Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/15

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 365-373).
3e partie

XV

PREMIÈRES PAROLES.

On était au printemps de l’année 1800. Il existe encore des vieillards qui vous diraient ce que fut la famine de cette année mémorable. La récolte de l’automne précédent avait manqué ; la guerre et les lois sur les céréales avaient ramené les blés aux prix de disette. Parmi ceux qu’on apportait sur les marchés, une grande partie étaient gâtés, et cependant on les achetait encore, dans l’espoir qu’en mêlant cette farine humide et visqueuse à la fécule de riz et de pommes de terre, on l’adapterait aux nécessités de l’alimentation. Les familles opulentes se refusaient la pâtisserie et tout ce qui constitue une superfétation de luxe dans l’emploi du blé. On avait augmenté la taxe sur la fine fleur d’amidon qui servait à poudrer les cheveux ; — et tous ces palliatifs étaient autant de gouttes d’eau extraites d’un océan de misères. Philip se rétablissait malgré lui. Au dégoût profond que les aliments lui inspiraient naguère, succédait cette faim dévorante qui accompagne la convalescence ; mais il ne restait plus rien de ses épargnes, et que pouvait être, en cette terrible année, un misérable subside de six pence par jour ? Pendant mainte soirée d’été, il rôda plusieurs heures de suite autour de cette maison qui jadis avait été la sienne, et qui aurait pu lui appartenir encore, à la condition d’y entrer et de réclamer ses droits. Mais pour s’imposer ainsi d’autorité, — mutilé, misérable comme il l’était, — il eût d’abord fallu n’être pas Philip Hepburn. Aussi restait-il dans son ancien abri, à l’entrée de ce passage tortueux et rapide qui débouchait sur la Grand’rue, et de là, aux douces clartés du crépuscule, il assistait à la fermeture des magasins ; il voyait l’honnête William Coulson, ce bourgeois confortable, sortir pour retourner chez lui auprès de sa femme, et s’aller attabler devant quelque abondant repas. Philip, alors, — que n’inquiétait guère la police primitive de la petite cité, cette police alors composée d’un vieux watchman, — longeant les rues par leur côté le moins éclairé, jetant de toutes parts des regards rapides, arrivait au quai, traversait le pont, et rentrait à petit bruit dans son misérable asile, pour ne pas réveiller son hôtesse endormie, endormie comme lui, sans avoir satisfait sa faim. Puis, sur l’étroite couche de l’appentis, il tâchait, évoquant des visions chéries, de retrouver le temps où dans la salle basse de Haytersbank, il donnait à Sylvia des leçons si négligemment écoutées. Il ressuscitait les amis défunts. Il se rappelait ces joies, ces espérances que l’arrivée de Charley Kinraid le specksioneer avait si complétement anéanties.

Car la veuve Dawson n’avait pas suivi le conseil de Sylvia. Ce vagabond qui s’était présenté à elle sous le nom de Freeman, — il signait ainsi les reçus de sa petite pension d’invalide, — logeait encore chez elle et payait toujours d’avance son modeste shilling hebdomadaire. C’était peu de chose, par ce temps de disette. À peine de quoi suffire à la nourriture d’un homme bien portant. Pour une personne habituée à calculer, c’eût été une raison suffisante d’éloigner un hôte pareil. Mais la pauvre veuve ne raisonnait pas ainsi :

« Voyez-vous, madame, disait-elle à Sylvia qui était venue la voir un soir avec sa petite fille… bien peu de gens accepteraient aujourd’hui un si modique loyer… Ou du moins on chercherait à se rattraper sur autre chose, et le malheureux n’y suffirait pas… Surtout avec l’appétit qu’il a retrouvé… Fiez-vous à moi pour le renvoyer quand les temps seront meilleurs ; mais à présent, ce serait pour ainsi dire le condamner à mort… Et j’ai, grâce à vos bontés, de quoi nous faire vivre lui et moi. »

Sylvia ne fut d’abord pas très-flattée d’apprendre que ses libéralités envers la sœur de Kester servaient en partie à défrayer les besoins de ce locataire inconnu, qu’elle pouvait supposer un vagabond vivant aux dépens de la bonne vieille. Mais le cruel tableau de la famine attendrissait un peu tous les cœurs ; et une heure après la conversation que nous venons d’enregistrer, Sylvia ne vit pas sans quelque émotion se traîner péniblement sur la route neuve qu’on traçait alors pour rejoindre la terrasse de North-Cliff, et qui ne menait à d’autre habitation qu’à celle de la veuve Dawson, un malheureux qu’elle reconnut à son signalement pour le locataire du misérable appentis. Il pouvait n’être, aux yeux de la loi, qu’un vagabond en rupture de ban ; on s’attristait, néanmoins, de le voir traverser le pont avec peine, s’arrêtant à chaque pas et s’appuyant aux parapets pour assurer sa marche alanguie. Il allait à la ville, où elle-même se rendait avec l’heureuse petite Bella.

Une pensée lui vint alors. Elle s’était toujours figurée que cet inconnu pouvait être un homme dangereux à rencontrer sur ce sentier solitaire, qui, du cottage de la veuve Dawson menait à la grande route. Il était si simple, en ce lieu désert, de se jeter sur elle pour chercher à lui ravir l’argent dont il la saurait munie. Aussi s’était-elle bien gardée, à mainte et mainte reprise, de verser aux mains de la veuve ses libéralités habituelles, s’imaginant avoir vu s’entr’ouvrir doucement la porte de l’appentis, et se croyant épiée par l’inconnu dont la cupidité s’éveillerait, pensait-elle, au bruit des pièces de monnaie qu’elle remuerait en ouvrant sa bourse. Maintenant qu’elle voyait devant elle se manifester la faiblesse et les infirmités de ce malheureux, la pitié remplaça tout à coup ces craintes absurdes :

« Fillette, dit-elle à la petite Bella nantie d’un gâteau que la femme de charge de Jeremy Foster l’avait forcée d’emporter… Ce pauvre homme que tu vois là-bas a bien faim… Tu devrais lui donner ton gâteau, que je remplacerai demain par un autre deux fois plus grand. »

Cette dernière considération — et aussi la générosité naturelle aux enfants qui sortent de table bien complétement rassasiés, — firent consentir Bella au sacrifice qu’on lui demandait.

Sylvia prit le gâteau, et s’abritant de son châle, glissa une demi-couronne au centre de cette espèce de brioche qu’elle rendit ensuite à Bella.

« Je vais te prendre dans mes bras, continua-t-elle ensuite, et lorsque nous dépasserons cet homme, tu lui remettras ton offrande par-dessus l’épaule de maman… »

Ces instructions furent fidèlement suivies ; au moment où les vêtements de sa mère frôlaient ceux de l’inconnu, l’enfant lui présenta le gâteau que sa petite main serrait encore.

« Tiens, pauvre homme ! disait-elle… Bella n’a plus faim. »

Telles furent les premières paroles qu’il entendit prononcer par son enfant. Elles résonnaient encore à ses oreilles tandis que, détournant la tête et penché sur le parapet du pont, il laissait tomber dans le rapide courant des larmes brûlantes que l’Océan allait recevoir dans son vaste sein. Modifiant ensuite son itinéraire, il revint sur ses pas et rentra dans son abri nocturne.

Le lendemain tout ceci n’était pour Sylvia qu’un souvenir effacé ; mais Bella s’en préoccupait encore, et voulant répéter devant Hester, avec les gestes et les inflexions de voix qu’elle se rappelait, la scène de la Petite fille et du Mendiant, elle saisit à l’improviste la montre que celle-ci portait à sa ceinture et que sa forme appelait à jouer le rôle de la brioche. Hester voulut la reprendre, et dans ce conflit la montre tomba par terre. Il n’y avait plus qu’à la porter chez Darley pour la faire raccommoder.

Ce Darley était le frère du marin tué jadis dans le combat où Kinraid s’était distingué contre la press-gang, et le frère, par conséquent, de la pauvre fille infirme à qui Hester avait naguère prodigué ses soins. Volontiers redouté pour son excentricité caustique, il n’en était pas moins l’horloger favori des marins du port, qui lui confiaient de préférence, vu son habileté consommée, la réparation de leurs montres et de leurs chronomètres. Il faisait avec eux une sorte de commerce d’échange, et acceptait sans peine, en place d’argent, quelques-unes de ces curiosités qu’ils rapportaient de leurs voyages. La reconnaissance qu’il professait pour la jeune méthodiste mettait celle-ci à l’abri de ses sarcasmes, et il ne travaillait pour personne avec autant de zèle, pour personne à prix aussi réduit.

Pendant que, ses lunettes sur le nez, il démontait la montre malade, Hester s’amusait à examiner les mille et un brimborions qui de son atelier faisaient une espèce de musée. Elle tressaillit tout à coup, et poussa un petit cri de surprise. L’horloger leva les yeux, et lui vit entre les mains une montre qu’elle venait de prendre sur l’établi.

« Qu’as-tu donc ? lui dit Darley ; n’aurais-tu jamais vu un bijou de cette espèce !… Ou bien serait-ce la forme bizarre de ces lettres gravées sur le couvercle qui te surprend à ce point ? »

C’étaient effectivement ces lettres, entrelacées à la vieille mode et formant un chiffre tout particulier, qui venaient d’attirer l’attention d’Hester. Un Z, un H, initiales de Zachary Hepburn, le père de Philip. Vingt fois elle avait vu cette montre dans les mains de ce dernier ; elle l’y avait vue, notamment, la veille du jour où il avait quitté ses foyers, et, sachant qu’il y attachait une valeur toute spéciale, elle ne pouvait douter qu’il ne l’eût emportée avec lui. Pour ce qui était de la vendre, il n’avait dû s’y résoudre qu’à la dernière extrémité. Où donc alors était Philip ? Par quelles chances de vie ou de mort cet objet si précieux pour lui se trouvait-il de retour à Monkshaven ?

« D’où vous vient ceci ? » demanda-t-elle avec tout le calme qu’il lui fut possible de garder, émue comme elle l’était. Darley n’aurait probablement pas répondu à cette question si toute autre personne la lui eût adressée. Il était assez jaloux des secrets de sa profession, et n’aimait pas à mettre le premier venu dans la confidence de ses petites affaires. Mais, vis-à-vis d’Hester, ce n’était plus le même homme. Il prit la montre, en regarda le numéro gravé à l’intérieur, et aussi le nom du fabricant. Alors seulement il répondit en ces termes :

« Hier, à la nuit, un homme est venu me proposer d’acheter ceci. C’est un objet qui date d’au moins quarante ans, car il y a bien cela que le fabricant, Nathan Gent, est allé rejoindre ses ancêtres… C’était, de son vivant, un bon ouvrier… Aussi ai-je acheté cette montre à celui qui me l’apportait… Acheté à beaux deniers comptants, et pour ce qu’elle vaut, à très-peu de chose près… J’aurais préféré un échange, mais le gaillard n’a pas mordu à l’hameçon… C’était probablement un « meurt-de-faim » comme il y en a tant actuellement.

— Mais qui était-ce ? demanda Hester d’une voix entrecoupée.

— La belle question !… Qu’en puis-je savoir ?

— Sa tournure, ses traits, son âge ?… Voyons, ne me faites pas languir !

— Mais je t’ai dit, mon enfant, que c’était à la nuit tombante… Et j’ai tant à faire de mes yeux que je ne lorgne guère le visage de mes pratiques.

— Pour examiner la montre, il vous a fallu de la lumière.

— Peste, quelle subtilité !… J’avais une chandelle que je tenais tout contre mon nez… Je ne l’ai pas levée pour regarder cet homme au visage… C’eût été malhonnête, tu en conviendras. »

Hester n’avait plus rien à dire. Quand il l’eut ainsi réduite au silence, Darley se sentit moins inflexible.

« Après tout, reprit-il, si vous tenez tellement à savoir qui était cet homme, je ne regarde pas comme impossible de vous mettre sur ses traces.

— Et comment ? demanda Hester avec une sorte d’avidité… Je désire en effet le savoir, et j’ai d’excellentes raisons pour cela.

— Soit, alors : je vous dirai tout… C’est un cadet dont le pareil ne se rencontre pas tous les jours… Je suis certain qu’il avait grand besoin de monnaie, et cependant il a tiré de sa poche une bonne demi-couronne enveloppée dans du papier, me priant de la lui trouer. — Prenez garde, lui ai-je dit, quand on gâte ainsi la bonne monnaie du roi, elle cesse pour jamais d’avoir cours, — à quoi il a répondu, marmottant entre ses dents, qu’il n’en fallait pas moins faire la chose… Et il m’a laissé cette demi-couronne, qu’il doit revenir chercher demain vers le soir.

— Oh ! William Darley, dit Hester tendant vers lui ses mains jointes… Sachez qui est cette homme,… sachez où il loge… Sachez tout ce que vous pourrez apprendre de lui… Je vous en serai si reconnaissante ! »

Darley la contemplait avec une attention mêlée de sympathie : — « Jeunesse, dit-il, j’aurais préféré que vous ne vissiez pas cette montre… On ne gagne rien à se trop occuper d’une des créatures de Dieu… mais je n’en ferai pas moins ta commission, continua-t-il tout à coup sur un ton bien moins grave… Je suis un vrai blaireau quand je m’en mêle… Revenez chercher votre montre d’ici à deux jours, et je vous donnerai tous les renseignements que j’aurai pu me procurer. »

Hester s’en alla donc avec un grand battement de cœur, à l’idée qu’elle allait enfin avoir quelques nouvelles de Philip, mais n’osant pas se flatter, dans le premier moment, que ces indices dussent satisfaire aux exigences de son ardente curiosité. Quelque matelot nouvellement débarqué avait pu rapporter de ses expéditions lointaines la montre de Philip. En ce cas, Philip était mort. Rien d’impossible à ceci. C’était même, ainsi se disait-elle, que devait le plus naturellement s’interpréter le retour de cette montre sur l’identité de laquelle il ne lui était pas permis de conserver le moindre doute. Il se pouvait, en revanche, que Philip lui-même l’eût portée chez Darley, et alors il lui fallait se le figurer en lutte avec la faim et forcé, — littéralement forcé, pour ne pas mourir comme tant d’autres, — d’aliéner ce précieux bijou de famille. Si cela était, quelle honte et quel remords de penser à ces trois amples repas que Sylvia leur servait chaque jour !

Sylvia !… Hester gémissait intérieurement en se rappelant ce qu’elle lui avait dit autrefois : « Je ne lui pardonnerai jamais le mal qu’il m’a fait ! » Voilà bien les paroles impies qu’elle avait proférées le soir où Hester était venue, l’étreignant de ses bras, lui faire l’humiliant aveu de cet amour insensé dont Philip n’avait jamais daigné s’apercevoir.

Et maintenant, à qui était réservé le soin de réunir ces deux êtres ? Serait-ce à Hester elle-même qui ne pouvait se douter, — âme trop droite, raison trop vigoureuse, — de ce qui se passait dans le cœur de Sylvia, dans ce cœur mobile, passionné, changeant ?

Et si c’était à elle, qu’aurait-elle à dire, qu’aurait-elle à faire, Philip se trouvant là sous le double coup d’une misère et d’une tristesse écrasantes ? Dévorée d’anxiétés, elle chercha comme d’ordinaire son refuge et sa consolation dans la sainte parole du Père céleste.

« Avec Dieu, tout est possible » se répétait-elle à chaque instant pour mieux se calmer.

Il est vrai. Tout est possible avec le secours de Dieu. Mais il accomplit parfois son œuvre au moyen de terribles instruments. À ceux qui souhaitent la paix, il envoie la mort.