Les Amours (Ovide)/Traduction Séguier/11

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Traduction par Ulysse de Séguier.
(p. 36-40).

ÉLÉGIE VIII

Contre une vieille entremetteuse qui cherchait à enseigner
à Corinne l’art de se prostituer.


Si vous voulez connaître une vieille intrigante,
Écoutez, son nom est Dipsas.
Ce nom dit ses penchants ; jamais l’aube naissante
Ne la vit à jeun ici-bas.
De Médée elle sait les formules magiques
Et des flots renverse le cours.
Hippomane, venins, rouets cabalistiques,

À mille horreurs elle a recours.
L’ouragan, à sa voix, prépare ses désastres,
Ou l’azur brille, éblouissant.
J’ai vu, le croirez-vous ? du sang tomber des astres ;
Dans la lune j’ai vu du sang.
Je m’en doute, son corps, où la plume se mêle,
La nuit, voltige dans les airs.
Le bruit d’ailleurs en court. Une double prunelle
De ses yeux lance des éclairs.
Des tombeaux elle évoque aïeux, bisaïeux même ;
Le sol s’entr’ouvre sous ses pas.
Brouiller d’heureux amants, voilà son but suprême :
Sa verve alors ne tarit pas.
Un jour, je fus témoin des leçons qu’elle donne,
Derrière une porte abrité :

« Sais-tu qu’un élégant hier te vit, ma mignonne ?
II s’arrêta, l’air enchanté.
À qui ne plairais-tu ? ta grâce est sans rivale ;
Mais l’argent manque à tant d’attraits.
Je voudrais ta parure à leur splendeur égale ;
À mon tour tu m’enrichirais.
De l’étoile de Mars tu n’eus aucun sourire.
Mars fuit ; Vénus t’offre ses soins.
Quel changement ! regarde, un riche te désire
Et s’informe de tes besoins.
Il est beau comme toi. S’il ne payait tes charmes,
Tu devrais acheter les siens…’

Tu rougis ? aux fronts purs vont ces chastes alarmes,
Lorsqu’on les feint, je t’en préviens. »

« Tes yeux sont-ils baissés, par degrés n’examine
Les galants qu’en raison des prix.
Sous Tatius peut-être, une immonde Sabine
Eût redouté plusieurs maris.
Mais Mars transporte au loin son étendard néfaste ;
Vénus règne en nos murs cléments.
Belles, amusez-vous ! la laide seule est chaste :
Fille adroite chasse aux amants.
Toi, déride à l’instant ce visage si tendre.
Grâce aux rides, que de malheurs !
Pénélope donnait un arc funeste à tendre
À ses prétendants querelleurs.
Le temps, à notre insu, semblable à l’eau des fleuves,
Rapidement coule et se perd.
Il faut polir l’airain, user les robes neuves ;
Un toit croule, s’il est désert.
La beauté, douce fleur, se fane sans culture ;
C’est trop peu d’un ou deux époux.
À l’aide de plusieurs la récolte est plus sûre :
Aux grands troupeaux vont les vieux loups.
Dis-moi, sinon des vers, que reçois-tu d’Ovide ?
Des vers ! voilà tout son tribut.
Apollon même, orné d’une riche chlamyde,
N’a d’autre or que l’or de son luth.
Prise un bailleur de fonds plus que le grand Homère ;

Va, qui donne est toujours charmant.
Sache agréer aussi l’affranchi débonnaire ;
Pied gypsé n’a rien d’infamant.
Mais qu’un luxe d’aïeux jamais ne t’éblouisse :
Avec eux pars, noble appauvri !
Quoi ! gratis ce mignon veut qu’on le divertisse ?
Vole ton mâle, mon chéri.

« Exige peu d’abord, quand s’avance une proie.
La tiens-tu, dépouille-la bien.
Simulé, l’amour sert : au tien fais que l’on croie,
Mais garde-toi d’aimer pour rien.
Parfois défends tes nuits : prétexte une migraine,
Les jours d’Isis, l’ordre établi.
Reçois bientôt, de peur qu’un long jeûne n’entraîne
L’indifférence — et puis l’oubli.
N’ouvre qu’aux généreux, et livre à leur risée
Le suppliant qui se morfond.
As-tu des torts : dis-toi la première blessée ;
Par l’audace évite un affront.
Mais des emportements abrège la durée,
Car la haine en pourrait surgir.
De larmes de commande à dessein éplorée,
Apprends tes yeux à se rougir.
Hardiment sois parjure : aux plaintes d’une dupe
Vénus rend sourds les rois d’en haut.
Choisis un couple adroit d’esclaves, qui s’occupe
De dire aux gens ce qu’il te faut.

Et qu’ils glanent pour eux : tout grain de bénéfice,
C’est à la longue un tas de blé.
Aux crocs de ton amant mets sœur, mère et nourrice ;
Le revenu sera triplé.

« Cherches-tu des motifs, alors de ta naissance
Qu’un gâteau lui marque le jour.
Avant tout, d’un rival qu’il craigne la présence ;
Sans cette crainte, adieu l’amour.
Que ton lit laisse voir les traces d’un autre homme,
Ton cou ses baisers encor chauds,
Ta table ses présents. Des magasins de Rome
Parle-lui, s’il vient sans cadeaux.
A-t-il assez donné, qu’il prête maintes choses ;
Ne rien rendre est l’essentiel.
Par tes airs doucereux endors le sur des roses :
Le poison passe avec le miel.
Si tu suis mes leçons, fruit d’une vieille étude,
Et désormais en fais ta loi,
Tu me diras souvent : « Vis bien ! » par gratitude ;
À ma mort tu prieras pour moi. »

Mon ombre me trahit : je m’élançai vers elle,
Et des deux mains faillis broyer
Son crâne dénudé, sa face criminelle
Où du vin parut larmoyer.
Ha ! monstre, puisses-tu, proscrite et sans foyer,
Souffrir une soif éternelle !