomba sur son siége, comme frappée en pleine poitrine ; mais elle se releva aussitôt.

Sylvia s’était déjà élancée pour aller chercher le chapeau de son père. Des trois personnages, il était encore le moins ému.

« Je n’ai pas peur, disait-il ; ce que j’ai fait, je le ferais encore, et je ne manquerai pas de le leur dire… Nous voici dans un beau temps, où l’on prend les gens au piége comme des rats, et où on jette dans les cachots ceux qui tentent de les délivrer.

— Si on s’était borné là, continua Philip… Mais il y a eu sédition, sédition compliquée d’incendie.

— Et je ne le regrette pas, répliqua l’obstiné vieillard… Peut-être, cependant, si c’était à recommencer, n’irais-je pas aussi loin. »

Sylvia, sur ces entrefaites, lui apportait son chapeau ; Bell, toute tremblante, lui passait son surtout, et tenait toute prête, pour qu’il l’emportât, sa bourse de cuir où tintait quelque monnaie rassemblée à la hâte.

Il regardait ces préparatifs, portant ses yeux tour à tour sur sa femme et sur sa fille. Son teint, fortement coloré, s’altéra quelque peu.

« Je ne reculerais pas devant les verrous, et la prison ne me ferait pas peur, si ce n’était à cause d’elles, disait-il avec hésitation.

— Pour Dieu, reprit Philip, ne perdons pas de temps !… vous devriez être loin d’ici !

— Où faut-il qu’il aille ? demanda Bell, comme si c’était à Philip de tout régler.

— Où il voudra, où il voudra, pourvu qu’il soit hors de chez lui… À Ilverstone, par exemple… J’irai l’y rejoindre pour combiner ce qu’il faudra faire ensuite… Mais qu’il parte, à présent ! qu’il parte sans délai ! » Philip était si agité qu’il prit à peine garde au vif regard de muette reconnaissance que, dans ce moment, Sylvia tenait arrêté sur lui ; plus tard, seulement, il devait se le rappeler.

« Je voudrais qu’ils fussent tous pendus, » s’écria Kester en s’élançant vers la porte ; car il voyait, — et il était seul à le voir, — qu’il ne pouvait plus être question de s’échapper. Les constables étaient déjà au bout du champ qui jouxtait la maison, c’est-à-dire tout au plus à une cinquantaine de mètres.

« Cachez-le ! cachez-le ! » criait Bell, se tordant les mains dans sa frayeur. Comment fuir, en effet ? Daniel, appesanti par l’âge, gêné par ses rhumatismes, se ressentait en outre des meurtrissures qu’il avait reçues pendant la nuit fatale.

Philip, sans un mot de plus, fit monter Daniel devant lui. Comprenant bien ce que sa présence dans la ferme de Haytersbank avait de compromettant pour le vieillard, il ne manqua pas de s’enfermer avec lui dans la plus grande des deux chambres à coucher. À peine Daniel s’était-il insinué sous le lit, tandis que Philip s’enveloppait de son mieux dans les plis d’un épais rideau, ils entendirent le bruit d’une lutte qui leur signala l’entrée des constables. Des voix s’élevèrent ensuite ; on traînait des chaises, on remuait des meubles, les portes battaient, les voix s’animaient ; et le tout finit par un cri de femme, un cri perçant et douloureux, à l’accent duquel on ne pouvait se méprendre.

« Ce cri a tout gâté, » soupira Philip.

Effectivement, la porte s’ouvrit peu après ; et sans les voir, et bien qu’ils demeurassent immobiles à regarder du seuil dans tous les coins de la chambre, Daniel et Philip comprirent que les constables étaient là. Le moment d’après, les pieds du jeune homme, que le rideau un peu trop court ne cachait pas tout à fait, les attirèrent de son côté ; ils le saisirent avec violence, mais le lâchèrent aussitôt :

« Monsieur Hepburn ! » s’écria l’un d’eux, tout d’abord stupéfait. Mais ils ne furent pas longtemps à comprendre. Dans une petite ville comme Monkshaven, lesrelations d’un chacun sont connues de tous, et ces hommes eurent bientôt deviné pourquoi et comment Philip se trouvait à Haytersbank.

« L’autre ne doit pas être bien loin, reprit le second constable ; son assiette, en bas, était encore pleine… À notre sortie de Monkshaven j’ai vu monsieur Hepburn qui prenait sur nous les devants.

— Le voici, le voici, nous le tenons ! » cria son camarade, tirant Daniel par les jambes ; et, malgré les ruades de ce dernier, il lui fallut bien se résigner à cette ignominieuse capture. Mais une fois pris, il se secoua, et, faisant face aux gens de police :

« Je voudrais, leur dit-il, ne m’être jamais caché… Si je l’ai fait, c’est qu’il l’a voulu, ajouta-t-il désignant Philip par un mouvement assez dédaigneux… Je suis bien sûr que vous avez un mandat en règle… Quand nous posons les armes, les juges se mettent à écrire… » Mais, nonobstant ces bravades, le vieillard avait reçu le coup, et Philip ne manqua point de s’en apercevoir.

« Point de menottes, dit-il au constable, — et ces paroles furent accompagnées d’un petit présent. — Vous êtes bien sûr de le garder sans cela. »

Cette conversation à voix basse inquiéta Daniel.

« Laisse, mon garçon, laisse aller les choses, dit-il… J’aime à voir ces deux gaillards robustes s’inquiéter ainsi d’un bon vieux de soixante-deux ans (vienne la Saint-Martin), et encore tout perclus de rhumatismes… »

Mais il voulut en vain soutenir ce ton de raillerie, quand il passa, prisonnier, devant sa femme et sa fille, appuyées l’une contre l’autre et se tenant les mains. Kester était dans un coin de la chambre, debout et la physionomie menaçante.

La beauté de Sylvia se montra sous un jour nouveau lorsqu’elle vit définitivement emmener son père ; — on eût dit une Furie enchaînée.

« Courage, ma bonne fille ! lui dit Daniel s’arrêtant devant elle pour la prendre dans ses bras ; je reviendrai bientôt ; fais en sorte que je te trouve bien portante… En attendant, veille sur ta mère, soigne-la bien… Et si vous avez besoin de conseils, recourez toutes les deux à Philip !… »

Il était déjà sorti, et les femmes commençaient à éclater en sanglots, lorsqu’un des constables, bonnet en main, reparut sur le seuil.

« Il désire parler à sa fille, » dit cet homme avec un certain respect. Le prisonnier et les gardiens s’étaient arrêtés à une douzaine de pas de la maison. Sylvia courut se jeter dans les bras de son père.

« Sylvia, mon enfant, lui dit le vieillard, je t’ai parlé un peu bref dans la soirée d’hier, et tu m’as quitté le cœur gros… Oublie tout cela, chère petite, et puisque nous nous séparons aujourd’hui, dis-moi que tu me pardonnes…

— Oh ! mon père, mon père, » répétait Sylvia sans pouvoir ajouter un mot de plus. Empressé d’abréger cette scène qui, se prolongeant, semblait embarrasser les constables, Philip prit sa cousine par la main et la reconduisit auprès de sa mère.

Peu à peu le silence se fit dans la maison. Les femmes avaient cessé de pleurer ; Philip réfléchissait sur les meilleures mesures à prendre ; Kester, d’abord irrité contre sa maîtresse, qui l’avait empêché de tomber à coups de fourche sur les constables, philosophait maintenant au fond de son écurie qui était, en toutes circonstances, son refuge préféré. Du reste, il ne croyait pas son maître absent pour plus de deux ou trois jours, et, dans leur ignorance heureuse, les autres, excepté Philip, se faisaient la même illusion. Quant à ce dernier, toutes réflexions faites, il venait d’arrêter son plan de campagne, et lissant avec la manche de son habit l’épaisse toison de son castor, il s’apprêtait à prendre congé. Mais avec sa prudence ordinaire, il se garda bien d’annoncer à quelles recherches il allait se livrer, et quels périls il entrevoyait. Il comptait bien revenir le jour même, mais il ne manifesta aucune intention de ce genre, et Sylvia ne put s’empêcher de pousser un cri de détresse quand elle le vit disparaître ainsi sans avoir rien fait ni rien dit qui fût de nature à l’éclairer.

Sa mère la consola de son mieux, et toutes deux, par cette après-midi de février où la pluie battait leurs carreaux, où le vent promenait ses plaintes le long des vastes marécages, demeurèrent l’une vis-à-vis de l’autre, dévorées d’anxiétés et d’angoisses.

Philip, néanmoins, entrait à Monkshaven, bénissant le mauvais temps qui dépeuplait les rues et le mettait à l’abri de toute rencontre gênante. La ville était littéralement en deuil. De même que l’opinion avait en grande partie sanctionné la révolte et ses excès, de même était-elle défavorable aux magistrats et aux rigoureuses mesures qu’ils avaient cru devoir prendre pour le maintien de la sécurité publique. Philip se trompait donc en cherchant à éviter les regards ; il n’eût rencontré que bienveillantes sympathies et sincère désir de lui venir en aide. Mais la timidité qui le portait à se dérober de la sorte, ne l’empêcha pas de se conduire en véritable et loyal ami. Bien que ses services fussent réclamés au magasin, il ne put se faire à l’idée du moindre retard, et se rendit tout droit chez le meilleur attorney de Monkshaven, celui-là même qu’on avait appelé à conseil pour rédiger le nouvel acte de société entre les frères Foster et leurs jeunes successeurs. M. Donkin, — c’était le nom de l’attorney, — se trouvait ainsi en relations avec Philip, et avait pris de lui l’opinion la plus favorable ; aussi le reçut-il sans retard.

« Daniel Robson ? lui demanda-t-il quand le jeune homme, après d’assez longues hésitations, eut vaguement fait connaître l’objet de sa démarche… Il me semble que je connais ce nom… N’est-ce pas un de ces hommes compromis dans l’affaire de samedi soir ? »

En signe d’affirmative, Philip inclina tristement la tête. La physionomie de M. Donkin devint alors beaucoup plus sérieuse. Levant les yeux sur Philip :

« Vous êtes sans doute informé, lui dit-il, que je suis le clerk des magistrats ?… Non ?… Je dois, dans ce, cas, vous en instruire. Si donc vous venez réclamer mes services ou mes conseils pour quelqu’un sous le coup de leurs poursuites présentes ou futures, sachez qu’il ne m’est pas permis de vous les donner. »

Philip faillit perdre contenance. À la longue, cependant, il se ravisa.

« Je suis devenu, dit-il, l’unique soutien de cette famille privée de son chef, et j’aurais grand besoin, pour savoir ce que j’ai à faire, qu’on me mît au courant du sort réservé à Daniel Robson… Vous serait-il interdit, monsieur, de me donner ce renseignement ?

— Daniel Robson comparaîtra demain matin devant les magistrats pour subir un dernier interrogatoire, suivi de confrontations… De là il partira pour York-Castle, où il attendra l’ouverture des assises de printemps.

— York-Castle ! répéta Philip, complétement abasourdi… Et vous dites qu’il partira ?…

— Demain, à l’issue de la séance, selon toutes probabilités… Son affaire ne me paraît pas trop bonne… Serait-il par hasard de vos amis, monsieur Hepburn ?

— C’est mon oncle, répondit le jeune homme embarrassé… Mais, au nom de Dieu, que peut-on lui faire ?

— Ce qu’on peut lui faire ?… et M. Donkin souriait à demi de tant d’ignorance. On peut le faire pendre, si le juge se trouve ce jour-là de mauvaise humeur : il est, (au premier ou second degré, je ne sais pas trop), un des principaux fauteurs de la révolte… La peine capitale lui est par conséquent applicable… Je ne saurais m’y tromper, ayant moi-même rédigé le warrant.

— Mais, monsieur, reprit Philip de plus en plus terrifié, mon oncle croyait si bien faire…

— Eh quoi, bien faire en démolissant, en incendiant des maisons habitées, en détruisant, en brûlant leur mobilier ?… Voilà, vous en conviendrez, des notions toutes particulières.

— D’accord ; mais songez à l’irritation du peuple contre la press-gang, à ce que ces enlèvements ont d’illégal et d’odieux… Et mon oncle, d’ailleurs, un si brave homme, si bien connu pour tel !… Je ne suis guère partisan de la violence et des émeutes… mais je suis certain qu’il y a des excuses à faire valoir en sa faveur…

— Cherchez-lui donc un bon avocat, reprit M. Donkin, lui-même, au fond, s’intéressant aux mutins bien plus qu’il n’en voulait avoir l’air… Prenez Edward Dawson !… Il n’est dans la profession que depuis deux ans… C’est un intelligent garçon, rempli d’ardeur et de zèle… Quand il aura suivi les interrogatoires, il saura parfaitement ce qui reste à faire, et vous n’aurez qu’à suivre de point en point ses conseils…

— Mais vous, monsieur ? reprit Philip d’un ton suppliant…

— Moi ? Je vais recueillir de mon mieux tous les faits à la charge de votre oncle.

— Mais, j’espère bien, monsieur, que vous ne serez pas trop dur pour lui ? » Et Philip, à ces mots, poussait du côté de l’avocat, sur son bureau, six beaux shillings accompagnés de huit pence. L’homme de loi le força immédiatement de les reprendre.

« Vous n’y songez pas, disait-il… Je n’ai rien fait pour vous, mon garçon… et il ne saurait me convenir d’être payé, dans le même procès, par les deux parties… Hepburn ! Hepburn ! cria-t-il ensuite rappelant Philip, qui descendait l’escalier quatre à quatre, s’il y a des gens qui veulent voir votre oncle avant son départ, prévenez-les qu’il ne faut pas perdre de temps ! »

Philip courut d’abord chez l’avocat qui lui était recommandé. Ne le trouvant pas, il se rendit, toujours du même train, jusqu’à la principale auberge de la ville, où il commanda une carriole qu’il fallait, dit-il, envoyer dans le délai d’un quart d’heure à la porte de son magasin.

Coulson, quand il y entra, ne lui adressa pas une seule parole. Ses regards seuls reprochèrent à son associé une absence qui semblait inexplicable. Hester rangeait quelques marchandises, bien convaincue, à pareille heure et avec un si gros temps, qu’il n’y avait plus de chalands à espérer. Philip allant droit à elle, la regarda fixement sans la voir et la fit ainsi rougir sans qu’elle eût pleine conscience du trouble où il la jetait. Tous trois rompirent à la fois le silence.

« Vous êtes trempé, ce me semble, dit Hester sans lever les yeux sur Philip.

— Tu dois avoir recueilli bien des nouvelles, dit Coulson, après être resté dehors tout l’après-midi ? »

Et Philip, très-bas, à Hester :

« Veux-tu passer dans le salon ?… J’ai quelque chose à te dire en particulier. »

Quand ils y furent seuls, il prit dans ses deux mains sa main tremblante, et l’enveloppant d’une étreinte nerveuse :

« Hester, lui dit-il, j’ai besoin de toi ; me refuseras-tu ton assistance ?

— Jamais, tu le sais bien, Philip, répondit la jeune fille avec une émotion comprimée.

— Je le sais, en effet, repartit Philip… Voici ce dont il s’agit : mon oncle Daniel Robson…

— Ton oncle, interrompit Hester, est sous le coup d’un mandat… Nous en sommes instruits depuis ce matin.

— Il est arrêté… Il partira demain pour York-Castle… Sa femme, sa fille, ont à le voir auparavant… Veux-tu les aller chercher ?… Une carriole sera ici dans dix minutes… C’est un rude temps pour les faire voyager, mais je suis sûr qu’elles n’y prendront pas garde… »

Dans la forme, ce n’était là qu’une simple requête ; au fond c’était un ordre, et Philip savait d’avance qu’il serait obéi. Hester remarqua qu’il n’attendait même pas sa réponse ; elle remarqua également que s’il s’inquiétait du mauvais temps, ce n’était pas pour elle, mais pour les personnes qu’elle allait chercher. Elle n’en répondit pas moins, avec douceur :

« Je serai prête quand il le faudra ; je vais m’habiller.

— Tu es vraiment bonne, toi ! » s’écria Philip lui pressant la main avec un élan de chaude reconnaissance.

Et il lui détailla tous les soins qu’elle aurait à prendre pour que Sylvia et sa mère fussent autant que possible à l’abri du froid…

« Mais, dit-elle l’interrompant tout à coup, si par hasard elles ne voulaient pas venir ?… Elles ne me connaissent pas ; peut-être ne croiront-elles pas à mes paroles…

— Il faut qu’elles te croient… Il faut qu’elles viennent, tu m’entends bien ?… Je te le dis en confidence, et tu ne le leur répéteras pas, il s’agit de choses très-graves… Et si tu savais, Hester, comme elle aime son père ! »

Tandis qu’il en appelait ainsi aux sentiments de sa jeune amie, ni son triste regard, ni ses lèvres frémissantes ne laissaient à celle-ci le moindre doute. Inutile de lui apprendre qui elle était. Plus inutile encore de s’expliquer sur le genre d’affection qui attachait Philip à Sylvia.

Aussi le visage d’Hester se contracta-t-il légèrement, et, pour ainsi dire, en dépit d’elle-même :

« Pourquoi donc, Philip, n’iriez-vous pas à ma place ? lui demanda-t-elle.

— Je ne puis, je ne puis, répliqua-t-il avec impatience… Je donnerais tous les trésors du monde pour pouvoir l’aller chercher et consoler en personne… Mais il y a tant de choses à faire, et pas un homme ici qui veuille m’aider… Vous lui direz, reprit-il sur un ton plus doux et comme frappé d’une idée soudaine, vous lui direz combien j’aurais désiré me rendre auprès d’elle… Si je ne le fais pas, c’est que je n’ai pu conférer encore avec l’avocat… avec l’avocat, vous entendez ?… N’oubliez pas ce détail… Pour rien au monde je ne voudrais qu’elle me crût en ce moment occupé de mes propres affaires… Sois bénie du ciel, Hester… car sans toi, je ne sais ce que j’aurais pu faire, » ajouta-t-il lorsqu’après l’arrivée de la carriole, Hester descendit pour y prendre place, succombant presque sous le poids des manteaux et des couvertures de laine qu’il l’avait suppliée d’emporter avec elle.

Tandis que le véhicule mal suspendu descendait la rue en cahotant, — et aussi longtemps que la jeune fille put voir, à travers le brouillard, la lumière qui émergeait de la porte du magasin, — elle constata que Philip, la tête nue sous la pluie, persistait à la suivre du regard. Mais elle savait bien, elle ne savait que trop, qu’elle n’était pour rien dans cette préoccupation passionnée. Ce regard n’était pas pour elle ; il allait chercher, au fond des ténèbres qu’elle traversait, la personne dont Philip parlait si peu, celle qu’il évitait de nommer.