Les Amours de Lancelot du Lac/09

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 26-29).


IX


Or, dit le conte, il était midi lorsqu’il parvint à une rivière qui marquait la limite de la terre de Nohant. Comme il faisait grand chaud, il mit pied à terre pour boire ; après quoi, il s’assit au bord de l’eau, à l’ombre d’un arbre, et se prit à rêver.

Tout à coup, un chevalier couvert d’armes noires parut sur l’autre rive, qui poussa son cheval dans le gué et fit jaillir l’eau jusque sur lui.

— Sire, dit le blanc chevalier en se levant, vous m’avez mouillé, et, pis encore, vous m’avez fait perdre le fil de ma songerie.

— Peu me chaut de vous et de votre penser !

Sans répondre, le blanc chevalier enfourcha son destrier et se mit en devoir de franchir le gué, qui était si bon que l’eau ne mouillait pas le ventre du cheval.

— Sire vassal, vous ne passerez pas, dit l’autre. Madame la reine m’a commandé de garder ce gué.

Aussitôt, le blanc chevalier de tourner bride et de regagner la rive. Mais le chevalier noir le joignit et saisit son destrier par le frein.

— Il faut me laisser votre cheval.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes entré dans le gué.

Déjà le blanc chevalier avait déchaussé l’un de ses étriers, lorsqu’il hésita.

— Est-ce de par la reine, femme du roi Artus, que vous me faites ce commandement ?

— Nenni, mais de par une autre reine dont je ne dois dire le nom.

— En ce cas, ce n’est pas aujourd’hui que vous aurez mon cheval ! Lâchez mon frein.

Ce disant, il le frappa de son poing, qu’il avait dur et carré, tant que l’autre recula. Alors tous deux prirent du champ ; puis ils s’élancèrent l’un sur l’autre droit comme carreaux d’arbalète et se heurtèrent avec le fracas du tonnerre. Le blanc chevalier poussa d’une telle vigueur sa lance, qu’il renversa ensemble le cheval et l’homme, lequel demeura gisant, tout étourdi. Mais, comme il lui délaçait son heaume pour lui couper le cou ou lui faire crier merci, une voix se fit entendre sans qu’on aperçût d’où elle sortait, tellement douloureuse que le ciel en parut trembler.

— Hâte-toi, Urbain, disait-elle, hâte-toi, ou tu as perdu mon amour !

Quand il ouït ces mots, le chevalier du gué fit effort pour se remettre debout et, comme le blanc champion l’en empêchait, une nuée de grands oiseaux, plus noirs que suie, fondit du ciel sur lui et s’efforça de lui crever les yeux sous son heaume : grâce à quoi le vaincu se dégagea et de nouveau courut sus à son vainqueur. Celui-ci se défendait de son mieux : haussant l’épée, il frappa l’un des oiseaux qui s’abattit sous la forme d’une demoiselle tout ensanglantée. Ce que voyant, les autres poussèrent de grands cris de douleur comme font les femmes ; ils prirent la blessée dans leurs serres et disparurent en un instant. Et bientôt le chevalier du gué fut de nouveau outré et réduit à merci.

— Sire, dit-il, sachez que j’ai nom Urbain et que je suis chevalier errant. J’aime une reine, la dame la plus belle qui ait jamais été. Un soir que je la requérais d’amour, elle me dit qu’elle ferait ma volonté si je voulais lui promettre un don, et, quand je l’eus octroyé, elle me commanda de garder ce gué. Si je l’eusse défendu sept ans sans être vaincu, j’eusse été le meilleur chevalier du monde : hélas, il s’en faut de sept jours ! Celle que tu as navrée sous la semblance d’un oiseau était la sœur de ma mie ; ses compagnes l’ont emportée dans l’île d’Avallon. Maintenant je te prie, en nom Dieu, de me donner congé.

Le champion aux blanches armes le lui accorda après lui avoir fait jurer qu’il irait se rendre prisonnier à la reine Guenièvre. Mais Urbain ne s’était pas éloigné d’un arpent, qu’on le vit soudain s’arrêter et regarder en l’air en donnant les signes de la plus grande joie du monde. Dont le blanc chevalier s’émerveilla. Pourtant il se remit en selle, traversa le gué et continua son chemin, suivi de ses écuyers.