Les Amours de Lancelot du Lac/08

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 23-26).


VIII


Or, la dame de Nohant qui, d’abord qu’elle l’avait vu, l’avait peu estimé, s’était prise pour lui d’amour lorsqu’il l’avait ainsi traitée ; et elle était très belle ; pourtant il n’en fut point touché, car il ne mettait pas toutes les beautés dans son cœur. Le lendemain, au matin, elle l’envoya chercher à grand honneur ; mais, comme il arrivait au palais, voici venir Keu le sénéchal.

— Dame, messire le roi m’a chargé de soutenir votre droit. Il l’eût fait dès le premier jour, si un nouveau chevalier ne l’eût prié de lui en accorder le don.

— Sire Keu, dit le damoisel, c’est à moi de combattre, puisque je suis arrivé le premier.

— Ce ne peut être, dit Keu, puisque je suis venu.

— Nous jouterons donc : le vainqueur fera la bataille.

La dame était embarrassée : elle désirait de confier son droit au blanc damoisel, mais elle savait que le sénéchal était fort aimé du roi, et elle avait grand besoin de son seigneur lige.

— En nom Dieu, s’écria-t-elle, puisque je puis avoir deux champions, vous combattrez tous les deux.

Après manger, le blanc damoisel se leva et vint au mur de la salle où se trouvaient appuyées une quantité de lances. Il en choisit une, la plus grosse et la plus forte qu’il put trouver, en éprouva le fer et le bois, et rogna la hampe de deux grands pieds en présence de tous ceux qui étaient là. Ensuite il alla examiner ses armes avec ses écuyers, regardant bien si rien n’y manquait : ni courroie, ni poignée à son écu, ni maille à son harnois, ni lacet à son heaume. Et tous l’en prisèrent davantage.

Le lendemain, dès que l’aube parut et que le guetteur corna sur le mur, il se leva et la dame le trouva à genoux devant le crucifix ; cela lui plut fort. Pourtant, quand ses deux champions se furent mis en selle, à l’heure dite, dans la lande choisie pour la bataille, et qu’elle vit que le damoisel n’avait pris d’autres armes que l’écu et la lance, elle en fut bien alarmée. Mais il lui déclara qu’il ne pourrait ceindre l’épée qu’après en avoir reçu le commandement de quelqu’un.

— Au moins, souffrez que j’en fasse pendre une à votre arçon, dit-elle. Vous avez affaire à un dangereux homme.

Ainsi fut fait ; puis les quatre champions prirent du champ et, quand le cor sonna, ils chargèrent deux contre deux, aussi vite que leurs chevaux purent aller.

Keu et celui qui s’adressait à lui s’entre-choquèrent si rudement que la tête et le cœur leur tournèrent : tous deux lâchèrent leurs rênes et les poignées de leurs écus, perdirent leurs étriers et roulèrent à terre, où ils demeurèrent étourdis le temps de parcourir un arpent au galop. Cependant le damoisel frappait l’écu de l’autre, et d’une telle force qu’il le lui serra au bras et le bras au corps, et qu’il le fit voler par-dessus la croupe de son destrier, ses rênes rompues à la main. Et sitôt, qu’il eut passé, il revint au sénéchal qui se relevait.

— Prenez mon homme, sire Keu, et me laissez le vôtre !

Mais le sénéchal ne daigna répondre.

Alors le damoisel descendit de son destrier, car jamais il n’eût consenti à charger à cheval un homme à pied : jetant son écu sur sa tête, il envahit comme une tempête le chevalier qu’il avait démonté, et il le peina et le travailla si bien qu’en peu de temps il le força de se rendre à merci : ainsi l’alouette ne peut durer devant l’émerillon.

— Venez çà, sire Keu ! cria-t-il à nouveau. Voyez où en est celui-ci ! Laissez-moi le vôtre. Je ne me soucie pas de demeurer dans ce champ tout le jour.

— Beau sire, ne vous occupez point de ma bataille ! répondit cette fois Keu courroucé.

Et, ce disant, il haussa son épée et asséna, à son adversaire un coup que la colère poussa de telle sorte, que l’autre s’écroula, faisant du jour la nuit.

Alors le roi de Northumberland, qui voyait que ses hommes n’avaient plus de défense, s’empressa de demander la paix, et la dame vint séparer les combattants. Puis Keu le sénéchal repartit pour la cour, où il conta tout ce qui s’était passé à Nohant, et lorsque la reine sut que le damoisel à la blanche robe avait voulu combattre sans épée, elle en choisit une, très bonne, claire et gravée de lettres, à pommeau d’or, qu’elle lui envoya par un valet. Et sachez qu’il la reçut avec tant de joie qu’il en pensa perdre le sens : il la baisa plus de cent fois, aussi pieusement qu’une relique, et la ceignit à grande dévotion. Et, quand il l’eut, vainement la dame de Nohant fit tout pour le retenir, jusqu’à s’offrir elle-même, avec sa terre : il partit sur-le-champ.