Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/12

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 222-230).
2e partie

XII

UNE TRISTE VEILLÉE.

La petite carriole s’arrêta au bas du sentier escarpé qui menait à Haytersbank. La pluie continuait plus drue que jamais, et le cocher recommanda de faire hâte, « ne se souciant pas, disait-il, de risquer la vie de ses chevaux. » Hester monta jusqu’à la ferme d’un pas rapide. Au moment de frapper, elle se sentit intimidée, songeant aux personnes inconnues qu’elle allait voir et au délicat message dont elle s’était chargée. Le premier coup se perdit dans le tumulte des éléments. Au second, le murmure de voix féminines qu’elle avait entendu à l’intérieur de la maison cessa brusquement, et quelqu’un vint en courant ouvrir la porte.

C’était Sylvia. Hester ne manqua pas de la reconnaître, bien que le visage de la jeune fille fût resté dans l’ombre. Mais celle-ci ne pouvait démêler les traits d’Hester, ni sa taille, ni sa tournure, sous les nombreux vêtements dont elle était enveloppée. D’ailleurs, elle n’éprouvait à ce sujet ni le moindre souci, ni la moindre curiosité. D’une voix altérée par le chagrin et avec une brusquerie laconique :

« Passez votre chemin, dit-elle… Ce n’est pas une maison où les étrangers puissent être admis… Nous avons en ce moment trop d’affaires sur les bras. »

Puis, sans laisser à Hester le temps de s’expliquer, elle lui jeta la porte au visage. Par bonheur, — tandis que la messagère de Philip cherchait en vain comment elle pourrait se faire ouvrir cette porte inexorable, — une autre voix s’éleva, plus compatissante et plus douce ; les verrous furent tirés une seconde fois ; une main s’étendit, pareille à celle qui attira la colombe dans l’Arche et, suivant l’impulsion de cette main, Hester se trouva bientôt devant l’âtre au coin duquel était assise la pauvre Bell :

« Il ne faut pas, disait celle-ci, que le chagrin endurcisse nos cours… Pardonnez-moi, madame (s’adressant à Hester) ; aujourd’hui même une grande affliction est tombée sur nous… Nos pleurs, nos lamentations nous ont tout à fait changées… Veuillez nous excuser et nous plaindre. »

Là dessus Bell cacha sa tête dans son tablier, comme pour épargner à l’étrangère la vue de ses yeux rougis et gonflés par les larmes. Sylvia, dont la première impatience n’était qu’à moitié calmée, et qui regardait encore avec un certain mécontentement la personne introduite en dépit d’elle, s’était agenouillée aux pieds de sa mère et la tenait fortement embrassée. Celle-ci, tout à coup, abaissant son tablier :

« Vous avez froid, vous êtes mouillée, reprit-elle… Approchez du feu, séchez-vous !… Vous savez peut-être que c’est que d’avoir tant à penser… Excusez-nous, je vous prie !

— Merci, merci de vos bontés ! » dit Hester que touchaient profondément les efforts de la vieille femme pour faire prévaloir sur les inspirations de sa douleur celles d’une généreuse hospitalité. Puis elle se nomma et fit sommairement connaître l’objet de sa mission. Avant même qu’elle eût achevé de parler, Bell était sur pied, cherchant à la hâte tout ce qu’il lui fallait pour se mettre en route. Sylvia, moins confiante, s’était mise à questionner Hester.

« Dans quel but, demanda-t-elle, mon père doit-il faire le voyage d’York ?… Pourquoi Philip nous a-t-il quittées ?… Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ? »

Hester, en réponse à cette dernière question, donna fort exactement les explications qui lui avaient été dictées ; mais il lui semblait étrange qu’on se méfiât de Philip et qu’on hésitât si longtemps lorsqu’il conseillait de se hâter. Sa surprise, probablement, se trahit par quelques paroles, car Sylvia lui répondit avec une sorte de cri d’angoisse :

« Peut-être, disait-elle, peut-être vous fais-je des questions étranges ; peut-être me trouvez-vous mal apprise et m’accusez-vous d’impolitesse… Mais vos réponses, sachez-le bien, ne m’importent guère… Je n’ai d’autre souci que de revoir ici mon pauvre père… À peine sais-je ce que je dis, et bien moins encore pourquoi je le dis… La patience de ma mère me met hors de moi… Mais voyons, dites… quand il aura lui-même expliqué ce qu’il a fait, on nous le renverra, n’est-il pas vrai ? »

Elle avait pris tout à coup un ton suppliant, comme si la décision relative à son père dépendait d’Hester elle-même. Celle-ci, pour toute réponse, secoua la tête. Sylvia vint alors près d’elle, et lui prenant les mains qu’elle caressait presque :

« York-Castle, lui disait-elle… on y envoie les voleurs et les bandits, mais un honnête homme tel que mon père… »

Hester posa sa main sur l’épaule de Sylvia, par un mouvement affectueux et doux :

« Philip vous dira ce qui en est, répondit-elle, usant de ce nom comme d’une sorte de charme ; — et pour elle, en effet, il avait des vertus magiques. — Venez trouver Philip, » reprit-elle encore, insistant pour le départ.

Et Sylvia, qu’elle avait enfin persuadée, se mit à se préparer, en se disant à part elle :

« Allons voir mon père ; c’est lui qui me dira tout. »

Et elle ajouta au moment de se mettre en route, se tournant vers Hester :

« Tu es une bonne fille, en somme… Auprès de ma mère tu vaudrais bien mieux que moi… Je ne suis qu’un embarras, une charge, et depuis quelque temps, il semble que je ne puisse servir à rien, ni à personne. »

Ce n’était pas le moment de démontrer à Sylvia qu’elle se trompait. Hester se contenta donc de la suppléer auprès de Bell Robson, à qui elle prodigua tous les soins de la plus tendre fille. Sylvia ne fit que frissonner et pleurer tout le temps de la route. Elle ne parlait, elle ne s’inquiétait que de son père. Quand elles arrivèrent à la porte de Philip, cette porte s’ouvrit d’elle-même avant qu’elles ne fussent descendues. Quelqu’un, bien évidemment, les guettait de loin. Phœbé, l’ancienne domestique, une des dépendances de la maison où elle servait depuis plus de vingt ans, sortit dans la rue, tenant à la main un flambeau qu’elle protégeait de son mieux contre le vent, tandis que Philip aidait mistress Robson à descendre par le fond de la voiture. Hester, sur le devant, montée la dernière, devait être la première à sortir. Au moment où elle se levait, elle sentit sur son bras se poser la petite main de Sylvia.

« Croyez bien, lui disait celle-ci, que je vous suis reconnaissante… Je vous prie de me pardonner la dureté de mon langage… Mais, voyez-vous, ces craintes au sujet de mon père m’ont vraiment brisé le cœur. »

Ces mots furent prononcés avec un accent si plaintif, si imprégné de larmes, qu’Hester ne put s’empêcher d’être émue. Elle se pencha vers Sylvia, lui baisa la joue, et descendit ensuite, sans trouver aucune assistance, du côté que personne ne songeait à éclairer. Philip, pour qui elle venait d’accomplir cette rude mission, pensait à toute autre chose qu’à l’en remercier. En regardant derrière elle, au moment de tourner le coin de la rue, elle le vit, s’apprêtant à recevoir dans ses bras Sylvia suspendue encore au bord de la roue ; ils entrèrent ensuite dans cette maison éclairée, attiédie pour la recevoir ; la carriole repartit lestement, jetant à droite et à gauche la clarté de ses deux lanternes ; et à travers les froides ténèbres, sous la pluie qui tombait à torrents, Hester s’en retourna chez elle, le cœur plus las, plus attristé qu’elle n’eût voulu se l’avouer à elle-même.

Malgré ses, appréhensions pour le compte de Daniel Robson, malgré la chaleureuse sympathie qu’il accordait aux chagrins de Sylvia et de sa mère, Philip ne pouvait s’empêcher de pratiquer avec une joie secrète, à l’égard de sa bien-aimée, les rites hospitaliers. Au grand regret de Phœbé, il avait déployé ce jour-là un luxe qui ne lui était pas habituel. La cheminée flambait ; deux longues bougies, ou plutôt deux cierges, brûlaient simultanément sur la table ; mais ni l’une ni l’autre de ses deux hôtesses ne prenaient garde à tous ces apprêts. Bell Robson, malgré sa fatigue, voulait sans retard aller trouver Daniel, et on eut grande peine à lui faire comprendre qu’elle ne serait pas admise, à pareille heure, dans la geôle municipale. Comme elle insistait, malgré tout, pour qu’on fît passer à son mari l’écharpe de flanelle indispensable à ses rhumatismes, Philip, toujours complaisant, se chargea de la commission ; et c’était là de sa part un grand sacrifice, dans ce moment où la présence de Sylvia chez lui, comblant les plus chers de ses vœux, donnait son prix à chaque minute. Quand il revint, il trouva Sylvia qui, victorieuse à grand’peine de quelques scrupules hospitaliers, s’était décidée à préparer le thé de sa mère. Ce fut là une grande joie, saluée comme un heureux présage par le maître de la maison. Mais la jeune fille était triste, agitée. Lorsqu’elle eut décidé Bell Robson à se mettre au lit, elle descendit auprès de son cousin à qui tout d’abord elle n’adressa pas la parole ; pour lui, l’examinant à la dérobée, il voyait de grosses larmes couler le long de ses joues, sans qu’elle songeât le moins du monde à les étancher avec le coin de son tablier.

« Philip ! lui dit-elle enfin le regardant tout à coup au visage, ne le délivreront-ils pas bientôt ?… Et, mettant les choses au pis, que peuvent-ils bien lui faire ? »

C’était là précisément la question qu’il redoutait le plus. Aussi ne se pressa-t-il pas d’y répondre.

« Parle donc, parle ! reprit-elle avec impétuosité… Je vois bien que tu sais à quoi t’en tenir. »

Il fallait s’exécuter, et sans délai. Ses réflexions ne lui fournissant rien de mieux :

« Il est, dit-il, accusé de félonie.

— De félonie ? reprit-elle… Il faut lui en vouloir beaucoup pour se servir de pareils mots en ce qui le concerne… Je ne te comprends pas, véritablement, quand tu me parles de « félonie, » continua-t-elle presque offensée.

— C’est le mot dont se servent les avocats, dit tristement Philip… Je ne l’ai pas inventé. »

Puis, pour détourner l’entretien, il feignit d’aller donner quelques ordres à Phœbé. Pendant sa courte absence, la jeune fille avait rassemblé ses idées. Elle revint à la charge.

« Supposons qu’ils l’envoient à York… Supposons qu’il passe aux assises, quelle serait, dis-moi, sa pire chance ? »

Sous le coup d’œil pénétrant qu’elle lui jetait en parlant ainsi, Philip ne savait que devenir.

« Ils peuvent, dit-il à regret, ils peuvent l’envoyer à Botany-Bay. »

Il savait, à part lui, qu’un dénoûment encore plus sinistre était à redouter, et toute sa crainte était de le laisser entrevoir. Mais ce qu’il venait de dire allait tellement au delà des appréhensions de la jeune fille, qu’elle ne put se rien figurer au delà. Devant cette seule idée, que son père se trouvait en passe d’être condamné à la déportation, elle demeura muette d’horreur, les yeux dilatés, les lèvres pâles, et regardant toujours Philip comme s’il l’eût fascinée, elle finit par se laisser tomber, en balbutiant quelques paroles inarticulées, sur un siége placé près d’elle.

S’agenouillant aussitôt à ses pieds, commençant vingt phrases qu’il n’achevait pas, baisant sa robe dans un élan passionné, sans qu’elle écoutât aucune de ses paroles, sans qu’elle prît garde à aucun de ses gestes :

« Sylvia ! disait-il, Sylvia ! — et encore fallait-il contenir sa voix pour ne pas éveiller la pauvre femme qui dormait en haut, — ne déchire pas ainsi, ne déchire pas mon cœur !… Écoute, Sylvia !… Je ferai tout ce qu’il est possible de faire… Tout ce que j’ai pu mettre de côté… Tout mon sang jusqu’à la dernière goutte… Ma vie, s’il le faut, pour sauver la sienne…

— La sienne ? reprit-elle, laissant retomber ses mains dans lesquelles elle avait caché son visage, et cherchant à lire jusqu’au plus profond de son cœur… Qui parle d’attenter à sa vie ?… Tu perds la tête, Philip, je le suppose du moins… »

Elle eût bien voulu le supposer ; mais, en somme, la triste vérité se faisait jour, car elle ne pleurait plus, elle ne tremblait plus, elle ne respirait presque plus, immobile comme la pierre. Cette heure fatale lui dérobait sa jeunesse.

« Tu penses donc qu’ils peuvent nous le tuer ? » dit-elle après une longue pause, parlant à voix basse et avec une sorte de solennité.

Philip détourna son visage sans pouvoir articuler un seul mot. Le silence redevint profond et dura quelque temps encore, interrompu seulement çà et là par les mouvements que se donnait Phœbé.

« Il ne faut pas que ma mère le sache, reprit Sylvia du même ton que naguère.

— Mais, dit Philip, pourquoi tout d’abord prévoir le pire ?… La transportation est bien plus probable : et d’ailleurs, il peut être reconnu innocent.

— Non, dit Sylvia, comme si toute espérance lui était impossible, comme si elle lisait déjà la sentence fatale dans le livre de l’avenir… Ils le tueront, c’est certain… Oh ! mon père ! mon père !… »

Et pour étouffer ses cris qu’elle ne pouvait contenir, elle enfonçait son tablier dans sa bouche, serrant en même temps la main de Philip, et d’une force telle que cette étreinte, à la longue, devint un véritable supplice. Pour une pareille agonie, il n’avait pas de consolations ; mais, sans pouvoir s’en empêcher — et par le mouvement irrésistible qui nous pousse vers un enfant blessé, — il se pencha vers elle, et d’un baiser tremblant effleura sa joue… Elle ne le repoussa point ; — probablement elle ne s’était aperçue de rien.

Phœbé entrait au même moment. Philip, qui la vit, devina ce qu’allait penser la vieille femme ; mais il lui fallut rappeler Sylvia, plusieurs fois de suite, au sentiment de la situation présente. Sa mère, lui répétait-il, attendait la boisson fortifiante que Phœbé venait de préparer pour elle.

« Allons, dit Sylvia ; mais j’aimerais mieux affronter la présence d’un mort… Si elle me questionne, Philip, que lui dirai-je ?

— Elle ne vous questionnera pas, répondit-il, si elle ne voit en vous rien qui l’étonne… Dites-lui d’ailleurs, de s’adresser à moi ; je lui cacherai le plus longtemps possible ce qu’elle doit ignorer… Je m’y prendrai mieux qu’avec toi, Sylvia, continua-t-il avec un triste sourire, dans lequel se peignait une espèce de remords.

— Ne te fais aucun reproche, reprit la jeune fille, voyant qu’il regrettait d’avoir trop parlé… C’est moi-même qui me suis attiré cet aveu… J’ai voulu la vérité à tout prix, sans savoir si j’aurais la force de la supporter… Maintenant, Dieu me vienne en aide ! continua-t-elle d’un ton plaintif.

— Dieu et moi, Sylvia, si vous me le permettez… Je vous aime depuis bien des années… Et il serait affreux pour moi de penser que cet amour ne peut en rien servir votre détresse.

— Cousin Philip, répondit-elle avec cet accent immuable que sa voix avait eu depuis la terrible révélation, et où se retrouvait la rigidité de ses traits devenus marbre, tu es pour moi un véritable consolateur… Je ne saurais sans toi comment supporter la vie,… mais je ne puis me rattacher à aucune pensée comme celle dont tu parles… Je n’ai que deux êtres devant les yeux : celui qui vit encore, et celui que la Mort m’a pris. »