Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/13

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 230-236).
2e partie

XIII

JOURS TÉNÉBREUX.

Philip avait quelques fonds placés dans la banque des Foster ; il épuisa chez eux son crédit, il alla même jusqu’à solliciter d’eux quelques avances, à leur grande surprise et à leur grande consternation ; mais il fallait à tout prix organiser la défense de Daniel Robson, avant l’ouverture des assises d’York. Bell, de son côté, ramassant de droite et de gauche tout ce qu’elle pouvait emprunter, versait à mesure dans les mains de Philip, les menues sommes qu’elle se procurait ainsi, et se figurait l’avoir placé à la tête d’un trésor. Les économies de Kester avaient de même été remises à Philip, et ce, nonobstant les arrière-pensées de l’honnête valet de ferme qui n’aimait guère ce nouveau patron, n’avait aucune confiance en lui, et le soupçonnait presque d’employer à soutenir le crédit naissant de sa maison toutes ces sommes énormes, selon Kester, qu’il voyait « fondre dans ses mains. » Pauvre Philip ! être l’objet de pareilles méfiances, au moment où il dépensait tout son avoir, et au delà, sans le dire à personne et en recommandant le secret à ses banquiers.

Nous venons de dire que Kester n’aimait pas Philip. Peut-être bien, à son insu, était-il jaloux de l’ascendant que le jeune cousin prenait peu à peu sur Sylvia : — sentiment bizarre en lui-même, plus bizarre encore par la manière dont il s’exprimait. Kester, effectivement, s’était pour ainsi dire constitué le gardien de la fidélité que Sylvia devait, selon lui, à son fiancé, défunt ou non. Un jour qu’il la lui rappelait en termes assez rudes, il provoqua chez la jeune fille une telle explosion de désespoir mêlé de rancune, qu’il se vit réduit à implorer humblement son pardon.

« Si tu n’étais pas Kester, lui dit-elle fléchissant enfin, je garderais un éternel souvenir de tes cruelles paroles… Dans ce moment-ci, vois-tu, je te hais !… Mais après tout je ne saurais faire que tu ne sois pas le bon vieux Kester d’autrefois,… et comment alors te refuser mon pardon ? »

Tout en parlant ainsi, elle s’était rapprochée de lui ; Kester prit entre ses mains calleuses la petite tête de Sylvia et la baisa doucement au front. Elle le regarda, les yeux encore pleins de larmes, et lui dit avec un accent moins irrité :

« Ne me rappelle jamais ces choses, vois-tu bien !… Ne prononce jamais le nom de…

— Je me couperais plutôt la langue, » interrompit-il.

Et il tint parole.

Philip, dans toutes ces allées et venues qui le rappelaient fréquemment à la ferme, ne reparlait plus de son amour. Il avait l’attitude, le langage du frère le plus tendre, mais rien au delà ; — ses craintes toujours croissantes ne lui laissaient pas d’autre alternative. Les prévisions de M. Donkin ne se trouvaient que trop vérifiées. Le gouvernement avait pris à cœur l’affaire du Randyvow, et semblait regarder comme absolument nécessaire que l’on fît enfin prévaloir une autorité trop souvent bravée. Ses agents inférieurs, charmés d’être soutenus, rivalisaient de zèle, afin qu’un exemple saisissant vînt terrifier les fauteurs de rébellion. À cet exposé menaçant, l’avocat chargé de défendre Daniel Robson ajoutait des détails qui venaient augmenter encore les craintes de Philip. Daniel s’obstinait à ne pas comprendre les périls de sa situation ; il semblait vouloir se perdre, de propos délibéré, par mille récriminations insensées contre les excès de la press-gang, et surtout contre l’odieux stratagème dont elle avait fait usage à Monkshaven, dans cette nuit fatale où s’étaient commis les désordres qu’on l’accusait d’avoir provoqués. Un pareil système de défense devait exaspérer les magistrats, et peut-être, — cela s’était vu, — faire interdire la parole au représentant de l’accusé.

Philip se gardait bien de communiquer ces navrants détails aux deux femmes dont il s’était constitué le protecteur. La santé de Bell allait s’affaiblissant tous les jours, et un voyage de vingt miles, comme celui d’York, était, lui disait-on, au-dessus de ses forces. Il ne fallait y songer pour elle que dans le cas le plus extrême, si son mari venait à être condamné. Sylvia et Philip, sur ce point, s’étaient mis tacitement d’accord, et le jeune homme, avant de quitter Monkshaven pour se rendre à l’ouverture des assises, prépara d’avance ce voyage suprême, en vue des circonstances qui pouvaient le rendre nécessaire.

On obtint par lui des nouvelles du prisonnier. Elles n’avaient rien de désespérant. Daniel, quoique un peu souffrant, ne perdait pas courage. Il poussait même ce courage jusqu’à la témérité, répétant volontiers à tout propos « qu’il ne se repentait de rien et se conduirait de même dans des circonstances analogues. » Les assises allaient s’ouvrir le douze mars, un dimanche, mais le sort de Robson ne se déciderait que le mardi suivant. À compter de la lettre qui renfermait ces détails, les deux femmes commencèrent à trouver le temps bien long et, le dimanche venu, elles allèrent ensemble offrir leurs prières à Celui dont la miséricorde infinie pouvait encore servir de bouclier au malheureux accusé. Après le service, — et comme elles s’en revenaient lentement l’une auprès de l’autre, sous la froide bise de mars, — Bell s’assit, épuisée de fatigue, sur le talus d’une haie. Sylvia, incapable de se taire plus longtemps et cédant à un irrésistible besoin d’expansion, lui fit part de tout ce qu’elles avaient à craindre. Sa mère l’écoutait avec moins de surprise, moins d’émotion qu’elle ne s’y était attendue. Levant tout à coup les bras vers le ciel et les laissant ensuite retomber sur ses genoux :

« Dieu nous mène,… dit la pauvre femme avec une certaine solennité. Il m’avait envoyé déjà le pressentiment de cet affreux malheur… Je ne t’en ai pas ouvert la bouche, mon enfant…

— C’est comme moi, mère ; je ne voulais pas t’en parler, parce que… Philip, d’ailleurs, a des espérances…

— Je le sais, reprit Bell, et, d’un autre côté, il me semble que si le Seigneur m’a délivrée de toute crainte, ce n’est pas pour abuser mon cœur… Il ne voudra pas rompre cette union par lui cimentée… Mes rêves m’ont dit que si Daniel venait à mourir, je ne serais pas condamnée à lui survivre longtemps… Comment, lui parti, mènerais-je la maison ?…

— Mais moi, moi ? gémissait Sylvia, tu oublies que j’existe, ma pauvre mère… Pense à ta fille, à son avenir !…

— Et me crois-tu donc capable de n’y pas songer, chère enfant ?… Tu n’as donc pas deviné les soucis dont j’étais rongée l’hiver dernier, au sujet de ce Kinraid ?… Maintenant, au contraire, que Philip et toi vous semblez d’accord… »

Sylvia frissonna et ouvrait déjà la bouche pour répondre, mais elle n’articula pas une seule parole.

« Maintenant que je sais ton sort assuré, je suis prête à suivre Daniel, si Dieu nous l’enlève…

— Cela ne sera pas, s’écria Sylvia, tout à coup relevée. Cela ne sera pas, Philip en est convaincu. »

Bell ne répondit qu’en secouant la tête, et les deux femmes se remirent en marche, Sylvia découragée et en même temps presque irritée par l’abattement où elle voyait sa mère. Mais avant la nuit, Bell semblait avoir perdu de vue toutes ses tristes pensées. Cette formule : « Quand ton père sera ici, » se retrouvait invariablement au début ou à la fin de tous les propos qu’elle adressait à sa fille, et celle-ci lui aurait demandé la raison de ce brusque changement, si elle n’eût été avertie, par un secret instinct, qu’il tenait chez sa mère à un affaiblissement déjà notoire de ses facultés mentales.

Comment passa le lundi, Dieu le sait. Mais, dès le mardi matin, à la pointe du jour, Bell était en l’air, plus vive et plus joyeuse que jamais.

« C’est pour aujourd’hui, disait-elle… Il faut, quand il reviendra, qu’il trouve tout en bon ordre.

— D’aucune façon, disait Sylvia qui n’avait pas encore quitté son lit, nous ne devons nous attendre à le voir revenir dès ce soir.

— Allons donc, petite !… Tu en es encore à savoir de quel pas revient un homme, quand sa femme et son enfant l’attendent… Et d’ailleurs, tout ceci sera fait. »

Sylvia, de plus en plus étonnée, n’ajouta rien et se figura que sa mère s’efforçait, par ce surcroît de travail, d’éloigner certaines pensées sinistres. Il en fut de même pour le dîner, vers midi ; et Sylvia eut toutes les peines du monde à convaincre sa mère qu’il fallait attendre le retour de Kester, parti le matin pour les champs comme de coutume. Elle n’y parvint qu’en cédant à un caprice de Bell, qu’elle accompagna sur la hauteur pour tâcher d’apercevoir au loin le voyageur espéré.

Une fois à table, Bell repoussa son assiette, sous prétexte « qu’il était trop tard et qu’elle n’avait plus faim. » Kester allait répondre que la demie était à peine sonnée, mais Sylvia, par un simple coup d’œil, lui commanda le silence, et le brave homme se remit à manger, essuyant par ci, par là, du revers de la main, une larme dont ses yeux étaient obscurcis.

« Je ne m’éloignerai pas de la journée, » dit-il tout bas à Sylvia, quand il fut sur le point de sortir.

Bell Robson trouvait le temps long, et se plaignait que le soir n’arrivât point ; elle finit, malgré tout, par s’engourdir sur son fauteuil, et Sylvia prit toute sorte de précautions pour ne la pas éveiller. Ce sommeil, paisible comme celui d’un enfant, dura fort heureusement jusqu’au coucher du soleil, et il n’était pas encore dissipé lorsque Sylvia, qui venait de préparer le thé de sa mère, aperçut derrière les vitres la figure de Kester qui lui faisait signe de sortir. Elle se déroba sur la pointe des pieds par l’arrière-cuisine dont la porte était restée ouverte, et en courant faillit heurter Philip qui, ne l’attendant pas de ce côté, lui tournait le dos. Il fit brusquement volte-face, et un simple coup d’œil jeté sur son visage suffit pour enlever toute espérance à la jeune fille : « Philip ! » s’écria-t-elle simplement, puis elle s’évanouit à ses pieds, et le bruit de sa chute retentit sur les pavés de la cour.

Il voulut soulever son corps, mais, dans l’état de fatigue où une longue marche l’avait laissé, cette tâche se trouva au-dessus de ses forces.

Kester accourut. À eux deux, ils la portèrent dans la maison. Là, tandis que le valet de ferme allait puiser de l’eau pour la lui jeter au visage, et tandis que Philip, agenouillé, soutenait dans ses bras la tête et le buste de la malheureuse enfant, une ombre vint se placer entre lui et le jour. Il leva les yeux et vit sa tante ; sa tante aussi digne, aussi calme que jamais.

« Mon enfant… dit-elle, s’asseyant à côté de Philip et lui enlevant doucement son précieux fardeau. Lève-toi, mon enfant, lève-toi !… Il faut partir, partir sans retard, maintenant qu’il a besoin de nous. Lève-toi !… Dieu nous donnera la force ! Les minutes valent des heures, lève-toi !… C’est plus tard que tu pleureras tout à loisir ! »

Sylvia ouvrit ses yeux voilés et reconnut la voix de sa mère. Les idées rentraient une à une dans son esprit. Elle se releva lentement et demeura debout, immobile, comme une personne étourdie par un coup violent et qui cherche à se raffermir sur ses jambes chancelantes. Puis, saisissant le bras de sa mère, elle dit d’une voix étrange et douce :

« Partons, si vous voulez !… Je suis prête. »