Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 358-365).
3e  partie

XIV

L’INCONNU.

Peu de jours avant celui où Philip arrivait ainsi à Monkshaven, maître Kester, fidèle à son ancienne amitié pour Sylvia, était venu prendre congé d’elle, devant s’absenter pour un terme beaucoup plus long que celui de ses excursions ordinaires. Bien qu’on fût encore au samedi, le brave homme avait déjà sa barbe faite et ses habits du dimanche, car il mettait un scrupule de délicatesse à ne pas affecter trop de familiarité vis-à-vis de cette riche bourgeoise qu’il avait connue toute petite, et avec laquelle il avait vécu, dans la ferme de Haytersbank, sur un si grand pied d’intimité.

Elle lui parlait rarement de Kinraid ; mais il en fut question, ce jour-là. Elle lui annonça l’avancement rapide, le brillant mariage du jeune marin. Elle lui fit part également, pour répondre à ses questions étonnées, de l’étrange aventure par suite de laquelle Charley Kinraid devait la vie à Philip Hepburn. Et la surprise de Kester allait grandissant toujours.

« J’aurais plutôt cru, dit-il naïvement, que le trouvant ainsi dans la mêlée, il l’aurait achevé d’un mauvais coup.

— C’est ce qui vous trompe, s’écria Sylvia levant soudainement les yeux sur lui… Philip est absolument incapable d’une action pareille… À la place de Kinraid, je ne crois pas qu’il se fût sitôt remarié.

— Ainsi donc, depuis le départ de Philip, vous n’avez jamais entendu parler de lui ? demanda Kester, après un moment de silence.

— Jamais par autre personne que par cette jeune femme. Celui qu’elle appelle « le capitaine » a fait chercher de tous côtés, sans le moindre résultat, l’homme qui l’avait tiré du danger.

— Auriez-vous jamais cru qu’il se fît soldat ?

— Non, répondit-elle… Et cela ne lui ressemble guère.

— Que supposais-tu, cependant ?… car tu as dû penser quelquefois à lui, depuis si longtemps… Pour s’être mal conduit envers toi, il n’en est pas moins le père de ta petite… Que pensais-tu qu’il deviendrait, quand il a quitté d’ici ?

— Pouvais-je le savoir, moi ? Je m’occupais de lui le moins possible, et j’aurais voulu ne jamais y songer, car je me sentais devenir folle en pensant à la manière dont il nous avait séparés, moi et… cet autre… Je m’étais mise ensuite à me demander ce qu’il devenait, et à désirer qu’il ne fût pas trop malheureux… Je le croyais à Londres, où il était allé quelque temps auparavant, vous le savez, et où il paraissait avoir mené une vie assez douce… Lorsque ensuite Molly Brunton m’annonça le mariage de… l’autre, ce fut comme un coup frappé sur mon cœur, et je regrettai les paroles qui m’étaient échappées dans le feu de la colère… Quant à l’histoire que cette belle jeune dame est venue me raconter, j’y ai beaucoup réfléchi, depuis lors, et je crois savoir à quoi m’en tenir… Philip est mort, voyez-vous, et c’est son fantôme qui est venu secourir l’autre à l’heure du péril… J’ai entendu dire à mon père que les esprits ne peuvent rester en repos dans leur tombe, aussi longtemps qu’ils n’ont pas réparé les dommages faits à autrui pendant leur vie.

— J’en suis arrivé aux mêmes conclusions, dit Kester avec solennité… J’étais bien aise de savoir d’abord ce que vous en pensiez… Mais pendant que vous me racontiez cette histoire, je n’ai pu m’empêcher de l’interpréter ainsi.

— Laissons cela ! reprit Sylvia. Convenons seulement que c’était un brave et digne homme.

— Pas moins, ajouta Kester, que ce brave et digne homme a gâté toute votre vie, ma pauvre enfant ; et peu s’en est fallu qu’il ne gâtât aussi celle de Charley Kinraid.

— Oh ! repartit Sylvia non sans amertume, la vie des hommes ne se gâte pas si facilement que celle des femmes.

— D’abord ce n’est pas la faute des hommes… Et puis, mon enfant, la vie de Philip, une fois qu’il a été parti, me paraît avoir dû se gâter beaucoup… Peut-être est-il heureux pour lui qu’il en ait été débarrassé si vite.

— Eh bien, recommença Sylvia sur le point de pleurer, je n’aurais pas voulu qu’il mourût sans recevoir de moi quelque bonne parole.

— Inutile de gémir sur ce qui est passé… Parlons d’autre chose, avant que je m’en aille… Je pars demain pour les Cheviots d’où je dois ramener ici un troupeau de moutons que Jonas Blundell vient d’acheter… C’est une besogne de deux mois et plus…

— Il n’y a pas là de quoi se désoler, dit Sylvia un peu étonnée de l’accent découragé avec lequel Kester parlait de sa future absence.

— C’est à cause de ma sœur, continua-t-il,… de cette pauvre veuve avec qui je fais ménage commun… Tout est si cher, maintenant ; le pain de quatre livres vaut seize pence… Et ce n’est pas tout, on prévoit une famine dans le pays… Il en résulte que je vais faire faute à ma sœur, avec ce que je lui payais pour ma nourriture et mon loyer… Si du moins j’avais pu lui trouver un locataire pour l’appentis que j’occupe chez elle… Mais il faudrait que ce fût un honnête homme, car elle a le cœur si bon, l’humeur si complaisante, qu’un vaurien n’aurait pas la moindre peine à se jouer d’elle.

— Puis-je lui venir en aide ? demanda Sylvia toujours prompte à obliger… J’ai toujours quelque argent de reste, et je ne demande pas mieux…

— Doucement, ma fille, doucement, interrompit Kester, n’allons pas si vite en besogne !… Ce bon mouvement de ta part est précisément ce que je craignais, en te parlant de tous nos détails d’intérieur… Je laisse à ma sœur une petite somme, et je trouverai bien moyen de lui faire passer encore quelques écus. Ce n’est donc pas d’argent qu’elle a besoin, mais d’une bonne parole par-ci, par-là, pour soutenir son courage… Si tu voulais l’aller voir de temps en temps, pour l’égayer un peu en lui parlant de moi, je t’en serais véritablement reconnaissant et je partirais le cœur plus à l’aise.

— Soyez donc sûr que je le ferai, Kester… Et d’autant mieux que, quand vous n’êtes pas là, je me sens toute isolée. »

Sur la foi de cette promesse, Kester partit gaiement pour le nord, certain que Sylvia viendrait fréquemment visiter la pauvre veuve. Mais les accoutumances de la jeune femme avaient bien changé, depuis le temps où elle passait la moitié de sa vie en plein air dans les entours de la ferme paternelle, émiettant du pain pour la volaille, régalant de quelques fruits perdus le vieux cheval de charrette, ou grimpant sur le point le plus élevé du domaine pour sonner la trompe qui rappelait son père et Kester au repas du soir. En ville, on ne sort pas sans mille cérémonies préliminaires, et sa situation spéciale, — situation de femme abandonnée, — lui faisait craindre les regards dont elle était suivie, toutes les fois qu’elle mettait le pied dans la rue. Aussi ne s’y hasardait-elle jamais que pour promener Bella, et Jeremy Foster la dispensait souvent de cette corvée. Il avait pris en gré cette enfant, et venait presque chaque jour, au sortir de la banque, réclamer sa petite amie pour l’emmener le long des quais et ne la reconduire chez elle qu’après l’avoir gardée à dîner. Si par hasard cette seconde course lui était incommode, Sylvia, passé une certaine heure, se le tenait pour dit et allait chercher sa fille.

Ce fut précisément ce qui lui arriva, une quinzaine environ après la visite d’adieu qu’elle avait reçue de Kester, et l’occasion lui sembla favorable pour aller, ainsi qu’elle l’avait promis, voir la veuve Dawson, dont le cottage était à l’autre bord de la rivière, au bas des rochers, juste à l’endroit où ses eaux se précipitent dans la mer. Partie d’assez bonne heure, elle débuta par cette visite. La veuve était sur sa porte ouverte, son tricot en main, ne jetant pas même un regard sur les aiguilles rapides, mais l’œil fixé sur la lutte constante des flots qui se jouaient devant elle. Est-il bien certain qu’elle les vît, — et n’était-elle pas plutôt absorbée par les spectacles chimériques d’un passé à jamais disparu ?

Elle accueillit Sylvia Robson, bien qu’elle l’eût connue tout enfant, avec une extrême déférence ; la familiarité de son frère avec mistress Hepburn, élevée maintenant au rang de riche bourgeoise, l’ayant toujours un peu scandalisée.

Après les remercîments vinrent les confidences. La veuve aurait voulu pouvoir écrire à son frère certains détails relatifs à son ménage, « et qui, disait-elle, lui mettraient le cœur à l’aise. » Malheureusement Kester ne savait pas lire, ce qui rendait assez difficile ce genre de communication alors moins usité qu’il ne l’est maintenant.

J’aurais voulu lui apprendre que j’avais trouvé un locataire, continua la brave femme… Il est là, dit-elle ensuite, montrant l’appentis adossé à son cottage, il est là sur son lit, un peu mal portant… C’est un singulier corps, mais je ne le crois pas un mauvais homme. »

Sylvia, se rappelant ici ce que Kester lui avait dit des faciles dispositions de la pauvre veuve, crut devoir l’interroger sur l’hôte inconnu qu’elle s’était donné.

« Voici à peu près quinze jours qu’il est chez moi, répondit mistress Dawson, car il m’a déjà deux fois payé sa semaine… En le voyant arriver, un beau soir, las et n’en pouvant plus, haletant et se traînant à peine, j’avais presque honte d’exiger qu’il s’acquittât d’avance… Mais je me suis rappelé les recommandations de Christophe (elle ne se permettait jamais d’abréger le prénom de son frère) et j’ai pris mes précautions en conséquence… Malgré tout, nous sommes fort bons amis, et peu à peu il s’est mis à m’appeler grand’maman, bien que, sur la mine, on ne puisse guère lui donner plus de dix ou douze ans de moins que moi… Ce n’est pas qu’il se montre d’une extrême confiance, car il ne m’a jamais dit ni ce qu’il est, ni d’où il vient… Mais je présume que ce doit être quelque ouvrier de nos mines de houille, victime d’une explosion de feu grisou… Sa figure, en effet, est labourée de marques noires, comme celles que laissent les brûlures… Depuis quelques jours il souffre beaucoup, et passe au lit la plus grande partie de son temps… Tenez !… l’entendez-vous geindre ?… »

À travers la mince cloison, un profond soupir, — disons mieux, un gémissement, — venait en effet de se faire entendre.

« Pauvre misérable ! dit Sylvia baissant la voix, il y a dans ce monde plus de cœurs souffrants qu’on ne le suppose ! » Mais, après un instant, elle vint à se rappeler encore une fois ce qui lui avait été dit touchant l’extrême faiblesse de mistress Dawson, et elle jugea indispensable de la raffermir par quelques bons conseils : — « En somme, reprit-elle, vous ne savez rien de lui qui soit de nature à vous rassurer… Un vagabond n’est jamais qu’un vagabond, et dans un isolement comme le vôtre, il faut se montrer prudente… Il me semble qu’aussitôt un peu remis, je le prierais d’aller chercher gîte ailleurs… Ne dites-vous pas qu’il a de l’argent ?

— Nullement ; je n’ai rien dit de semblable, car je n’en sais rien… Il me paye d’avance, à la vérité… Il me rembourse exactement toutes les emplettes que je fais pour lui… Mais cela ne monte jamais bien haut, car il ne dépense guère en nourriture.

— J’attendrais certainement qu’il fût rétabli, réitéra Sylvia, mais, à votre place, je me débarrasserais d’un pareil hôte… Il en serait tout autrement si votre frère était à Monkshaven. » Là-dessus elle se leva pour partir.

La veuve Dawson, au moment des adieux, retenant la main que Sylvia lui avait tendue, plaidait humblement la cause de son protégé.

« Ne vous fâchez pas, madame, ne vous fâchez pas contre moi, si je ne me trouve pas le courage de le repousser d’ici avant qu’il n’en sorte de lui-même… Christophe m’en voudra certainement si je vous contrarie en quelque chose ; mais ce pauvre abandonné m’inspire une pitié profonde, et quoi qu’il puisse arriver, je ne le renverrai certainement pas.

— Vous vous trompez, répondit Sylvia, si vous pensez que ceci me contrarie… Après tout, ce n’est pas mon affaire… Seulement, je vous le répète, si j’étais de vous, je renverrais cet inconnu… Il ne manque pas de maisons tenues par des hommes, qui sont faits aux mœurs des vagabonds, et savent les tenir en respect. »

Cela dit, Sylvia s’éloigna, marchant tête haute en plein soleil. Dans les froides ténèbres de la «  basse-goutte » le misérable vagabond souffrait et gémissait. Elle ne se doutait guère qu’à deux pas d’elle, pendant tout cet entretien, gisait cet homme pour qui son cœur devenait chaque jour moins implacable.