Les Anciens Canadiens/6

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Desbarats et Derbishire (p. 87-113).

CHAPITRE SIXIÈME.

Séparateur


Half-cut-down, a pastry, costly made
Where quail and pigeon, lark and loriot, lay
Like fossils of the rock, with golden yokes
Imbedded and enjellied.

Tennison.


un souper chez un seigneur canadien.


Le couvert était mis dans une chambre basse, mais spacieuse, dont les meubles, sans annoncer le luxe, ne laissaient rien à désirer de ce que les Anglais appellent comfort. Un épais tapis de laine à carreaux, de manufacture canadienne, couvrait, aux trois quarts, le plancher de cette salle à manger. Les tentures en laine aux couleurs vives, dont elle était tapissée, — ainsi que les dossiers du canapé, des bergères, et des chaises en acajou, aux pieds de quadrupèdes, semblables à nos meubles maintenant à la mode, — étaient ornées d’oiseaux gigantesques, qui auraient fait le désespoir de l’imprudent ornithologiste qui aurait entrepris de les classer.

Un immense buffet, touchant presque au plafond, étalait, sur chacune des barres transversales, dont il était amplement muni, un service en vaisselle bleue de Marseille, semblant, par son épaisseur, jeter un défi à la maladresse des domestiques qui en auraient laissé tomber quelques pièces. Au-dessus de la partie inférieure de ce buffet, qui servait d’armoire, et que l’on pourrait appeler le rez-de-chaussée de ce solide édifice, projetait une tablette d’au moins un pied et demi de largeur, sur laquelle était une espèce de cassette, beaucoup plus haute que large, dont les petits compartiments, bordés de drap vert, étaient garnis de couteaux et de fourchettes à manches d’argent, à l’usage du dessert. Cette tablette contenait aussi un grand pot d’argent, rempli d’eau, pour ceux qui désiraient tremper leur vin, et quelques bouteilles de ce divin jus de la treille.

Une pile d’assiettes de vrai porcelaine de la Chine, deux carafes de vin blanc,[1] deux tartes, un plat d’œufs à la neige (a), des gaufres, un jatte de confitures, sur une petite table couverte d’une nappe blanche, près du buffet, composaient le dessert de ce souper d’un ancien seigneur canadien. À un des angles de la chambre était une fontaine, de la forme d’un baril, en porcelaine bleue et blanche, avec robinet et cuvette, qui servait aux ablutions de la famille. À un angle opposé, une grande canevette, garnie de flacons carrés, contenant l’eau-de-vie, l’absinthe, les liqueurs de noyau, de framboises, de cassis, d’anisette, etc., pour l’usage journalier, complétait l’ameublement de cette salle.

Le couvert était dressé pour huit personnes. Une cuillère et une fourchette d’argent, enveloppées dans une serviette, étaient placées à gauche de chaque assiette, et une bouteille de vin léger à la droite. Point de couteau sur la table pendant le service des viandes (b) : chacun était muni de cet utile instrument, dont les Orientaux savent seuls se passer. Si le couteau était à ressort, il se portait dans la poche, si c’était, au contraire, un couteau-poignard, il était suspendu au cou dans une gaine de maroquin, de soie, ou même d’écorce de bouleau, artistement travaillée et ornée par les aborigènes. Les manches étaient généralement d’ivoire, avec des rivets d’argent, et même en nacre de perles pour les dames.

Il y avait aussi à droite de chaque couvert une coupe ou un gobelet d’argent de différentes formes et de différentes grandeurs (c) : les uns de la plus grande simplicité, avec ou sans anneaux, les autres avec des anses ; quelques-uns en forme de calice, avec ou sans pattes, ou relevés en bosse ; beaucoup aussi étaient dorés en dedans.

Une servante, en apportant sur un cabaret le coup d’appétit d’usage, savoir : l’eau-de-vie pour les hommes et les liqueurs douces pour les femmes, vint prévenir qu’on était servi. Huit personnes prirent place à table : M. de Beaumont et son épouse, Mme Descarrières leur sœur, le curé, le capitaine Marcheterre, son fils Henri, et enfin Jules et Arché. La maîtresse de la maison donna la place d’honneur au vénérable curé, en le plaçant à sa droite, et la seconde place au vieux marin, à gauche.

Le menu du repas était composé d’un excellent potage (la soupe était alors de rigueur, tant pour le dîner que pour le souper), d’un pâté froid, appelé pâté de Pâques, servi, à cause de son immense volume, sur une planche recouverte d’une serviette ou petite nappe blanche, suivant ses proportions. Ce pâté, qu’aurait envié Brillat-Savarin, était composé d’une dinde, de deux poulets, de deux perdrix, de deux pigeons, du râble et des cuisses de deux lièvres : le tout recouvert de bardes de lard gras. Le godiveau de viandes hachées, sur lequel reposaient, sur un lit épais et mollet, ces richesses gastronomiques, et qui en couvrait aussi la partie supérieure, était le produit de deux jambons de cet animal que le juif méprise, mais que le chrétien traite avec plus d’égards. De gros oignons, introduits çà et là, et de fines épices complétaient le tout. Mais un point très important en était la cuisson, d’ailleurs assez difficile, car, si le géant crevait, il perdait alors cinquante pour cent de son acabit. Pour prévenir un événement aussi déplorable, la croûte du dessous, qui recouvrait encore de trois pouces les flancs du monstre culinaire, n’avait pas moins d’un pouce d’épaisseur. Cette croûte même, imprégnée du jus de toutes ces viandes, était une partie délicieuse de ce mets unique (d).

Des poulets et des perdrix rôtis, recouverts de doubles bardes de lard, des pieds de cochon à la Sainte-Ménéhould, un civet bien différent de celui dont un hôtelier espagnol régala jadis l’infortuné Gil Blas, furent en outre les autres mets que l’hospitalité du seigneur de Beaumont put offrir à ses amis.

On mangea longtemps en silence et de grand appétit ; mais au dessert, le vieux marin, qui, tout en dévorant comme un loup affamé, et buvant en proportion, n’avait cessé de regarder Arché avec un intérêt toujours croissant, rompit le premier silence :

— Il paraît, jeune homme, dit-il d’un ton goguenard, que vous ne craignez guère les rhumes de cerveau ! Il me semble aussi que vous n’êtes pas trop pressé de respirer l’air du ciel ; que comme le castor et la loutre, vos confrères, vous ne mettez le nez hors de l’eau que toutes les demi-heures, et encore pour la forme ; pour voir ce qui se passe dans le monde d’en haut. Diable ! vous êtes aussi un peu comme le saumon : quand on lui donne de la touée, il en profite. M’est avis que les goujons de votre espèce ne se trouvent pas dans tous les ruisseaux !

— Ce qui n’empêche pas, capitaine, dit Arché, que sans votre présence d’esprit, sans votre calcul admirable à ne lâcher que la mesure précise de ligne, je me serais brisé la tête, ou l’estomac, contre la glace ; et que le corps du pauvre Dumais, au lieu d’être dans un lit bien chaud, roulerait maintenant dans le lit glacé du Saint-Laurent.

— En voilà un farceur ! fit Marcheterre ; à l’entendre parler ce serait moi qui aurais fait la besogne ! Il fallait bien vous donner de la touée, quand j’ai vu que les pieds menaçaient de vous passer par-dessus la tête : position qui aurait été assez gênante au beau milieu des flots déchaînés.

Je veux que le di… : Excusez, M. le curé ; j’allais jurer : c’est une vieille habitude de marin.

— Bah ! dit, en riant, le curé (e), un de plus, ou de moins, il y a longtemps, vieux pêcheur, que vous en êtes coutumier : la taille est pleine et vous n’en tenez plus aucun compte !

— Quand la taille sera pleine, mon cher curé, dit Marcheterre, vous passerez la varlope dessus, comme vous avez déjà fait ; et on filera un autre nœud. D’ailleurs, je ne vous échapperai pas, vous saurez bien me gaffer en temps et lieu, et me remorquer à bon port avec les autres pécheurs.

— Vous êtes trop sévère, M. l’abbé, dit Jules ; comment voulez-vous que ce cher capitaine se prive de la consolation de jurer tant soit peu ? ne serait-ce que contre son éthiopien de cuisinier qui lui fait des fricassées aussi noires que son visage !

— Comment diablotin enragé, s’écria le capitaine avec une colère comique, tu oses encore parler, après le tour que tu m’as fait ?

— Moi ! dit Jules, d’un air bonace, je vous ai joué un tour ? j’en suis incapable, capitaine : vous me calomniez bien cruellement.

— Mais voyez le bon apôtre ! dit Marcheterre, je l’ai calomnié ! n’importe, allons au plus pressé. Reste en panne, mousse, pour le petit quart d’heure ; je saurai te retrouver bientôt.

Je voulais donc dire, continua le capitaine, lorsque M. le curé a coulé à fond de cale mon malencontreux juron et fermé l’écoutille par-dessus, que quand bien même, jeune homme, vous auriez descendu au pied de la chute, par curiosité, pour donner des nouvelles de ce qui s’y passe à vos amis, qu’alors comme votre confrère, le saumon, vous auriez aussi trouvé le tour de l’escalader.

La conversation avait tourné à la plaisanterie : les saillies, les bons mots succédèrent pendant longtemps aux émotions cruelles de la soirée.

— Remplissez vos gobelets ; feu partout, s’écria M. de Beaumont : je vais porter une santé qui, j’en suis sûr, sera bien accueillie.

— Vous en parlez à votre aise, dit le vieux curé, auquel on avait donné pour lui faire honneur une coupe richement travaillée, mais presque le double de celles des autres convives. Je suis plus que nonagénaire et par conséquent je n’ai plus ma tête bretonne de vingt-cinq ans.

— Bah ! mon vieil ami, fit M. de Beaumont, vous n’aurez toujours pas bien loin à aller, car vous couchez ici, c’est convenu. Et puis si les jambes faiblissent, ça passera pour votre grand âge : personne ne sera scandalisé.

— Vous oubliez, mon Seigneur, dit le curé, que j’ai accepté votre aimable invitation pour être à portée de secourir au besoin le pauvre Dumais : mon intention est de passer la nuit près de lui. Si vous m’ôtez les forces, ajouta-t-il en souriant, quel service voulez-vous que je lui rende ?

— Vous allez pourtant vous coucher, fit M. de Beaumont ; ce sont les ordres du maître de céans. On vous éveillera au besoin. N’ayez aucune inquiétude quant au pauvre Dumais et sa femme ; madame Couture, leur intime amie, est auprès d’eux. Je renverrai même, quand ils auront soupé (car j’ai fait servir des rafraîchissements à tous ceux qui sont ici), quantité de compères et de commères qui ne demanderaient qu’à encombrer la chambre du malade pendant toute la nuit ; et partant vicier l’air pur dont il a le plus besoin. Nous seront tous sur pied, s’il est nécessaire.[2]

— Vous parlez si bien, repartit le curé, que je vais m’exécuter en conséquence.

Et ce disant il versa une portion raisonnable de vin dans la formidable coupe.

Alors le seigneur de Beaumont dit à Arché d’une voix émue et en même temps solennelle :

— Votre conduite est au-dessus de tout éloge. On ne sait lequel le plus admirer de ce dévouement sublime qui vous a fait risquer votre vie pour sauver celle d’un inconnu, ou de ce courage, de ce sang-froid admirable, qui vous ont fait réussir ! Vous allez, je le sais, embrasser la carrière des armes ; vous possédez toutes les qualités requises dans votre nouvelle carrière. Soldat moi-même, je vous prédis de grands succès. À la santé de M. de Locheill, le héros du jour !

La santé du jeune Écossais fut bue avec enthousiasme.

Arché, après avoir remercié, ajouta avec beaucoup de modestie.

— Je suis vraiment confus de tant de louanges pour une action aussi simple. J’étais probablement la seule personne qui sût nager, parmi les spectateurs : car tout autre en aurait fait autant. On prétend, ajouta-t-il en souriant, que vos femmes sauvages jettent leurs enfants nouveau-nés dans un lac, ou dans une rivière, leur laissant ensuite le soin de gagner le rivage : c’est une première leçon de natation. Je suis porté à croire que nos mères dans les montagnes d’Écosse suivent cette excellente coutume : il me semble que j’ai toujours su nager.

— Encore farceur ce M. Arché ! dit le capitaine. Quant à moi il y a cinquante ans que je navigue, et je n’ai jamais pu apprendre à nager (f) : ce n’est pourtant pas faute d’avoir tombé à l’eau plus qu’à mon tour, mais j’avais toujours la chance de me raccrocher quelque part. À défaut d’un objet quelconque à ma portée, je jouais des pattes comme font les chats et les chiens ; et tôt ou tard quelqu’un me repêchait, puisque je suis ici.

Ceci me rappelle une petite aventure de ma vie de marin. Mon navire était ancré sur les bords du Mississipi. Il pouvait être neuf heures du soir, après une de ces journées étouffantes de chaleur dont on ne jouit que près des tropiques. Je m’étais couché sur le beaupré de mon vaisseau pour respirer la brise du soir. Sauf les moustiques, les brûlots, les maringouins, et le bruit infernal que faisaient les caïmans réunis, je crois, de toutes les parties du Père des Fleuves, pour me donner une aubade, un prince de l’Orient aurait envié mon lit de repos. Je ne suis pourtant pas trop peureux de mon naturel, mais j’ai une horreur invincible pour toute espèce de reptiles, soit qu’ils rampent sur la terre, soit qu’ils vivent dans l’eau.

— Vous avez, capitaine, dit Jules, des goûts délicats, raffinés, aristocratiques, pour lesquels je vous honore.

— Tu oses encore parler, méchant garnement, s’écria Marcheterre en le menaçant, tout en riant, de son énorme poing : j’allais t’oublier, mais tu auras ton tour bien vite. En attendant je continue : je me trouvais heureux dans ma sécurité sur mon mât d’où j’entendais craquer les mâchoires de ces monstres affamés. Je narguais même mes ennemis en leur disant : — vous seriez très friands, mes petits moutons, de faire un bon souper de ma carcasse, mais il n’y a qu’une petite difficulté ; c’est, voyez-vous, que quand bien même il vous faudrait jeûner toute votre vie comme des anachorètes, ça ne sera toujours pas moi qui vous ferai rompre votre jeûne : j’ai la conscience trop timorée pour cela.

Je ne sais trop, continua Marcheterre, comment la chose arriva ; mais toujours est-il que je finis par m’endormir, et que quand je m’éveillai j’étais au beau milieu de ces jolis enfants. Il est impossible de vous peindre mon horreur, malgré mon sang-froid habituel. Je ne perdis pourtant pas toute présence d’esprit : je me rappelai, pendant mon immersion, qu’une corde pendait au beaupré : j’eus le bonheur de la saisir en remontant à la surface de l’eau ; mais malgré mon agilité de singe, pendant ma jeunesse, je ne m’en retirai qu’en laissant en otage, dans le gosier d’un caïman peu civilisé, une de mes bottes et une partie précieuse d’un de mes mollets (g).

À ton tour maintenant, lutin du diable, continua le capitaine : il faut tôt ou tard que tu me paies le tour que tu m’as joué. J’arrivais l’année dernière, de la Martinique ; je rencontre monsieur, le matin, à la basse ville de Québec, au moment où il se préparait à traverser le fleuve, à l’ouverture de ses vacances, pour se rendre chez son père. Après une rafale d’embrassades, dont j’eus peine à me dégager en tirant à bâbord, je le charge d’annoncer mon arrivée à ma famille, et de lui dire que je ne pourrais descendre à Saint-Thomas avant trois ou quatre jours. Que fait ce bon apôtre ? Il arrive chez moi, à huit heures du soir, en criant comme un possédé : de la joie ! de la joie ! mais criez donc, de la joie !

— Mon mari est arrivé, fait madame Marcheterre ! Mon père est arrivé, s’écrient mes deux filles !

— Sans doute, dit-il : est-ce que je serais si joyeux sans cela !

Il embrasse d’abord ma bonne femme : il n’y avait pas grand mal à cela. Il veut embrasser mes filles, qui lui lâchent leur double bordée de soufflets, et filent ensuite toutes voiles au vent. Que dites-vous, M. le curé, de ce beau début, en attendant le reste ?

— Ah ! M. Jules, s’écria le vieux pasteur, j’apprends de jolies choses : une conduite certainement bien édifiante, pour un élève des révérends pères Jésuites !

— Vous voyez bien, M. l’abbé, dit Jules, que tout cela n’était qu’histoire de rire, pour prendre part à la joie de cette estimable famille. Je connaissais trop la vertu féroce, solide sur ses bases comme le Cap des Tempêtes, de ces filles de marin, pour agir sérieusement. Je savais qu’après avoir lâché leur double bordée de soufflets, elles fileraient ensuite toutes voiles au vent.

— Je commence à croire, après tout, fit le vieux pasteur, que tu dis la vérité : que c’était plutôt espièglerie de ta part, que mauvaise intention : je connais mon Jules d’Haberville sur le bout de mon doigt.

— De mieux, en mieux, dit le capitaine ; prenez maintenant sa part : il ne manquait plus que cela. Nous allons voir pourtant si vous serez aussi indulgent pour le reste. Quand monsieur eut fini son sabbat, il dit à ma femme : le capitaine m’a chargé de vous dire qu’il serait ici demain, vers dix heures du soir ; et, comme il a fait de bonnes affaires (ce qui était après tout vrai), il entend que tous ses amis se ressentent de son bonheur. Il veut qu’il y ait bal et souper chez lui à son arrivée, qui sera vers l’heure où on se mettra à table. Ainsi préparez tout pour cette fête, à laquelle il m’a invité avec mon frère de Locheill. Ça me contrarie un peu, ajouta l’hypocrite, j’ai bien hâte de revoir mes chers parents, mais pour vous, mesdames, il n’y a rien que je ne fasse.

— Mais mon mari n’y pense donc pas, de me donner si peu de temps, dit madame Marcheterre. Nous n’avons point de marché ici ! ma cuisinière est bien vieille pour faire tant de besogne dans l’espace d’une journée ! C’est désespérant ! à la fin nous allons faire l’impossible pour lui plaire.

— Je puis toujours vous rendre quelques services, dit l’hypocrite, en feignant de plaindre beaucoup ma bonne femme : je me chargerai, avec le plus grand plaisir, de faire les invitations.

— Vous me rendrez vraiment un grand service, mon cher Jules, dit ma femme : vous connaissez notre société ; je vous donne carte blanche.

Ma femme fait aussitôt courir la paroisse pour se procurer les viandes dont elle aura besoin. Elle et mes filles passent la plus grande partie de la nuit à aider la vieille cuisinière à faire les pâtisseries, crèmes fouettées, blanc-manger, gaufres et un tas de vetes (vétilles) qui ne valent pas les bonne tiaudes de morue fraîche que l’on mange sur le banc de Terre-Neuve (h). M. Jules fit, d’ailleurs, les choses en grand. Il expédia pendant la nuit deux courriers, l’un au nord-est et l’autre au sud-ouest, porteurs d’invitations pour la fête ; en sorte que le lendemain, à six heures du soir, grâce à sa bienveillance, ma maison était pleine de convives, qui faisaient des plongeons comme des goëlands, tandis que j’étais ancré à Québec, et que madame Marcheterre, malgré une affreuse migraine, faisait, de la meilleure grâce du monde, les honneurs de la maison. Que dites-vous, messieurs, d’un pareil tour, et qu’as-tu à répondre, petit caïman, pour te justifier ?

— Je voulais, dit Jules, que tout le monde prît part d’avance à la joie de la famille, à l’heureux succès d’un ami si cher ! si généreux ! si magnifique ! Aussi, si vous aviez été témoin des regrets, de la consternation générale, quand il fallut se mettre à table vers onze heures, sans vous attendre davantage (le lendemain étant jour d’abstinence), vous auriez été attendri jusqu’aux larmes. Quant à madame votre épouse, c’est une ingrate, oui, une ingrate. Voyant, un peu avant onze heures, qu’elle ne se pressait pas de nous donner la soupe, qu’elle commençait même à être un peu inquiète de son cher mari, je lui glissai un petit mot à l’oreille, et elle me cassa, pour remerciement, son éventail sur la figure.

Tout le monde éclata de rire, et le capitaine partagea de grand cœur l’hilarité générale.

— Comment se fait-il, Marcheterre, dit M. de Beaumont, que vous n’ayez jamais raconté cette bonne espièglerie ?

— Il y avait de la presse, reprit le capitaine, de répandre partout que nous avions été mystifiés par ce maringouin ; d’ailleurs c’eût été peu obligeant de notre part de vous faire savoir que vous deviez cette fête à la munificence de M. Jules d’Haberville : nous préférions en avoir le mérite. Si j’en parle aujourd’hui, c’est que j’ai trouvé le tour si drôle, que je pensais vous amuser en vous le racontant.

Il me semble, M. le plongeur, fit ensuite Marcheterre en s’adressant à Arché, que malgré vos airs réservés de philosophe, vous avez été complice de votre cher compagnon de voyage ?

— Je vous donne ma parole, dit de Locheill, que j’ignorais absolument le tout : ce n’est que le lendemain que Jules me fit part, sous secret, de son escapade, dont je le grondai sévèrement.

— Dont tu n’avais guère profité, fit d’Haberville ; en faisant jouer tes grandes jigues (jambes) écossaises au péril éminent des tibias plus civilisés de tes voisins. Tu as, sans doute, oublié que non content de danser les cotillons français, admis chez tous les peuples policés, il fallut, pour te plaire, danser tes scotch reels (i) sur un air que notre joueur de violon apprit aussitôt par oreille : chose assez facile d’ailleurs. Il s’agissait simplement, en serrant les cordes du violon, d’imiter les miaulements que feraient des chats enfermés dans une poche, et que l’on tirerait par la queue.

— Allons, mauvais sujet, dit le capitaine à Jules, viens manger la soupe chez moi demain avec ton ami ; et faire en même temps ta paix avec la famille.

— C’est ce qui s’appelle parler cela, fit Jules !

— Voyez donc ce farceur, reprit Marcheterre !

Comme il était très tard, il fallut se séparer, après avoir bu à la santé du vieux marin et de son fils ; et leur avoir donné la part d’éloges qu’ils méritaient tous deux.

Les jeunes gens furent contraints de passer quelques jours à Saint-Thomas. La débâcle continuait ; les chemins étaient inondés ; le pont le plus proche, en supposant même qu’il n’eût pas été détruit, était à quelques lieues au sud-ouest du village, et la pluie tombait à torrents (j). Force leur fut d’attendre que la rivière, libre de glaces, leur permît de passer en bateau au pied des chutes. Ils partageaient leur temps entre la famille de Beaumont, leurs autres amis et le pauvre Dumais, qui fit une longue maladie chez le seigneur de Beaumont, celui-ci ne voulant jamais permettre qu’on le transportât chez lui avant une parfaite guérison. Le malade leur racontait ses combats contre les Anglais et contre leurs alliées sauvages ; et les mœurs et coutumes de ces aborigènes qu’il avait beaucoup fréquentés.

— Quoique natif de Saint-Thomas, j’ai été élevé, leur dit-il un jour, dans la paroisse de Sorel. J’avais dix ans et mon frère neuf, lorsque nous fûmes surpris dans les bois, où nous cueillions des framboises, par un parti d’Iroquois qui nous fit prisonniers. Arrivés, après une assez longue marche, à leur canot caché dans les broussailles, près de la grève, ils nous transportèrent sur une des îles nombreuses qui bordent le Saint-Laurent (k). Quelqu’un donna l’alarme à ma famille, et mon père, ainsi que ses trois frères, armés jusqu’aux dents, se mirent aussitôt à leur poursuite. Ils n’étaient que quatre contre dix, mais, je puis le dire, sans me vanter, que ce sont des hommes que mon père et mes oncles auxquels je ne conseillerais à personne de cracher au visage. Ce sont des hommes d’une bonne taille, la poitrine ouverte, et dont les épaules déplombent de six bon pouces en arrière.

Il pouvait être dix heures du soir ; nous étions assis, mon frère et moi, au milieu de nos ennemis dans une petite clairière entourée de bois touffus, lorsque nous entendîmes la voix de mon père qui nous criait : « couchez-vous à plat ventre. » Je saisis aussitôt par le cou mon petit frère, qui pleurait et que je tâchais de consoler, et je l’aplatis avec moi sur la terre. Les Iroquois étaient à peine sur leurs pieds que quatre coups de fusil bien visés en abattirent quatre qui se roulèrent à terre comme des anguilles. Les autres canouaches (nom de mépris) ne voulant pas, je suppose, tirer au hasard, sur des ennemis invisibles auxquels ils serviraient de cible, firent un mouvement pour chercher l’abri des arbres, mais nos libérateurs ne leur en donnèrent pas le temps, car tombant sur eux à coups de casse-tête, ils en abattirent trois d’un vire-main, et les autres se sauvèrent sans qu’ils songeassent à les poursuivre. Le plus pressé était de nous ramener à notre mère qui pensa mourir de joie en nous embrassant.

De Locheill racontait aussi au pauvre malade les combats des montagnards écossais, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs usages ; les exploits quasi fabuleux de son héros Wallace ; tandis que Jules l’amusait par le récit de ses espiègleries, ou lui rapportait quelques traits d’histoire qui pouvaient l’intéresser.

Lorsque les jeunes gens firent leurs adieux à Dumais, il dit à Arché les larmes aux yeux :

— Il est probable, Monsieur, que je ne vous reverrai jamais ; mais soyez certain que je vous porte dans mon cœur ; et que moi, ma femme et mes enfants nous prierons le bon Dieu pour vous tous les jours de notre vie. Il m’est douloureux de penser, qu’en supposant même votre retour dans la Nouvelle-France, un pauvre homme comme moi n’aurait aucune occasion de vous prouver notre gratitude.

— Qui sait ? dit de Locheill ; peut-être ferez-vous plus pour moi que je n’ai fait pour vous.

Le montagnard écossais possédait-il la seconde vue dont se vantent ses compatriotes ? C’est ce que la suite de ce récit fera voir.

Les voyageurs laissèrent leurs amis de Saint-Thomas le trente d’avril, vers dix heures du matin, par un temps magnifique, mais des chemins affreux. Ils avaient six lieues à parcourir avant d’arriver à Saint-Jean-Port-Joli, terme de leur voyage : trajet qu’il leur fallait faire à pied, en pestant contre la pluie qui avait fait disparaître les derniers vestiges de neige et de glace. Ce fut bien pis, lorsqu’engagés dans le chemin qui traversait alors la savane du Cap Saint-Ignace (l), ils s’enfoncèrent souvent jusqu’aux genoux, et qu’il leur fallut dépêtrer le cheval qui s’embourbait jusqu’au ventre. Jules, le plus impatient des trois, répétait sans cesse :

— Si j’eusse commandé au temps, nous n’aurions pas eu cette pluie de tous les diables qui a converti les chemins en autant de marécages !

S’apercevant enfin que José branlait à chaque fois la tête d’un air mécontent, il lui en demanda la raison.

— Ah ! dame ! voyez-vous, M. Jules, dit José, je ne suis qu’un pauvre ignorant sans inducation ; mais je pense, à part moi, que si vous aviez eu le temps dans la main, nous n’en serions guère mieux : témoin ce qui est arrivé à Davi (David) Larouche.

— Tu nous conteras l’aventure de Davi Larouche, dit Jules, quand nous aurons passé cette maudite savane dont j’ai bien de la peine à me dépêtrer ; privé que je suis de l’avantage de jambes, ou pattes de héron, dont est gratifié ce superbe Écossais qui marche devant nous en sifflant une pibroch, musique digne des chemins où nous nous perdons.

— Combien donnerais-tu, dit Arché, pour échanger tes jambes françaises de pygmée contre celles du superbe montagnard ?

— Garde tes jambes, fit Jules, pour la première retraite un peu précipitée que tu feras devant l’ennemi.

La savane enfin franchie, les jeunes gens demandèrent l’histoire de José.

— Il est bon de vous dire, fit celui-ci, qu’un nommé Davi Larouche était établi, il y a longtemps de ça, dans la paroisse de Saint-Roch. C’était un assez bon habitant, ni trop riche, ni trop pauvre : il tenait le mitant. Il me ressemblait le cher homme, il n’était guère futé ; ce qui ne l’empêchait pas de rouler proprement parmi le monde.

Si donc que Davi se lève un matin plus de bonne heure que de coutume, va faire son train aux bâtiments (étable, écurie), revient à la maison, se fait la barbe comme un dimanche, et s’habille de son mieux.

— Où vas-tu, mon homme, que lui dit sa femme ? comme tu t’es mis faraud ! Vas-tu voir les filles ?

Vous entendez que tout ce qu’elle en disait était histoire de farce : elle savait ben que son mari était honteux avec les femmes et point carnassier pour la créature ; mais la Tèque (Thècle) tenait de son oncle Bernuchon Castonguay le plus facieux (facétieux) corps de toute la côte du sud. Elle disait souvent en montrant son mari : vous voyez ben ce grand hébété-là (vous l’excuserez, dit José, ce n’était guère poli d’une femme à son mari,) eh bien ! il n’aurait jamais eu le courage de me demander en mariage, moi, la plus jolie créature de la paroisse, si je n’avais fait au moins la moitié du chemin ; et pourtant les yeux lui en flambaient dans la tête quand il me voyait ! J’eus donc compassion de lui, car il ne se pressait guère : il est vrai que j’étais un peu plus pressée que lui ; il avait quatre bons arpents de terre sous les pieds, et moi je n’avais que mon gentil corps.

Elle mentait un peu, la farceuse, ajouta José : elle avait une vache, une taure d’un an, six mères moutonnes, son rouet, un coffre si plein de hardes qu’il fallait y appuyer le genou pour le fermer ; et dans ce coffre cinquante beaux francs (m).

— J’en eus donc compassion, dit-elle un soir qu’il veillait chez nous, tout honteux dans un coin, sans oser m’accoster ; je sais bien que tu m’aimes, grand bêta ; parle à mon père qui t’attend dans le cabinet et mets les bans à l’église. Là-dessus, comme il était rouge comme un coq d’inde, sans bouger pourtant, je le poussai par les épaules dans le cabinet. Mon père ouvre une armoire, tire le flacon d’eau-de-vie pour l’enhardir ; eh bien ! malgré toutes ces avances, il lui fallut trois coups dans le corps pour lui délier la langue.

Si donc, continua José, que la Thèque dit à son mari : où vas-tu, mon homme, que tu es si faraud ? vas-tu voir les filles ? prends garde à toi : si tu fais des averdingles (fredaines) je te repasserai en saindoux.

— Tu sais ben que non, fit Larouche en lui ceinturant les reins d’un petit coup de fouet par façon de risée ; nous voici à la fin de mars, mon grain est tout battu, je m’en vais porter ma dîme au curé.

— Tu fais bien, mon homme, que lui dit sa femme qui était une bonne chrétienne, il faut rendre au bon Dieu ce qui nous vient de lui.

Larouche charge donc ses poches sur son traîneau, jette un charbon sur sa pipe, saute sur la charge et s’en va tout joyeux.

Comme il passait un petit bois, il fit rencontre d’un voyageur qui sortait par un sentier de traverse. Cet étranger était un grand bel homme d’une trentaine d’années. Une longue chevelure blonde lui flottait sur les épaules ; ses beaux yeux bleus avaient une douceur angélique et toute sa figure, sans être positivement triste, était d’une mélancolie empreinte de compassion. Il portait une longue robe bleue nouée avec une ceinture. Larouche disait n’avoir jamais rien vu de si beau que cet étranger : que la plus belle créature était laide en comparaison.

— Que la paix soit avec vous, mon frère, lui dit le voyageur.

— Je vous remercie toujours de votre souhait, reprit Davi ; une bonne parole n’écorche pas la bouche ; mais c’est pourtant ce qui presse le moins. Je suis en paix, Dieu merci, avec toute le monde ; j’ai une excellente femme, de bons enfants, je fais un ménage d’ange, tous mes voisins m’aiment : je n’ai donc rien à désirer de ce côté-là.

— Je vous félicite, dit le voyageur. Votre voiture est bien chargée ; où allez-vous si matin ?

— C’est ma dîme que je porte à mon curé.

— Il paraît alors, reprit l’étranger, que vous avez eu une bonne récolte, ne payant qu’un seul minot de dîme par vingt-six minots que vous récoltez.

— Assez bonne, j’en conviens ; mais si j’avais eu du temps à souhait et à ma guise, ça aurait été bien autre chose.

— Vous croyez ? dit le voyageur.

— Si j’y crois ! il n’y a pas de doute, répliqua Davi.

— Eh bien, dit l’étranger, vous aurez maintenant le temps que vous souhaiterez ; et grand bien vous fasse !

Après avoir parlé, il disparut au pied d’un petit coteau.

— C’est drôle, tout de même, pensait Davi. Je savais bien qu’il y avait des mauvaises gens qui couraient le monde en jetant des ressorts (sorts) sur les hommes, les femmes, les enfants, les animaux : témoin la femme à Lestin (Célestin) Coulombe, qui s’était moquée, le propre jour de ses noces, d’un quêteux qui louchait de l’œil gauche ; et elle en a eu bien du regret, la pauvre créature ! car il lui avait dit en colère : prenez bien garde, jeune femme, de n’avoir que des enfants loucheux (louches). Elle tremblait, la chère femme, à chaque enfant qu’elle mettait au monde, et elle en avait sujet ; car voyez-vous, le quatorzième, en y regardant de bien près, paraît avoir une taie sur l’œil droit.

— Il semble, dit Jules, que madame Lestin avait en grande horreur les enfants louches, puisqu’elle ne s’est résignée à en présenter un à son cher époux qu’au bout de dix-huit à vingt ans de mariage. Au pis-aller, si la taie a disparu, comme il arrive souvent aux enfants en grandissant, elle aura ensuite accompli en conscience la prédiction du mendiant. C’était une femme réfléchie et peu pressée, qui prenait son temps dans tout ce qu’elle faisait.

José secoua la tête d’un air mécontent et continua :

— Mais, pensait toujours Larouche en lui-même, s’il y a des mauvaises gens qui courent les campagnes pour jeter des ressorts, je n’ai jamais entendu parler de saints ambulants qui parcouraient le Canada pour nous faire des miracles. Après tout, ce n’est pas mon affaire : je n’en parlerai à personne ; et nous verrons le printemps prochain.

L’année suivante, vers le même temps, Davi, tout honteux, se lève à la sourdine, longtemps avant le jour, pour porter sa dîme au curé. Il n’avait besoin, ni de cheval ni de voiture : il la portait toute à la main dans son mouchoir.

Au soleil levant, il fit encore rencontre, à la même place, de l’étranger qui lui dit :

— Que la paix soit avec vous, mon frère !

— Jamais souhait ne vint plus à propos, répondit Larouche, car je crois que le diable est entré dans ma maison, où il tient son sabbat jour et nuit : ma femme me dévore depuis le matin jusqu’au soir, mes enfants me boudent, quand ils ne font pas pis ; et tous mes voisins sont déchaînés contre moi.

— J’en suis bien peiné, dit le voyageur ; mais que portez-vous dans ce petit paquet ?

— C’est ma dîme, reprit Larouche d’un air chagrin.

— Il me semble pourtant, dit l’étranger, que vous avez toujours eu le temps que vous avez souhaité ?

— J’en conviens, dit Davi ; quand j’ai demandé du soleil, j’en ai eu ; quand j’ai souhaité de la pluie, du vent, du calme, j’en avais ; et cependant rien ne m’a réussi. Le soleil brûlait le grain, la pluie le faisait pourrir, le vent le renversait, et le calme amenait la gelée pendant la nuit. Tous mes voisins se sont élevés contre moi : on me traitait de sorcier qui attirait la malédiction sur leurs récoltes. Ma femme même commença à me montrer de la méfiance, et a fini par se répandre en reproches et en invectives contre moi. En un mot, c’est à perdre l’esprit.

— C’est ce qui vous prouve, mon frère, dit le voyageur, que votre vœu était insensé ; qu’il faut toujours se fier à la providence du bon Dieu, qui sait mieux que l’homme ce qui lui convient ; ayez confiance en elle, et vous verrez que vous n’aurez pas l’humiliation de porter votre dîme dans un mouchoir.

Après ces paroles, l’étranger disparut encore au pied du même coteau.

Larouche se le tint pour dit, et accepta ensuite, avec reconnaissance, le bien que le bon Dieu lui faisait, sans se mêler de vouloir régler les saisons.

— J’aime beaucoup, dit Arché, cette légende dans sa naïve simplicité : elle donne une leçon de morale bien sublime, en même temps qu’elle montre la foi vive de vos bons habitants de la Nouvelle-France. Maudit soit le cruel philosophe qui chercherait à leur ravir les consolations qu’elle leur donne dans les épreuves sans nombre de cette malheureuse vie !

Il faut avouer, reprit Arché dans un moment où ils étaient éloignés de la voiture, que l’ami José a toujours une légende prête à raconter à propos ; mais crois-tu que son père lui ait rapporté lui-même son rêve merveilleux sur les côtes de Saint-Michel ?

— Je vois, dit Jules, que tu ne connais pas tous les talents de José : c’est un faiseur de contes inépuisable. Les voisins s’assemblent dans notre cuisine pendant les longues soirées d’hiver ; José leur fait souvent un conte qui dure pendant des semaines entières. Quand il est à bout d’imagination, il leur dit : je commence à être fatigué : je vous conterai le reste un autre jour.

José est aussi un poète beaucoup plus estimé que mon savant oncle le chevalier, qui s’en pique pourtant. Il ne manque jamais de sacrifier aux muses, soit pour les jours gras, soit pour le jour de l’an. Si tu eusses été chez mon père à ces époques, tu aurais vu des émissaires arriver de toutes les parties de la paroisse pour emporter les productions de José.

— Mais il ne sait pas écrire, dit Arché ?

— Et, répliqua Jules, ceux qui viennent les chercher ne savent pas lire que je sache. Voici comme cela se fait. On députe vers le poète un beau chanteux, comme ils disent : lequel chanteux a une excellente mémoire ; et crac, dans une demi-heure au plus, il emporte la chanson dans sa tête. S’il arrive un événement funeste, on prie José de faire une complainte ; si c’est, au contraire, quelque événement comique, c’est toujours à lui que l’on s’adresse dans ma paroisse. Ceci me rappelle l’aventure d’un pauvre diable d’amoureux qui avait mené sa belle à un bal, sans être invité ; ils furent, quoique survenants, reçus avec politesse ; mais le jeune homme eut la maladresse de faire tomber en dansant la fille de la maison, ce qui fut accueilli aux grands éclats de rire de toute la société ; mais le père de la jeune fille, un peu brutal de son métier, et indigné de l’affront qu’elle avait reçu, ne fit ni un ni deux ; il prit mon José Blais par les épaules et le jeta à la porte ; il fit ensuite des excuses à la belle, et ne voulut pas la laisser partir. À cette nouvelle, l’humeur poétique de notre ami ne put y tenir, et il improvisa la chanson suivante, assez drôle dans sa naïveté :

Dimanche après les vêpr’s, y aura bal chez Boulé,
Mais il n’ira personn’ que ceux qui sav’nt dansé :
Mon ton ton de ritaine, mon ton ton de rité.

Mais il n’ira personn’ que ceux qui sav’nt danser :
José Blai comme les autres itou (aussi) voulut y aller ;
Mon ton ton, etc.

José Blai comme les autres itou voulut y aller,
Mais lui dit sa maîtresse : t’iras quand le train sera fé.
Mon ton ton, etc.


Mais lui dit sa maîtresse : t’iras quand le train sera fé ;
Il courut à l’étab’ les animaux soigné,
Mon ton ton, etc.

Il courut à l’étab’ les animaux soigné,
Prend Barré par la corne et Rougett’ par le pied ;
Mon ton ton, etc.

Prend Barré par la corne et Rougett’ par le pied ;
Il saute à l’écurie pour les chevaux graté :
Mon ton ton, etc.

Il saute à l’écurie pour les chevaux graté,
Se sauve à la maison quand ils fur’nt étrillés :
Mon ton ton, etc.

Se sauve à la maison quand ils fur’nt étrillés :
Il met sa veste rouge et son capot barré :
Mon ton ton, etc.

Il met sa veste rouge et son capot barré,
Il met son fichu noir et se souliers francé : (n)
Mon ton ton, etc.

Il met son fichu noir et ses souliers francé,
Et va chercher Lisett’ quand il fut ben greyé, (habillé)
Mon ton ton, etc.

Et va chercher Lisett’ quand il fut ben greyé ;
On le met à la port’ pour y apprendre à dansé :
Mon ton ton, etc.

On le met à la port’ pour y apprendre à dansé,
Mais on garda Lisett’, sa jolie fiancée :
Mon ton ton, etc.

— Mais c’est une idylle charmante ! s’écria Arché en riant ; quel dommage que José n’ait pas fait d’études : le Canada posséderait un grand poëte de plus.

— Pour revenir aux traverses de son défunt père, dit Jules, je crois que le vieil ivrogne, après avoir bravé la Corriveau, (chose que les habitants considèrent toujours comme dangereuse, les morts se vengeant tôt ou tard de cet affront), se sera endormi le long du chemin vis-à-vis l’île d’Orléans, où les habitants qui voyagent de nuit voient toujours des sorciers ; je crois, dis-je, qu’il aura eu un terrible cauchemar, pendant lequel il était assailli d’un côté par les farfadets de l’île, et de l’autre par la Corriveau avec sa cage (o). José, avec son imagination très vive, aura fait le reste, car tu vois qu’il met tout à profit : les belles images de ton histoire surnaturelle, et les cyriclopes du Vigile de mon oncle le chevalier, dont son cher défunt père n’a jamais entendu parler.

Pauvre José ! ajouta Jules, comme j’ai regret de l’avoir maltraité l’autre jour ; je ne l’ai su que le lendemain, car j’avais entièrement perdu la raison quand je te vis disparaître sous les flots ; je lui ai demandé bien des pardons, et il m’a répondu : — comment ! vous pensez encore à ces cinq sous-là ! et ça vous fait de la peine ! ça me réjouit, moi, au contraire, maintenant que tout le berda (vacarme) est fini : ça me rajeunit même en me rappelant vos belles colères quand vous étiez petit enfant, alors que vous égratigniez et mordiez comme un petit lutin, et que je me sauvais en vous emportant dans mes bras, pour vous exempter la correction de vos parents ; vous pleuriez ensuite quand votre colère était passé, vous m’apportiez tous vos joujoux (jouets) pour me consoler.

Excellent José ! quelle fidélité ! quel attachement à toute épreuve à ma famille ! Des hommes au cœur sec comme l’amadou méprisent trop souvent ceux de la classe de l’humble José, sans posséder une seule de leurs qualités. Le don le plus précieux que le Créateur ait fait à l’homme, est celui d’un bon cœur : s’il nous cause bien des chagrins, ces peines sont compensées par les douces jouissances qu’il nous donne.

La conversation d’ordinaire si frivole, si railleuse, de Jules d’Haberville, fit place aux sentiments de la plus exquise sensibilité à mesure que les voyageurs approchaient du manoir seigneurial de Saint-Jean-Port-Joli, dont ils apercevaient le toit à la clarté des étoiles.



  1. Les anciens Canadiens ne buvaient généralement que du vin blanc au dessert.
  2. C’était alors la coutume dans les campagnes d’encombrer la chambre des malades ; il est à regretter qu’il en soit encore ainsi.