Les Amours de Lancelot du Lac/24

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 72-74).


XXIV


Or, en arrivant, il vit les chevaliers des deux parts de la rivière, prêts à combattre, et il s’arrêta sur le bord du gué entre les deux armées. Il y avait là une loge que le roi Artus avait fait dresser pour que la reine, les dames et les demoiselles pussent voir le tournoi, et où le roi s’assit lui-même, car il avait été convenu que ni lui, ni Galehaut ne prendraient part à la bataille. Lancelot s’appuya sur sa lance et demeura, immobile sur son cheval, à contempler cette loge, comme celui qui s’est oublié lui-même.

Cependant le premier des rois conquis par Galehaut, celui qui lui avait rendu hommage le plus anciennement, s’était détaché de l’armée ennemie pour donner le premier coup de lance, et, l’écu devant la poitrine, il avançait vers le gué. À cette vue, les hérauts et les crieurs d’armes du roi Artus commencèrent de clamer :

— Leurs chevaliers viennent !… Voyez-les !… Le roi Premier Conquis approche !

Et s’adressant à Lancelot qui rêvait toujours, les yeux sur la loge où était la reine :

— Sire chevalier, voyez un des leurs venir !… Qu’attendez-vous ?… Il vient !

Mais ils eurent beau lui répéter cela cent fois, il ne répondit mot, car il ne les entendit point, et à la fin l’un d’eux put s’approcher et lui enlever son écu sans qu’il s’en aperçût seulement. Alors un garçon ramassa au bord de l’eau une motte de terre humide et la lui lança de toutes ses forces sur le nasal du heaume, en criant :

— Mauvais failli, à quoi songez-vous ?

L’eau boueuse lui piqua les yeux : alors Lancelot revint à lui. Il vit le roi Premier Conquis approcher : aussitôt il brocha des éperons, baissa sa lance, et, sans écu comme il était, lui courut sus. Le roi le frappa en pleine poitrine, mais son haubert, qui était fort, ne céda pas, et il renversa à la fois l’homme et le cheval. Aussitôt le héraut qui lui avait pris l’écu courut le lui repasser au col. Mais Lancelot, sans daigner seulement le regarder, s’apprêta à faire front aux gens du Premier Conquis qui s’élançaient à la rescousse de leur seigneur. Les hommes du roi Artus accouraient à leur tour : ils les accueillirent sur le fer de leurs lances ; et ainsi commença la dure mêlée.

Messire Gauvain fit là mille exploits, mais il reçut tant de coups que le sang lui sortait par la bouche et le nez, et qu’à la fin, étant tombé de son cheval, il fallut l’emporter tout pâmé. Des deux parts, la prouesse fut merveilleuse ; mais par-dessus tous se distingua le chevalier aux armes vermeilles, car il abattit tous ceux qu’il rencontra. Pourtant, quand la nuit tomba, il disparut, et personne ne put apprendre ce qu’il était devenu.