Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/06

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 304-308).

VI

CE QU’ON NE DIT PAS.

Deux heures après la disparition de Philip, Hester se trouvait seule dans le magasin. C’était le moment du diner, et tout Monkshaven était à table. La tête appuyée dans ses mains, elle songeait tristement à ce qui s’était passé, la veille au soir, entre Philip et Sylvia. Fallait-il donc croire qu’ils n’étaient pas heureux l’un par l’autre, et, cela étant, quelle surprise, quelle énigme… Qu’il lui eût semblé facile de consacrer sa vie entière à Philip, de lui soumettre en tout sa volonté, de ne songer qu’à son bien-être ! Bien souvent, ainsi jugées du dehors, les dissidences conjugales semblent inexplicables : elles le sont parfois pour ceux-là même qui s’y trouvent directement mêlés. Faut-il s’étonner du trouble et de la gêne d’esprit où Hester demeurait plongée, en face de ce démenti donné à toutes ses prévisions, à tous ses calculs ?

Le docteur Morgan, le médecin de la famille, vint l’arracher à ces préoccupations mélancoliques.

« Vous êtes donc seule, Hester ?… Coulson, Hepburn où sont-ils ?… Hepburn, surtout, j’ai besoin de lui… Sa femme est dans une situation pénible… Pouvez-vous m’apprendre où il est ?

— Sylvia, dites-vous ?… Mais j’ai passé la soirée avec elle, et rien n’annonçait…

— Sans doute, sans doute. Mais bien des choses arrivent en quelques heures… Mistress Robson est mourante… Peut-être est-elle morte, au moment où je vous parle… Hepburn devrait être auprès de sa femme… Ne pourriez-vous l’envoyer chercher ? »

Un messager partit aussitôt, dépêché vers la maison des Foster, chez qui on supposait que Philip avait pu aller chercher quelques fonds, requis pour ses échéances ; mais, de toute la matinée, on ne l’avait pas vu dans les bureaux de la banque. D’autres recherches furent faites, et par Hester, et par le docteur, et par Coulson, mais sans aucun résultat. Phœbé l’avait vu passer sous la fenêtre de la cuisine, et ce devait être, disait-elle, un peu avant onze heures ; deux gamins des rues croyaient l’avoir rencontré sur le quai, au milieu d’un groupe de marins ; mais ces derniers, retrouvés et reconnus à grand’peine, ne se rappelaient rien de pareil.

Avant qu’il fît nuit, toute la ville était préoccupée de cette étrange disparition. Avant qu’il fît nuit, Bell Robson avait rendu son âme à Dieu, et Sylvia, les yeux secs, persistait dans sa stupeur immobile, moins émue que personne, en apparence du moins, par les incidents de cette journée. Son enfant seule lui donnait encore quelque souci ; elle la tenait serrée dans ses bras, et le docteur Morgan ordonna qu’elle lui fût laissée, pensant que le voisinage de ce petit être déterminerait sans doute, à la longue, une effusion de larmes, un élan de sensibilité qu’il fallait provoquer à tout prix.

On craignait qu’elle ne s’informât de son mari dont l’absence, en de pareils moments, devait lui paraître singulière. Mais elle n’en dit pas un mot. On la voyait, seulement, chaque fois que la porte s’ouvrait, tourner les yeux de ce côté avec une sorte d’inquiétude. Elle attendait probablement celui qu’on cherchait de toutes parts sans le trouver.

Le docteur Morgan se chargea, dans la soirée, de la communication embarrassante que l’absence d’Hepburn rendait inévitable. Affectant la plus complète sécurité, il parla de cette absence inopportune comme d’un incident sans importance dont on aurait l’explication dès le lendemain. Il épiait, cependant, l’effet de ses paroles. Sylvia poussa un soupir, et ce fut tout. Mais au moment où il allait se retirer, elle lui demanda, levant un peu la tête :

« Combien de temps croyez-vous, docteur, qu’elle soit demeurée sans connaissance ?… Avant de tomber dans cette espèce de sommeil bizarre, supposez-vous qu’elle pût entendre ce qui se disait autour de son lit.

— Ceci, répliqua-t-il, dépend de bien des circonstances… Vous rappelez-vous ?…

— Je ne me rappelle rien, cher docteur… Il est arrivé tant de choses… et je souffre tellement de la tête… Seriez-vous assez bon pour me laisser seule ? »

Il sortit effectivement, mais ce fut pour lui envoyer Hester, qui trouva la porte close et le verrou poussé.

« C’est étonnant, dit le médecin, elle ne semble pas le moins du monde inquiète de son mari. »

À ces mots, Hester et Phœbé détournèrent les yeux, évitant de se regarder. Toutes deux, à l’aide de leurs souvenirs, s’expliquaient la conduite de Sylvia. Elles se séparèrent, quand le docteur fut parti, sans oser se faire part de leurs tristes conjectures.

Le lendemain, il y eut foule dans le magasin. Chacun y venait faire provision de commérages pour défrayer la curiosité des bourgeois de Monkshaven, et la pauvre Hester eut mainte fois envie de se jeter aux genoux de Coulson, afin qu’il cessât de répéter et redire en cent façons les détails d’un récit dont chaque parole la blessait au cœur.

Une des personnes présentes s’avisa de remarquer la coïncidence du retour de Kinraid avec le mystérieux départ de master Hepburn.

« Ainsi va le monde, répondit Coulson volontiers sentencieux… Tel qu’on croyait mort se retrouve bien portant, et quant à Philip, tout vivant qu’il fût, il semblait bon à mettre en terre lorsque je le vis mercredi dernier entrer dans les magasins. »

Pendant tous ces propos, on apprêtait les funérailles de mistress Robson. À la grande surprise d’un chacun, Sylvia, — qui n’était pas sortie de sa chambre depuis la mort de sa mère et qu’on supposait ne rien savoir de ce qui se passait dans la maison, — déclara formellement qu’elle accompagnerait le cortége au cimetière. Personne à cet égard, n’avait d’autre droit que celui des remontrances. Le docteur Morgan espérait d’ailleurs, que dans le cours de cette solennité quelque incident inattendu viendrait déterminer la crise de larmes sur laquelle il comptait pour débarrasser Sylvia de ses intolérables douleurs de tête. Ce fut, en effet, ce qui arriva.

Jusqu’au moment où les assistants se formèrent en rond autour de la fosse, Sylvia était demeurée aussi impassible que jamais. Elle vit alors Kester, dans ses habits du dimanche, un bout de crêpe neuf autour de son chapeau et pleurant, comme si son cœur allait se briser, sur la bière de sa chère maîtresse.

Ces regrets si sincères, ce spectacle imprévu firent enfin couler les larmes de Sylvia, et l’explosion de sa douleur fut si terrible que la bonne Hester, chargée de l’accompagner, craignit qu’elle ne pût assister jusqu’au bout à la triste cérémonie. Sylvia, néanmoins, s’imposa ce pénible effort, et faisant ensuite un détour pour rejoindre Kester : — « Viens me voir, viens me voir, » lui dit-elle, à travers ses larmes.

L’honnête vieillard, qui pleurait aussi, ne lui répondit que par un signe de tête.