Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/07

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 308-318).
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3e partie

VII

NOUVELLES MYSTÉRIEUSES.

Kester fut introduit dans le salon où Sylvia était assise, sa fille sur ses genoux. Elle ne savait plus se séparer de cette enfant, unique lien qui la rattachât à la vie.

« Ne me parle pas de ma mère, se hâta-t-elle de dire à Kester, en prenant la main calleuse qu’il lui tendait ; elle est bien heureuse d’être partie… » Puis, comprimant tout à coup ses larmes :

« À propos, Kester, reprit-elle toujours très-vite, Charley Kinraid n’est pas mort… Le savais-tu ?… Mardi, lundi, je ne sais, il était ici.

— Je le savais vivant, mais j’ignorais que tu l’eusses vu, répondit Kester… Je me réjouissais de penser que, pendant tout le temps de son séjour, tu avais été retenue auprès de ta mère.

— Il est donc parti ? demanda Sylvia.

— Certes, et depuis plusieurs jours… Si je ne me trompe, il n’est resté qu’une nuit… Et je m’étais figuré que, te voyant mariée…

— Kester, interrompit Sylvia penchée en avant et parlant à voix basse… Je l’ai vu… ici même,… en présence de mon mari,… et Philip n’a jamais ignoré qu’il vivait encore ! »

Kester se leva brusquement.

« Par le ciel ! s’écria-t-il, cet homme a pris là une grande responsabilité. »

Sur les joues pâles de Sylvia deux taches rouges vinrent se former, et pendant une minute environ, ni l’un ni l’autre n’ouvrit la bouche. Ce fut encore elle qui rompit le silence et, parlant plus bas que jamais :

« Kester, lui dit-elle, je suis plus épouvantée que je n’oserais le dire à personne… Crois-tu qu’ils se soient rencontrés ?… Cette pensée m’est odieuse… J’ai dit à Philip ce que j’avais sur le cœur… J’ai prononcé contre lui un serment solennel… Mais s’il lui était arrivé malheur, et par les mains de Kinraid… Si… »

Le coloris fiévreux de ses joues s’effaça devant l’image sinistre qu’elle venait d’évoquer.

« On le saura facilement, reprit Kester… Je vais de ce pas aux Armes du Roi, sur le quai… C’est là qu’il était descendu…

— Bien, bien, dit Sylvia, et prends par le magasin… Chacun me guette pour savoir le secret de mes pensées, et j’ai peine à leur dissimuler celle qui me ronge le cœur… Coulson sera dans le magasin, mais il est moins à redouter que Phœbé. »

Kester était de retour au bout d’une demi-heure. Il trouva Sylvia dans la même attitude où il l’avait laissée. Elle le regardait avidement, mais sans lui adresser un seul mot.

« Parti ! dit aussitôt le zélé messager. Parti dans la carriole de poste, à dix heures précises, le jeudi matin, et sans avoir vu personne… pas même les Corney, qui se plaignent à grand bruit de leur cousin le lieutenant.

— Merci, Kester ! » dit Sylvia se laissant retomber dans son fauteuil comme si, ses inquiétudes une fois calmées, elle perdait tout ressort, toute énergie.

Elle demeura longtemps muette, les yeux fermés, la joue posée sur la tête de son enfant.

« Je regarde comme sûr, reprit Kester, que ces deux hommes ne se sont pas retrouvés… Le départ de ton mari n’en est que plus inexplicable… Tu lui as cependant fait connaître, disais-tu, ce que tu as sur le cœur ?

— Oui, répondit Sylvia sans bouger… Et toute ma crainte, c’est que ma mère ne m’ait entendue… » Ici les larmes dont se remplissaient ses yeux fermés débordèrent lentement sur ses joues : « Cependant, je n’ai dit que la vérité… Lui pardonner m’est impossible… Je n’ai pas encore vingt et un ans et, grâce à lui, ma vie est perdue… Mieux que personne, il savait à quelle torture j’étais en proie… Un mot de lui l’aurait calmée ; et ce mot, il était chargé de me le dire…

— Si j’eusse été là, dit Kester qui serrait ses poings par un mouvement d’indignation, je l’aurais infailliblement assommé.

— Et pourtant, Kester, reprit Sylvia, il était si bon pour ma mère ! Ma mère avait pour lui tant d’amitié… Oh ! reprit-elle, se soulevant et ouvrant ses grands yeux mélancoliques… comme il est quelquefois bon de pouvoir mourir !… À quelles misères on échappe ainsi !

— Soit, dit-il, mais il y a des gens dont on ne voudrait pas voir abréger la misère… Songe, par exemple, à la vie que mène aujourd’hui Philip. »

Sylvia frissonna de tout son corps, et ne répondit pas sans quelque hésitation.

« Je ne veux pas le savoir, disait-elle… J’ai formé contre lui des vœux… et c’était mon droit…

— Voyons, voyons, mon enfant ! dit Kester, effrayé lui-même de l’émotion que ses dernières paroles avaient produite, nous ne saurons rien à ce sujet ni l’un ni l’autre… Pourquoi donc nous en occuper ?… Mais tu ne m’as pas demandé par quel hasard je me trouve établi à Monkshaven… Ma sœur est venue s’y fixer… Nous vivons ensemble, et, Dieu merci, j’ai du travail… Aussi vais-je te quitter sans retard… Sache, seulement, que si jamais tu as besoin comme aujourd’hui d’un messager discret, ou si tu voulais causer des choses passées avec un ami d’enfance, tu n’as qu’à me faire chercher dans le cottage de Peggy Dawson, à droite du pont, et fallût-il faire vingt milles, j’accourrai tout aussitôt. »

Il s’était levé, disant ceci, pour échanger avec elle une cordiale poignée de main. Son dernier regard tomba sur l’enfant qui dormait.

« Elle te ressemble plus qu’à lui, dit-il… Je puis bien dès lors, ce me semble, appeler sur cette petite tête blonde les bénédictions du Seigneur. »

Environ trois semaines après la disparition de Philip, Hester Rose reçut une lettre de lui. Le seul aspect de l’adresse, tracée en caractères bien connus d’elle, l’avait jetée dans une telle agitation qu’elle dut laisser écouler plusieurs minutes avant de rompre le cachet et d’affronter les révélations que ces pages devaient contenir.

Appréhensions vaines, au surplus ; la lettre ne renfermait aucun renseignement précis, à moins qu’on ne prît pour telle la date un peu vague de « Londres » inscrite d’ailleurs sur le timbre de la poste.

Voici ce qu’elle lut :

« Chère Hester,

« À ceux que cela peut intéresser, veuillez apprendre que j’ai définitivement quitté Monkshaven. Personne ne doit concevoir à mon sujet la moindre inquiétude ; j’ai un gagne-pain. Présentez, je vous prie, mes humbles excuses à mes excellents amis, Messieurs Foster, et à mon associé William Coulson.

« Agréez, ainsi que votre mère, l’assurance de ma vive affection. Présentez, s’il vous plaît, mes respects et mes tendresses bien particulières à ma tante Isabella Robson. Sa fille, Sylvia, sait bien que ce que je ressens et toujours ai ressenti pour elle, ne saurait ici s’exprimer par des mots. Je ne vous charge de rien qui la concerne. Dieu bénisse et conserve mon enfant ! Vous devez tous me regarder comme mort. Je le suis pour vous d’ores et déjà ; bientôt peut-être le serai-je en réalité.

« Votre très-affectionné serviteur
« et obéissant ami,
« Philip Hepburn. »

« P. S. Oh ! chère Hester, pour l’amour de Dieu et de moi, veillez sur (une rature marquait ici les deux mots ma femme) Sylvia et sur mon enfant ! Je me figure que Jeremy Foster vous assistera dans ce que vous voudrez faire pour eux. Ceci est la dernière prière que vous adressera jamais le pauvre P. H.

« Elle est si jeune !

Hester lut cette lettre dont l’accent découragé pénétra son cœur, et il lui sembla qu’il y avait là matière à se consulter sans retard avec les frères Foster, ces amis si dévoués. Mais un incident survint, qui lui fit ajourner cette résolution.

Sylvia, le matin même, cherchant à se rendre compte de la situation qui lui était faite, en avait compris pour la première fois tous les embarras. Philip une fois parti, elle n’avait plus aucun droit à occuper la maison. Elle n’y restait que par pure tolérance, ignorant d’ailleurs quelles ressources elle possédait encore, et s’il ne lui faudrait pas travailler pour vivre. Le travail, même celui des champs, n’avait rien qui l’effrayât, et bien au contraire ; — mais, avec un enfant, que deviendrait-elle ?

Le souvenir lui revint alors des paroles amicales que Jeremy Foster lui avait adressées à l’issue de sa visite de noces ; et bien que ce fût là un prétexte léger pour une démarche si grave, elle résolut d’aller lui demander conseil. Elle allait sortir pour la première fois depuis la mort de sa mère, et il lui répugnait étrangement de s’exposer aux regards du public. Elle éprouvait encore une autre crainte, au moment de descendre dans les rues. Malgré tous ses efforts, elle ne pouvait se soustraire à l’idée que Kinraid avait dû secrètement rester dans le voisinage ; et c’était pour elle une véritable terreur que de se sentir exposée à le rencontrer encore. Il lui semblait que si elle venait à l’entrevoir, lui ou son brillant uniforme, — si elle entendait, ne fût-ce qu’au loin et prononçant une seule syllabe, cette voix bien connue, — son cœur cesserait de battre et qu’elle mourrait d’angoisse et de crainte, en songeant à ce qui pourrait survenir.

Contre ce péril, la Providence lui envoya un bouclier. Ce fut l’enfant que Nancy lui apportait, toute habillée, pour lui faire prendre l’air. À peine l’eut-elle dans les bras que le cours de ses pensées changea complétement. L’enfant, que sa dentition faisait souffrir, poussait de temps en temps quelques cris plaintifs, et c’en fut assez pour que la jeune mère franchît, sans s’occuper d’autre chose, la longueur des quais et le pont qui conduisait à la Ville-Neuve. Elle ne prit pas même garde aux respects que lui valurent, sur le chemin, son deuil austère, sa beauté frappante, la pitié qu’inspirait le double malheur dont elle venait d’être frappée, et jusqu’au souvenir qu’on gardait à son père, dont la mort tragique était réputée, à Monkshaven, une espèce de martyre.

Nous passerons sur l’accueil affectueux qui lui fut fait par les deux frères, de même sur les soins qui lui furent prodigués quand ils la virent arriver chez eux épuisée par sa longue course, intimidée par l’importance de l’entrevue qu’elle allait avoir, et se demandant jusqu’où devait aller sa confiance vis-à-vis d’étrangers qu’elle connaissait à peine.

Lorsque Jeremy, devinant son embarras, lui proposa de passer au salon pour l’entretenir seul à seul, Sylvia songea un moment à prier la femme de charge de garder l’enfant avec elle. Mais la petite Bella était capricieuse, et refusa obstinément de quitter sa mère. Jeremy et Sylvia l’emmenèrent donc avec eux, et cette triviale circonstance devait exercer sur l’avenir de cette enfant une influence difficile à prévoir.

Voyant à quel point elle était embarrassée pour aborder le sujet de sa visite, Jeremy, pour lui laisser le soin de se remettre, s’occupait de la petite fille, qu’il essayait d’amuser en faisant scintiller devant ses yeux les breloques de sa montre.

« Cette enfant vous gêne peut-être, dit enfin Sylvia, se décidant à prendre la parole.

— Pas le moins du monde, répliqua Jeremy… Elle vous ressemble étonnamment… Bien plus qu’à son père. » Et c’était à dessein qu’il lui parlait de Philip, frayant ainsi la voie aux communications qu’elle devait avoir à lui faire.

Elle lui demanda aussitôt, effectivement, s’il avait reçu quelques nouvelles de son mari. Et sur sa réponse négative : — « Il faut donc, murmura-t-elle, qu’il soit mort ou parti pour jamais… Mon enfant n’a plus que moi au monde… »

Jeremy ne voyait pas les choses du même œil ; il pensait, ou affectait de penser, que Philip leur serait rendu avant peu.

« Non, répondit Sylvia, il ne reviendra jamais… J’en prendrais d’ailleurs mon parti, si je pouvais savoir ce qui lui est arrivé… Malgré ma rancune, je ne lui souhaite aucun malheur…

— Il y a là-dessous quelque chose que je ne comprends pas très-bien, reprit Jeremy… Ne pourrais-tu me l’expliquer ?

— Il le faut bien, répondit la jeune femme, puisque je suis venue vous demander conseil… Sans cela, voyez-vous, ajouta-t-elle naïvement, personne au monde n’en aurait rien su… Et avant que je parle, j’ai à vous demander le secret le plus rigoureux… Vous me le promettez, n’est-il pas vrai ? »

Jeremy Foster, profondément touché par l’expression de son visage, ne sut pas résister à cette ardente prière et, contrairement aux règles de la prudence, il prit l’engagement qu’elle demandait. Alors, — avec force réticences que les questions précises du vieux quaker rendaient parfaitement inutiles, force hésitations que ses encouragements dissipaient, — Sylvia lui raconta tout ce qui s’était passé : Jeremy Foster l’écoutait avec attention, et quand elle eut fini, retint à grand peine un gémissement plaintif. Mais, se reprenant aussitôt et donnant à sa voix l’accent de l’espérance :

« Rassure-toi, Sylvia Hepburn, lui dit-il ; quand il aura fait ses réflexions, ton mari ne saurait manquer de revenir.

— Hélas, lui dit-elle avec un élan de franchise étrange, c’est là ma plus grande crainte… Je voudrais le savoir heureux, mais ailleurs… Quant à vivre ensemble, c’est impossible.

— Ne parle pas ainsi, s’écria Jeremy d’un ton suppliant ; tu te repens bien certainement de tes imprudentes paroles…

— Pas le moins du monde, dit-elle lentement ; et n’était le souvenir de ma mère (elle est morte, elle est heureuse et, j’y compte bien, ignore tout ceci) je ne pourrais m’empêcher de haïr Philip. »

L’impression pénible produite chez le vieux quaker par ce langage implacable se trahit sans doute sur sa physionomie, car Sylvia reprit aussitôt :

« Vous me jugez bien mauvaise, de n’éprouver aucun remords, et peut-être, monsieur, avez-vous raison… Le souvenir de ce que j’ai souffert, de l’irrévocable malheur auquel je suis vouée, ne laisse place chez moi qu’à un seul sentiment… Je suis lasse de tout, je voudrais mourir… »

Mais, comme en disant ces mots elle pleurait, l’enfant effrayée se mit à pleurer aussi, et la jeune mère oublia sur-le-champ son âpre désespoir, pour rassurer et calmer par les plus tendres caresses le petit être qu’elle berçait sur son sein.

Le vieillard comprit sans peine par où ce cœur de marbre était accessible.

« Pauvre petite ! s’écria-t-il, ta mère te rendra-t-elle jamais ce qu’elle t’enlève ?… Presque orpheline, tu as raison de pleurer. Tes parents terrestres semblent t’abandonner, et que deviendras-tu si le Père d’en Haut ne t’appelle à lui ? »

Sylvia le regardait, épouvantée. Serrant plus étroitement sur son cœur l’enfant qui pleurait encore :

« Ne parlez pas ainsi, monsieur, s’écria-t-elle… Ce sont là des malédictions… Je n’ai jamais abandonné, je n’abandonnerai jamais ma fille.

— Tu as juré, reprit le vieillard, de ne jamais pardonner à ton mari, de ne plus vivre ses côtés… Or, sais-tu que la loi du pays lui donne le droit de réclamer son enfant, et que tu te trouverais alors entre un parjure ou l’abandon de ta fille ?

— Je ne sais quel parti prendre… Ma tête se perd dans toutes ces complications, dit la jeune femme après un long silence… Il a été bien cruel envers moi.

— C’est vrai, dit le vieux quaker ; jamais je ne l’aurais cru capable d’une pareille bassesse. »

Sylvia demeura stupéfaite de cet acquiescement, qui était de la part de Foster un simple acte de loyauté. Par un de ces inexplicables retours qui appartiennent à l’essence même du cœur humain, elle ne put entendre porter contre Philip un jugement si sévère, sans éprouver le besoin de le défendre ou du moins de pallier ses torts :

« Il aimait tant ma mère !… Elle l’aimait tant… Il avait tant fait pour elle… Sans cela je ne l’aurais pas épousé.

— Dès l’âge de quinze ans, reprit le quaker, il a toujours montré bonne tête et bon cœur… Ni moi, ni mon frère n’avons eu un mensonge à lui reprocher.

— Ce fut pourtant bien un mensonge que de me laisser croire à la mort de Charley, reprit Sylvia, aussitôt rendue par cet éloge à ses premiers ressentiments.

— Tu dis vrai, c’était un mensonge égoïste… Il t’imposait une souffrance pour en arriver à ses fins… Aussi, comme Caïn, le voilà chassé du Paradis domestique.

— Ce n’est pas moi, monsieur, qui lui ai dit de s’en aller.

— Ce sont tes paroles, Sylvia, qui l’ont décidé à partir.

— Je ne puis les reprendre, monsieur… Il me semble que je les dirais encore. »

Cette fois, cependant, on eût dit qu’elle espérait, qu’elle provoquait un démenti.

« Pauvre petite ! » se contenta de répéter Jeremy, donnant à sa voix l’expression d’une pitié profonde.

Les yeux de Sylvia se remplirent de larmes.

« Parlez, monsieur, que dois-je faire ?… Pour elle, je suis résolue à tout… Je me soumettrai à tout, pourvu que je la garde auprès de moi… Que puis-je faire au monde ?… Dites-le-moi, monsieur, si vous le savez !

— Ceci demande réflexion, reprit Jeremy après un instant de silence… Il faut que je consulte mon frère John.

— Et votre parole, monsieur ? s’écria la jeune femme.

— Je t’ai promis, répliqua le quaker, de ne rien révéler à personne ce qui s’est passé entre toi et ton mari ; mais, à présent que ce dernier nous a quittés, il faut bien que je me consulte avec mon frère pour savoir ce que vous deviendrez, toi et ton enfant. »

Ceci fut dit avec une gravité qui impliquait une espèce de reproche, et le vieillard, se levant, mit un terme à l’entrevue.

« Sois tranquille, mon trésor, murmura Sylvia, tout en descendant la colline, à l’enfant qui ne la pouvait comprendre et qu’elle couvrait de ses baisers… Je t’aimerai pour deux ; je t’envelopperai si bien de ma tendresse que jamais ton père ne te manquera. »