Les Amours (1553)/Poème 141
Las ! je n’eusse jamais pensé,
Dame, qui causes ma langueur,
De voir ainsi recompensé
Mon service d’une rigueur,
Et qu’en lieu de me secourir
Ta cruauté m’eust fait mourir.
Si fortuné, j’eusse aperceu,
Quand je te vi premierement,
Le mal que j’ai depuis receu
Pour aimer trop loialement,
Mon coeur, qui franc avoit vesqu,
N'eust pas esté si tost veinqu.
Mais tu fis promettre à tes yeus,
Qui seuls me vindrent decevoir,
De me donner encore mieus
Que mon coeur n’esperoit avoir :
Puis comme jalous de mon bien
Ont transformé mon aise en rien.
Si tôt que je vi leur beauté,
Amour me força d’un desir
D’assujettir ma loiauté
Sous l’empire de leur plaisir,
Et decocha de leur regard
Contre mon coeur, le premier dart.
Ce fut, Dame, ton bel accueil,
Qui pour me faire bien heureus,
M’ouvrit par la clef de ton oeil
Le paradis des Amoureus,
Et fait esclave en si beau lieu,
D’un homme je devins un dieu.
Si bien que n’estant plus à moi,
Mais à l’oeil qui m’avoit blessé,
Mon coeur en gage de ma foi
A mon veinqueur je delessé,
Où serf si doucement il est,
Qu’autre liberté lui desplaist.
Et bien qu’il soufre jours & nuis
Meinte amoureuse aversité,
Le plus crüel de ses ennuis
Lui semble une félicité,
Et ne sçauroit jamais vouloir
Qu’un autre oeil le face douloir.
Un grand rocher qui a le dôs
Et les piés toujours outragés,
Ore des Vens, ore des flôs
Contre les rives enragés,
N’est point si ferme que mon coeur
Sous l’orage d’une rigueur.
Car lui de plus en plus aimant
Les beaus yeus qui l’ont enreté,
Semble du tout au Diamant,
Qui pour garder sa fermeté,
Se romp plus tôt sous le marteau,
Que se voir tailler de nouveau.
Ainsi ne l’or qui peut tanter,
Ni grace, beauté, ni maintien,
Ne sauroient dans mon coeur enter
Un autre portrait que le tien,
Et plus tôt il mouroit d’ennui,
Que d’en soufrir un autre en lui.
il ne faut donq pour empecher
Qu’une autre dame en ait sa part,
L’environner d’un grand rocher,
Ou d’une fosse, ou d’un rempart,
Amour te l’a si bien conquis,
Que plus il ne peut estre aquis.
Chanson, les estoilles seront
La nuit, sans les cieus alumer,
Et plus tôt les vens cesseront
De tempester de sus la mer,
Que de ses yeux la cruauté
Puisse amoindrir ma loiauté.