Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/05

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 293-304).
3e  partie

V

UN AVENTUREUX SOLDAT.

Elle s’était jetée sur un siége, toute frémissante. Philip, immobile, demeurait auprès d’elle, ignorant si elle le savait là, et n’ayant au fond qu’une pensée, celle de leur séparation définitive et sans retour. La voix de l’enfant se fit entendre encore ; nulle autre que Sylvia ne pouvait répondre à cet appel de la faim.

Elle se leva donc, et, dès les premiers pas, sembla chanceler. Philip, machinalement, s’avança pour la soutenir. Le regard indifférent qu’elle porta sur lui était toute une révélation ; c’était celui qu’elle eût jeté au premier meuble venu, table ou fauteuil, qui se fût offert à ses mains pour raffermir sa marche indécise. Mieux qu’aucun symptôme d’aversion, il effaça chez Philip les derniers vestiges d’une espérance quelconque.

Il la suivit de l’œil tandis qu’elle gravissait l’escalier à grand’peine et, lorsqu’elle eut disparu, il se laissa retomber sur un siége, cédant à une indicible prostration de toutes ses forces.

Après un temps plus ou moins long, la porte s’ouvrit, et Coulson entra, surpris de ne pas revoir Hepburn dans les magasins.

« Qu’as-tu donc, Philip ?… On te croirait malade… Il est neuf heures et demie, et je ne reconnais pas là ta ponctualité ordinaire. »

Philip rappelant à lui toutes ses pensées, — mais dirigé surtout par un instinct secret qui le mettait en garde contre tout ce qui pouvait nécessiter une explication, — se leva, balbutia quelques vagues excuses, et suivit son associé dont les yeux le guettaient à la dérobée.

Hester, elle aussi, remarqua l’espèce d’affaissement que révélait la physionomie de ce malheureux, et se sentit prise pour lui d’une immense pitié. Mais après ce premier regard qui lui donnait tant à pressentir, elle évita soigneusement de manifester une attention gênante. Sur son calme et doux visage une ombre seulement planait, et çà et là sa poitrine se gonflait de quelques soupirs.

C’était le jour du marché ; une foule bavarde affluait dans les magasins, et le sauvetage de la veille était le sujet de presque toutes les conversations. Un nom fut bientôt prononcé qui fit tressaillir Philip, et lui imposa l’attention la plus scrupuleuse. Ce nom revenait à chaque instant sur les lèvres d’une maîtresse d’hôtel dont la maison était principalement fréquentée par les marins. Elle racontait comment Kinraid, à bord du bâtiment caboteur, avait été reconnu par un des gens de l’équipage, nonobstant ce bel uniforme, qui d’ailleurs lui allait si bien ; — et qu’il n’aurait jamais porté, ajoutait la bonne femme, si la press-gang ne l’avait enrôlé un peu violemment au service du pays.

Kinraid, une fois reconnu, avait raconté son histoire, et comment il s’était trouvé sous les ordres d’un vaillant capitaine, sir Sidney Smith, fort enclin aux entreprises périlleuses. Il s’était agi, certain jour, d’enlever un vaisseau français, sous les batteries mêmes qui le protégeaient de leur feu. Kinraid, déjà raccommodé avec son nouveau métier, s’offrit comme volontaire. Son exemple en entraîna quelques autres ; mais, dans le courant de cette expédition tentée avec une audace héroïque, la plupart furent faits prisonniers et restèrent longtemps au pouvoir des Français. Puis, un beau jour, ils s’évadèrent dans un bateau pêcheur, et furent recueillis à bord de l’escadre anglaise qui croisait alors dans les eaux de la Manche.

« Alors, continua la brave femme — entourée maintenant d’un nombreux auditoire, et comme exaltée par l’attention qu’on lui prêtait, — alors le capitaine sir Sidney Smith fut promu à la dignité d’amiral, et celui que nous appelions Charley Kinraid, le specksioneer, reçut la commission de lieutenant… Il est maintenant couvert de gloire, et m’a fait l’honneur de coucher la nuit dernière dans ma pauvre maison ! »

Autour de Philip, à ce moment, s’éleva un bruit d’applaudissements enthousiastes et de joyeuses acclamations. Kinraid était donc l’idole du public, et rien de ce qui le concernait ne pouvait rester indifférent à la foule. Aux récits qui déjà circulaient sur son compte, quels détails allaient s’ajouter encore ? Dès demain, — peut-être dans la journée même, — tout Monkshaven serait au courant de la trahison pratiquée par Philip contre le héros du jour. On se dirait, (et avec quelle indignation !) comment ce dernier l’avait supplanté dans l’amour de Sylvia, au moyen d’une dissimulation coupable.

Philip comprenait toute la portée de pareils propos dans un pareil moment. Il se voyait déchu, en un instant, de l’estime péniblement achetée par ses longs travaux. Tout au moins serait-il à la merci de Kinraid, qui d’un mot pourrait le perdre. Aussi écoutait-il la tête basse, et perdu dans ses réflexions, tout ce qui se disait dans le groupe voisin. Une résolution en lui s’ébauchait. Il leva la tête pour se regarder dans le petit miroir où les clientes du magasin étudiaient l’effet des ajustements qu’elles voulaient acheter, — et alors son parti fut pris complétement.

Ce qu’il avait vu dans le miroir, c’était sa longue figure triste, envieillie, enlaidie encore par les souffrances de cette matinée funeste. Il comparait sa taille courbée, ses épaules voûtées, à la fière et martiale tournure de Kinraid, à ce beau visage brun rehaussé par le prestige de l’épaulette et de l’épée, à ces yeux noirs qu’il avait vus resplendir de tous les feux de la colère, à ces dents étincelantes qu’un sourire terrible lui avait révélées ; — et de cette comparaison naissait un découragement profond, une sorte de dégoût amer qu’il s’inspirait à lui-même.

Ce fut sous l’impression de ce sentiment, et de son désespoir inerte jusque-là, qu’il prit une résolution décisive.

Il fallait, coûte que coûte, se soustraire à l’insultante curiosité dont il allait devenir l’objet. Il fallait se dérober à l’opprobre, aux humiliations qui le menaçaient, soit chez lui, soit au dehors.

Il sortit du magasin, et traversant le salon, où il s’arrêta quelques instants, il monta, les dents serrées, à l’étage supérieur.

D’abord il entra dans l’espèce de chambre-alcôve où reposait son enfant. Nancy a raconté, depuis lors, combien elle fut surprise de le voir s’agenouiller à côté du berceau où dormait la petite Bella. Cette prière, à une heure si avancée du jour, confondait absolument la routine dévote de la rustique suivante.

Ensuite il se leva, se pencha vers l’enfant, et déposa sur son front un long baiser où semblait passer toute son âme.

De là, sur la pointe du pied, il se glissa dans la chambre où couchait sa tante, cette tante qui avait toujours été pour lui une amie fidèle. Il aimait à se dire que l’état actuel de sa raison allait lui épargner bien des chagrins.

Jamais il n’avait songé à revoir Sylvia ; il n’osait affronter la haine et le mépris qu’elle ne manquerait pas de lui témoigner. Mais elle était là, couchée à côté de sa mère, et semblait s’être endormie. Mistress Robson dormait, elle aussi, le visage tourné vers la muraille. Philip ne put s’empêcher de jeter sur sa femme un dernier regard. On eût dit que, même dans son sommeil, elle ne voulait pas le voir ; elle avait la tête inclinée dans le même sens que sa mère, mais il pouvait discerner et les traces de larmes sur ses joues, et le gonflement de ses paupières, et la vibration nerveuse de ses lèvres. Il s’inclina pour baiser sa petite main qui pendait à côté du lit ; mais aussitôt qu’elle se sentit effleurer par sa chaude haleine, cette main se retira vivement et un frisson passa tout le long du corps étendu.

Il comprit alors que Sylvia ne dormait pas, et que simplement elle gisait là, comme écrasée sous son fardeau de misères, — de ces misères qu’il avait à se reprocher.

Un soupir profond sortit de ses lèvres ; mais il quitta la chambre, descendit l’escalier, et avant de s’éloigner pour toujours, se hasarda seulement à rentrer dans le salon. Il y avait là deux silhouettes, — celle de Sylvia et la sienne, — exécutées pendant le premier mois de leur mariage par quelque « artiste » errant (si toutefois ce n’est pas profaner ce mot). Elles étaient accrochées au mur dans de petits cadres en bois, de forme ovale ; — noirs profils relevés d’or, et rappelant la forme humaine d’aussi loin qu’on le puisse imaginer. Après avoir contemplé une minute ou deux le portrait de Sylvia, Philip s’en saisit, poussé par une irrésistible convoitise, et le glissa sous son gilet, qu’il reboutonna soigneusement.

C’était là tout ce qu’il emportait de chez lui.

Il voulut sortir par la porte donnant sur le quai. La rivière était là, et peut-être ses eaux paisibles lui eussent-elles offert une tentation funeste. Mais des groupes nombreux étaient réunis sur la berge, et leur seul aspect fit rebrousser chemin à Philip, qui trouva bientôt une autre issue pour revenir dans la Grand’Rue ; il la traversa presque en droite ligne pour gagner un passage bien connu, au bout duquel un escalier grossièrement taillé dans le roc le mena bientôt sur la hauteur, à la limite des vastes marécages qui s’étendaient à perte de vue. Cette rude ascension, rapidement accomplie, l’avait mis hors d’haleine. Il s’arrêta donc et, du sommet, jeta sur la ville un regard d’adieu. Coupée en deux par la rivière étincelante, elle lui apparaissait maintenant tout entière au bord de la mer soulevée, avec son petit port hérissé de mâts, ses maisons aux toits irréguliers. Le long des quais ses yeux cherchaient machinalement à discerner, parmi celles-ci, la demeure où il venait de laisser tant d’êtres chéris. Il la reconnut sous cet aspect nouveau ; il distingua le mince filet de fumée bleue qui s’échappait de ce foyer domestique auprès duquel il ne devait plus s’asseoir.

Cette cruelle idée, comme un aiguillon puissant, le fit repartir à l’instant même, sans qu’il sût où il allait, sans qu’il en prît le moindre souci. Il traversa les champs labourés où les blés, à peine sortis de terre, commençaient à verdir. Il tourna le dos, avec un mouvement d’amertume, à cette vaste mer où le soleil se mirait ; il s’enfonça dans les vastes pâturages de l’intérieur, gravissant ces cimes à l’herbe courte sur lesquelles planaient en chantant les joyeuses alouettes. Il marchait toujours devant lui, si indifférent à la morsure des ronces et aux obstacles des buissons, que le noir bétail de ces régions sauvages, cessant parfois de brouter et levant la tête, le suivait du regard avec un étonnement stupide.

Maintenant il était arrivé par delà les espaces clos et les murs de pierre. Dans les marécages bruns et désolés, revêtus encore de leurs bruyères sèches, de leurs fougères jaunies, de leurs genêts épineux, il avançait toujours, foulant aux pieds, broyant les tendres pousses de l’année, sans prendre garde aux cris subits du pluvier effarouché ; on l’eût dit pressé, poussé par le fouet sanglant des Furies. Pour unique soulagement à ses pensées amères, pour unique moyen d’oublier et les froids regards, et les âpres paroles de l’inflexible Sylvia, il n’avait que ce violent exercice, cette course aveugle, effrénée, presque folle.

Elle continua ainsi jusqu’à l’heure où les ombres du soir, tempérées par des clartés rougeâtres, tombèrent sur ces grands espaces déserts.

Jusque-là, il avait évité à dessein les routes et les sentiers qui lui faisaient craindre de rencontrer quelqu’un ; l’instinct énergique de la conservation, la gêne de ses membres endoloris, les battements inégaux de son cœur fatigué, l’espèce de brouillard qui se plaçait parfois entre ses yeux et l’horizon l’avertirent qu’il fallait se résoudre, soit à chercher un abri et un morceau de pain, soit à se coucher dans l’herbe épaisse pour y attendre la mort. Ses chutes devenaient de plus en plus fréquentes ; le plus léger obstacle le faisait trébucher. Il avait dépassé la région où paissent les bœufs ; il ne rencontrait plus que des moutons à tête noire, et ceux-là aussi, cessant de brouter, le regardaient avec stupeur. Son imagination commençait à s’égarer et il lui semblait reconnaître, parmi ces niaises physionomies d’animaux, quelques-unes de ces figures placides comme il en voyait souvent à Monkshaven, dans cette petite ville déjà si loin, si loin de lui.

« Si tu n’y prends garde, lui cria quelqu’un, tu vas te laisser surprendre par la nuit. »

Philip regarda de quel côté venait la voix.

Un vieux berger aux jambes roidies, vêtu d’une pauvre blouse, était à une centaine de pas. Sans rien répondre, Philip se traîna péniblement vers cet homme.

« Seigneur Dieu, reprit le berger, d’où viens-tu donc ?… Il faut que tu aies rencontré le Vieil Harry[1], car tu as la mine terriblement longue.

— J’ai perdu mon chemin et voilà tout, répliqua notre voyageur, affectant un sang-froid qui lui coûtait un immense effort sur lui-même.

— C’est perdre beaucoup dans ce pays-ci, repartit le berger, et tu es heureux que je sois venu voir à mes brebis… Au surplus, les Trois Griffons ne sont pas loin, et une bonne soupe à l’eau-de-vie te remettra le cœur. »

Philip suivit son guide à grand’peine. Il n’y voyait presque plus et se dirigeait d’après le bruit des pas. La lenteur de sa marche, ses arrêts fréquents impatientaient le berger qui marmottait entre ses dents, çà et là, quelques imprécations désobligeantes. Le sentiment qui les dictait n’avait rien en soi de très-fâcheux, mais la haine même et l’outrage n’auraient ni surpris Philip, ni soulevé en lui le moindre ressentiment.

Ils arrivèrent à une espèce de chaussée naturelle jetée en travers des marais ; à quelque cent pas devant eux était une sorte de petit cabaret dont le foyer jetait au dehors un reflet ardent.

« C’est là, dit le vieillard, tu ne peux maintenant t’y tromper… Et encore, je n’en sais rien… Tu as l’air si embarrassé de ta personne… »

Aussi continua-t-il de le guider, pour le remettre sain et sauf aux mains de l’hôte.

« Voici, disait-il, un gaillard que j’ai trouvé là-bas marchant en zig zag comme s’il était ivre… Je crois cependant qu’il n’a pas bu, mais sa tête me semble un peu dérangée.

— Non, dit Philip se laissant aller sur le premier banc venu… J’ai ma tête à moi, mais les forces me manquent… Je me suis perdu… » Il n’en dit pas davantage, et tomba évanoui.

Il se trouvait là, par grand hasard, un sergent des soldats de marine qui, comme Philip, avait perdu sa route. Il en profitait pour rester à boire avec deux ou trois manants qu’il émerveillait de ses étonnants récits, et que retenait d’ailleurs auprès de lui l’espérance de quelque « tournée » gratuite.

Au moment où il vit tomber Philip, le sergent s’était déjà levé pour lui apporter son cruchon de bière dans lequel, selon la coutume du Yorkshire, il avait ajouté un petit verre de gin. Il en fit couler une partie sur le visage de Philip ; quelques gouttes se frayèrent un chemin entre les lèvres pâles de ce malheureux et le ranimèrent presque aussitôt.

« Apportez de quoi manger, notre hôte ! s’écria le sergent… Au besoin, c’est moi qui paye. »

Un grossier pain d’orge, un morceau de lard froid furent bientôt sur la table. Le sergent demanda du poivre et du sel, hacha menu ces aliments épicés avec soin, et les administra au malade par cuillerées, pressant d’ailleurs Philip d’avaler de temps en temps quelques gorgées de la liqueur placée devant lui.

Une soif brûlante, qui aurait fort bien pu se passer de tant de stimulants, s’était emparée de Philip, et il buvait à longs traits, sans se rendre compte du liquide qu’il absorbait ainsi. Sur un homme d’habitudes aussi sobres, pareille boisson ne pouvait manquer d’avoir effet, et son imagination s’exalta bientôt.

Il avait devant les yeux, dans son joyeux uniforme rouge, ce beau militaire si gai, si alerte, si insouciant, — admiré, respecté de tous par cela même qu’il appartenait à la profession des armes. Ne se pouvait-il donc pas que s’il revenait un jour à Monkshaven avec ce brillant costume, ces martiales allures, Philip parvînt à reconquérir le cœur de Sylvia ? Naturellement brave, l’idée du danger à courir, si elle s’offrit à lui, ne devait pas l’arrêter longtemps. Il se crut très-habile en abordant avec son nouvel ami la question d’enrôlement ; mais il avait affaire à un homme autrement madré que lui, et qui savait d’ailleurs, par expérience, comment les « pêcheurs d’hommes » amorcent leur proie.

Philip avait bien quelques années de plus que l’âge réglementaire ; mais — à cette époque où la consommation militaire était si grande, — on ne regardait pas de fort près à de si minces détails. Le sergent se mit donc à pérorer sur les avantages qu’un homme ayant reçu de l’éducation devait inévitablement trouver dans le corps spécial auquel il se félicitait d’appartenir ; — un tel homme inévitablement devait monter en grade ; — tout au plus pourrait-il, le voulant bien et à grand’peine, demeurer simple soldat. C’est ainsi que le sergent envisageait la question.

Plus Philip essayait de réfléchir et plus, dans son étourdissement, il avait peine à rassembler deux idées de suite.

Enfin, par une sorte d’escamotage, il se trouva qu’il avait, dans le creux de sa main, le fatal shilling qui constitue les arrhes de l’embauchage militaire ; et il avait promis de se rendre le lendemain matin devant le magistrat le plus proche, pour y prêter serment comme soldat d’infanterie dans la marine de Sa Majesté. À partir de ce moment, ses souvenirs confus ne lui rappelèrent plus rien.

Il se réveilla sur un petit lit de camp dressé pour lui dans la chambre du sergent, lequel dormait du sommeil du juste. Les souvenirs amers de la veille lui revinrent l’un après l’autre, et le rendirent indifférent au destin qu’il s’était fait.

La prime d’engagement lui avait été remise, il le savait ; et bien qu’à la rigueur il eût pu réclamer contre l’espèce de stratagème dont il avait été dupe, — bien qu’il ne conservât aucune espérance, et d’ailleurs aucun souci, des avantages qu’on avait fait luire à ses yeux, — il se résignait, dans son accablement inerte, à suivre la voie ouverte devant lui et d’où il n’eût pu sortir que par un puissant effort de volonté. Tout ce qui le séparait de sa vie antérieure, tout ce qui pouvait la lui faire oublier, était accueilli comme un bienfait ; il saluait de même tout ce qui devait multiplier ses chances de mort, en lui épargnant toutefois la nécessité coupable d’attenter lui-même à ses jours. Et enfin, dans les plus intimes profondeurs de sa pensée, il retrouva, mais à l’état de cadavre, le rêve brillant qu’il avait fait la veille ; ce rêve de gloire et de beauté, ce rêve où l’amour que Sylvia lui avait toujours refusé devenait enfin la récompense de tant d’efforts.

Cette vision de l’ivresse ne lui arracha qu’un soupir, et son morne désespoir repoussa les consolations que lui offrait une pareille chimère. Le sergent, cependant, qui l’avait en vain convié à prendre sa part d’un déjeuner commandé avec quelque recherche, surveillait du coin de l’œil sa nouvelle recrue, prévoyant une remontrance et redoutant une fuite soudaine.

Ce fut dans le silence le plus docile, sans articuler une syllabe de repentir ou de regret, que Philip se laissa conduire, à deux ou trois milles de l’auberge, devant le juge de paix Cholmeley, de Holm-Fell-Hall, où il fut définitivement enrôlé au service de Sa Majesté sous le pseudonyme de Stephen Freeman.

Avec un nouveau nom il commençait une nouvelle vie. Mais celle qu’on a vécu subsiste à jamais !

  1. Nom familier du Malin Esprit.