Les Amours de Lancelot du Lac/16

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 48-50).


XVI


Il passa la nuit chez un hermite, et, le lendemain, il en partit avec ses écuyers qui l’avaient rejoint, pensif et assiégé d’amour, et triste d’avoir offensé la dame qu’il aima plus que rien au monde du moment qu’il la vit ; et ainsi chevaucha-t-il tout le jour comme celui qui ne se soucie que d’une chose, à quoi il pense tant et tant qu’il ne voit ni n’entend.

On était à la mi-août, et il faisait grand chaud, en sorte que les mares étaient sèches et boueuses. Au soir, son palefroi fatigué, qui allait à sa guise, mit les pieds de devant dans un bourbier et tomba lourdement. Quand Lancelot eut été relevé par ses écuyers, ses arçons se trouvèrent brisés et lui-même si mal en point qu’il fallut le transporter sur son écu dans un prieuré voisin.

Il y fut reçu à grande pitié et il y demeura trois jours, durant lesquels il fut baigné et médiciné, car il était rudement moulu. Mais, le quatrième, il fit faire avec des branches une litière que ses écuyers couvrirent d’un riche drap de soie, et, le cinquième, il partit. Tant pour n’être pas reconnu qu’afin de ne rien devoir désormais qu’à sa propre prouesse, il voulut laisser l’écu à trois bandes vermeilles que lui avait envoyé la Dame du Lac. Et il en prit un, de sinople et d’argent, qu’il avait envoyé acheter dans une ville voisine.

La litière allait doucement, portée par deux bons palefrois, et le malade dormait profondément, lorsqu’une dame vint à passer, qui chevauchait escortée de vingt fer-vêtus, dessous un dais que soutenaient quatre valets. Sa robe était de soie vermeille, son manteau fourré d’hermine, et, bien que voilée, elle semblait belle à merveille.

— Qu’a donc ce chevalier ? demanda-t-elle.

Ce disant, elle descendit de sa mule, vint à la litière, souleva la couverture et, dès qu’elle eut aperçu le visage du malade, elle se prit à lui baiser les yeux et la bouche en pleurant. Lancelot reconnut la dame de Nohant et tenta aussitôt de cacher son visage.

— Ce n’est pas la peine ! fit-elle tristement.

Et elle le supplia de venir chez elle où il serait mieux soigné qu’en aucun lieu du monde. À quoi, de guerre lasse, il consentit. Ainsi cheminèrent-ils à petites journées, couchant dans deux pavillons très riches que la dame faisait transporter sur ses sommiers et qu’on dressait chaque nuit.

Le lendemain soir, ils passèrent devant la Douloureuse Garde, et la dame comptait de s’héberger jusqu’au matin dans le bourg. Mais, d’abord qu’il aperçut le fort château, Lancelot se mit à pleurer.

— Ha, porte, porte, gémissait-il, pourquoi ne fûtes-vous ouverte à temps !

Alors la dame pensa que ce devait être lui qui avait conquis la forteresse enchantée ; mais elle n’en osa rien dire et commanda de pousser plus outre. À la fin, ils arrivèrent à Nohant. Et la dame soigna là le chevalier malade et lui fit compagnie durant dix jours.

Au bout de ce temps, il se trouva mieux et le repos lui pesa si fort qu’il demanda à son médecin :

— Maître, ne suis-je assez guéri maintenant pour porter les armes ?

— Nenni, fit le mire.

Mais, malgré qu’il en eût, Lancelot commanda à ses gens de trousser ses coffres sur les sommiers et, après avoir pris congé de son hôtesse éplorée, il partit à l’aventure.