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Les Androgynes/01

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Albert Méricant (p. Frontisp.-20).

Les Androgynes


I

Le Bal des Confetti

Fiamette Silly, une des plus jolies filles de l’atelier de Pascal, le peintre des subtiles élégances, le fervent des couchers de soleil et des levers de lune, avait passé cette soirée de Mardi-Gras chez le Maître. On y voyait généralement joyeuse compagnie, mais les invitations, très rares et très recherchées, envoyées aux seuls disciples, amis et postulants de marque, ne permettaient d’entrer qu’en montrant carte rose et patte blanche, tout comme à certains mariages sensationnels. Seulement, ici, aucune cohue à craindre : les abords du temple et les couloirs demeuraient déserts, de sorte que les fidèles desservantes, dont quelques-unes n’adornaient leur nudité liliale que d’un simple manteau fourré d’hermine… ou de lapin, pouvaient pénétrer discrètement sans réjouir les regards ni offenser la pudeur.

La morale publique qui n’eut, ce jour-là, aucun outrage à subir, s’en trouva fort morose et dépitée, — ainsi qu’il arrive à quelques personnes de vertu farouche, mais d’imagination vive, — tandis qu’on s’amusait ferme dans le petit hôtel hermétiquement clos du peintre féministe.

Lorsque Fiamette Silly laissa tomber nonchalamment la fastueuse mante de martre zibeline qui enveloppait sa beauté blonde, ce ne fut qu’un cri d’admiration.

Sur son corps, nacré comme celui de l’Anadyomène émergeant des ondes, rayonnait la frissonnante rosée d’un frêle collier de diamants que ses jeunes seins faisaient glisser dans leur flux et leur reflux voluptueux.

À la vérité, Fiamette ne possédait guère que son collier et sa zibeline, mais elle gardait la foi de ses dix-huit avrils et la bonne humeur des créatures de joie qui, n’ayant plus rien à perdre, ont tout à gagner.

Le bal s’animait fort dans le grand atelier, fleuri d’une profusion de roses-thé, d’anémones et de mimosas que de délicats pistils électriques, dissimulés aux cœurs des gerbes, caressaient de fébricitantes lueurs. Les masques japonais, aux yeux et aux dents dorés, grimaçaient parmi les ivoires et les jades, sur la soie des tentures mikado. Les études de nu, empruntées aux adorables modèles qui se pressaient autour du Maître, paraissaient, par contre, un peu figées et ternes, n’étant point, comme les chefs-d’œuvre vivants de cette nuit de fête, animés du désir de la danse et des baisers.

— Moi, dit Ninoche, une belle fille qui pérorait dans un groupe d’élèves, les épaules butinées par des lèvres gourmandes, je pose en principe qu’on ne s’amuse réellement que chez Pascal.

— Tu crois ?

— Dame, il choisit les plus beaux modèles, et ne se montre pas exigeant comme bien des ratés qui le débinent !…

— Tu en tiens pour lui ?…

— Comme toutes celles qu’il a créées ! déclara crânement Ninoche, en enlevant la gaze rose qui voilait sa poitrine.

Et, en effet, l’essaim voluptueux qui bourdonnait autour du peintre composait la plus suggestive des ruches montmartroises. Les invités, de-ci, de-là, glanaient un baiser, essayaient un frôlement, une pression, une caresse plus directe ; quelques-uns, forts pressants, imploraient un rendez-vous, tâchaient d’entraîner les jolies rieuses.

Sur des coussins, dans les coins, des couples émerillonnés s’avouaient leur désir, les yeux se dilataient, les mains impatientes se cherchaient et s’étreignaient longuement.

Tigrane, l’étoile des Folies-Perverses, qui devait créer le principal rôle d’un ballet de Jacques Chozelle, avait accaparé Pascal et un financier très en vue. De vieux marcheurs s’empressaient autour d’elle, donnant des élytres et des antennes, au petit bonheur.

— Tu sais, disait-elle à l’artiste, je veux que tu fasses mon portrait. Tu me comprends, tu sens tout ce qu’il y a en mon âme de tendresse insaisissable, de nobles élans comprimés par les basses réalités, d’aspirations et d’envolées vers un idéal éperdument lointain ?…

Et, comme déjà Chozelle déteignait fâcheusement sur la petite, elle ajouta :

— Je suis la sphynge aux yeux pers et pervers, je suis le succube haletant d’amour morbide… je suis…

— Moi, je suis un peu pressé, déclara le financier ahuri, qui se perdit dans la cohue des jolies filles.

Pascal, un tantinet narquois, examinait les quarante-deux bagues qui grimpaient sur les phalanges, les phalangines et les phalangettes de Tigrane.

— Il n’y en a donc que pour la finance, aujourd’hui ?…

— Non, je t’aime bien aussi, tu as un je ne sais quoi qui plaît aux femmes, qui les incite aux bêtises… Je désire que tu me peignes en araignée verte ! Tu comprends, des fils menus, menus, se croisant, s’enchevêtrant sur un fond mystérieux, de façon à former une niche velue où je rayonnerai comme un astre glauque ! Tu feras de moi un monstre et un joyau rare ? Une apparition prodigieuse, divine et terrible !…

— Nous en reparlerons dans un mois…

— Non, non, tout de suite, je veux mon araignée !

Et Pascal, avec un doux sourire :

— Tu l’as, mon enfant…

Çà et là, des notabilités littéraires et autres requéraient l’attention, et l’on se chuchotait des noms avec respect ou malice. Des légendes circulaient sur les uns et sur les autres ; il y avait des célébrités de sac et de corde, des réputations à faire frémir les déportés de Nouméa !… Mais les héros de ces aventures… regrettables, semblaient se carrer dans leur turpitude, se glorifier de leur déchéance, se parer, comme d’une fleur à la boutonnière, de leur petite souillure.

Fiamette se rapprocha d’une amie, une rousse à la peau trop blanche, aux longs yeux noirs fiévreux, à la face douloureuse, encadrée de bandeaux rutilants.

— Tu n’as pas vu André ?… Il m’a quittée dès le commencement de la soirée.

L’amie aux prunelles fumeuses eut un sourire énigmatique.

— André ? Mais si, il cause avec Chozelle.

— Ah ? où sont-ils donc, Nora ?

— Là-bas, sur le divan.

Fiamette regarda entre les groupes :

— Non ; ils ont dû quitter l’atelier.

— Serais-tu jalouse ?…

— Jalouse… Pourquoi ?…

— Dame, Jacques Chozelle est une mauvaise connaissance pour André…

Fiamette haussa les épaules avec dédain.

— Qu’ai-je donc à craindre ? Mon amour a déjà su triompher de tous les obstacles ; il triomphera encore.

Nora remonta sa ceinture d’orfèvrerie, dont la fibule la meurtrissait, sur la gaze légère d’une écharpe nouée autour des reins.

— Si j’étais à ta place, je laisserais faire… André ne peut qu’entraver ton avenir…

— Je l’aime !

— Il n’a pas de fortune, pas de situation, pas d’amis influents.

— Je l’aime !

— Il n’a même pas ce je ne sais quoi qui conquiert les femmes du monde… C’est un timide et un faible… Jolie tête, mais pas de chic, pas de brio… Un amant de demi-teinte, quoi !

— Je l’aime !

— À ton aise… Ce que je t’en dis n’est que pour ton bien et par amour de l’art. J’estime qu’il est fâcheux de gâcher tant de jeunesse et de beauté au profit d’un garçon de si mince importance…

Les élèves de Pascal, à ce moment, séparèrent les deux amies, et Nora, soulevée par des bras impatients, se trouva juchée sur une table et invitée à mimer les transports des houris, ainsi qu’elle l’avait fait pendant six mois au théâtre égyptien de l’Exposition.

La jeune femme, docile, saisit les pans de son écharpe, et se livra à d’extraordinaires trémoussements du ventre et des hanches, tandis que les assistants imitaient les crissements de cigales des petites flûtes et le hoquet rauque des tambourins en délire.

Beaucoup de jolies filles sans emploi avaient, pendant l’Exposition, suppléé à l’insuffisance des danseuses exotiques. Mieux que celles-ci, elles savaient crisper leur chair en de voluptueux frissons, s’offrir, se refuser et se pâmer, tour à tour, dans cette véhémente et précise mimique en honneur aux pays du soleil, qu’on autorise imprudemment sur nos scènes parisiennes.

Nora, souple, ardente, nerveuse, avait agrémenté la danse lascive et monotone de fantaisies montmartroises, plus perversement pimentées que l’habituel simulacre d’amour, et, à coup sûr, d’un effet imprévu. Son succès faillit dépasser celui de Sada-Yacco, la mignonne poupée aux yeux bridés, à la voix roucoulante de tourterelle nippone. Tout Paris voulut applaudir la bacchante frénétique aux yeux de braise et boire sur ses lèvres le vin de volupté. Elle y avait gagné une fortune et une phtisie pulmonaire qui lentement la minait.

Une griserie soudaine éclata dans l’atelier de Pascal. Toute la salle frémit d’une houle de corps balancés, tandis que les ceintures et les ornements d’orfèvrerie sautaient sur les croupes tumultueuses et les blanches poitrines.

Nora tournait éperdument, puis lançait en l’air sa jambe fine, comme une fusée, et les paillettes de son petit soulier s’embrasaient au-dessus des têtes. Tenant d’une main le talon de satin rose, elle pivotait, légère, et tout à coup s’abattait comme une corolle fauchée, un pied de-ci, un pied de-là, dans un écart fantastique.

— Bravo, Nora, Nora la Comète !

Et cette souple fille à la peau mate, animée, semblait-il, d’une clarté intérieure, à la rutilante toison rousse, ressemblait, en effet, à un astre errant décrivant d’audacieuses paraboles.

Aux premières risettes de l’aurore, les peintres réalisèrent l’aimable fantaisie de vêtir leurs amoureuses d’une tunique de confetti, la pluie de roses étant devenue hors de prix, depuis les orgies romaines. Ce fut alors, du haut des grandes échelles de l’atelier, une grêle, une avalanche, un déluge de légères rondelles gommées qui, sur les corps moites des femmes, se fixèrent en rosaces, en arabesques, en mosaïques éclatantes… Des ceintures de serpentins et des coiffures de cheffesses barbares complétèrent la métamorphose.

Seule, la beauté tanagréenne de Fiamette demeurait encore dans son initiale splendeur, quand un rapin décida que ce corps de lis réclamait une toison immaculée de confetti blancs, et la jolie fille, en une minute, personnifia assez bien la Fée des Frimas, couronnée de neige et ceinturée de longs rubans de givre. Comme elle riait, chatouillée par la soie du papier qui se collait à sa peau, Nora lui souffla, méchante :

— André seul n’est point là pour t’admirer…

— André !

Le jeune homme, sur le divan, paraissait sommeiller. La tête appuyée aux coussins, les yeux clos, il s’immobilisait, perdu dans un rêve…

Fiamette écarta la cohue, et, toute blanche, les cheveux dénoués, se pencha sur son ami qui réprima un mouvement d’ennui.

— Voyons, regarde-moi donc ?…

— Ah ! laisse-moi !

Mais elle lui souleva la tête et posa avec violence ses lèvres sur les siennes.

— Tu m’appartiens ! Je te veux !… Rentrons !

Pascal intervint.

— Oui, emmène-le… À quoi songe-t-il donc, pour ne pas voir que ce qu’il possède de plus précieux est en péril ?…

— Viens ! répéta Fiamette… Je garderai mes confetti ; il y aura quand même de la place pour tes baisers.

André la repoussa.

— Non, pourquoi me réveilles-tu ?… J’avais perdu la notion de la réalité stupide…

— Sois poli, interrompit Pascal.

— … de la réalité tout court, si tu veux, et c’est une rude chance que de n’y plus songer !

— Je comprends cela, quand on a passé une heure en compagnie de Jacques Chozelle ! riposta Fiamette, agressive.

Les artistes riaient, presque tous hostiles à l’esthète inquiétant qu’évoquait ce nom.

— Quelle est la femme, ici, qui goberait un tel type ? reprit Fiamette, en promenant son regard ardent sur les rangs pressés des jolies filles que leur jeune nudité ne faisait même pas impudiques.

Il y eut, dans la salle, un bourdonnement d’abeilles butineuses au départ du mâle inutile, chassé de la ruche d’amour.

— Moi, jeta Nora, celui que j’aime, est un beau gars qui sait épuiser toutes les ressources de la volupté sans jamais bouder à la besogne ! Je suis à lui jusqu’à la mort…

— Et il te trompe avec toutes tes amies, murmura un rapin. C’est cela qui te donne une fière idée de son tempérament !…

— Oh ! fit une petite, la gorge à peine fleurie sous les mailles d’un corselet de perles bleues, qui posait une « Innocence » pour Pascal, il n’y a que les peintres pour donner du plaisir !

Pascal, pour la remercier, baisa ses yeux clairs, et lui passa au cou un collier égyptien formé de scarabées d’émail, dérobé à quelque sépulture antique. On commençait à partir, et les plus acharnés, se prenant par la main, tournaient frénétiquement autour du maître. Secouant les paillettes multicolores des confetti et les rubans frisés des serpentins, les femmes resplendissaient dans la gloire liliale de leur printemps, le corps svelte, nacré ou doré, délicieusement poli, avec les boutons rosés des seins en bataille de volupté. Puis, des couples se formèrent, glissèrent vers la sortie, dans la hâte d’une étreinte.

André se leva en bâillant, traversa l’escalier, revêtit son pardessus avec lenteur, aida distraitement sa maîtresse qui grelottait dans l’antichambre…