Les Androgynes/02

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Albert Méricant (p. 23-30).

II

Retour au Nid d’Amour

Ils s’en allèrent, appuyés l’un à l’autre pour se réchauffer, gagnèrent la rue Caulaincourt, la rue sinistre qui passe sur les morts, monte vers la butte, chère aux poètes et aux miséreux.

C’est là qu’ils avaient suspendu leur nid, au cinquième d’une maison d’apparence bourgeoise, et, pour leurs six cents francs par an, ils occupaient trois chambrettes ensoleillées et un cabinet servant de cuisine. De leur balcon, ils contemplaient le jardin des défunts, qui scintillait de toutes ses fleurs de verre dans l’or de ses immortelles, et, plus loin, le grouillement des vivants, acharnés à leur courte lutte inutile. Un peu de terre dessus, un peu de terre dessous ; vraiment, les vivants sont toujours près des morts, et c’est pitié de les voir se démener pour un but illusoire de quiétude et de justice !…

Fiamette avait dédaigné un commencement d’opulence pour suivre sa Chimère enjôleuse ; et le béguin, tout cérébral d’abord, avait gagné le cœur sinueusement, mais irrésistiblement. Fiamette, créature d’amour, sincère dans le don d’elle-même, devait forcément commettre la bêtise d’aimer, et, par cela, inspirer à l’amant le mépris dans le triomphe, en supprimant l’orgueil de la lutte. Cette fâcheuse générosité d’âme s’aggravait de quelque instruction, trop facilement acquise, et de beaucoup d’esprit naturel.

André Flavien possédait du talent et de la fierté, le désir impérieux d’arriver et la maladresse de tous ceux qu’un réel mérite empêche de se livrer aux basses intrigues et aux spéculations productives.

Elle et lui couraient les moulins sans galette, soupaient d’une vague charcuterie, croyaient faire la fête et vivaient comme des gueux.

André possédait encore une petite somme d’argent, provenant d’un héritage, et deux cahiers de vers copiés d’une fiévreuse écriture de rêve.

Pour toute fortune, Fiamette avait sa zibeline et son collier.

— Que t’ai-je fait ? demanda-t-elle, quand ils se retrouvèrent dans leur chambrette close, encombrée de livres et de colifichets féminins, jetés au hasard des meubles.

Il écarta un toquet de velours, une jupe de surah mauve et put s’asseoir au bord d’un fauteuil. Puis, l’attirant contre lui :

— Tu seras courageuse, ma petite Fiamette ?

Elle pâlit, voila la détresse de son regard sous ses blondes paupières, tandis qu’il glissait une main caresseuse sous sa fourrure, éprouvant la douceur de sa peau.

— Qu’as-tu à me dire ? murmura-t-elle.

— Tu sais combien je t’aime, Miette chérie ?…

— Quand tu es ainsi auprès de moi, je ne doute pas, certes, mais il y a des heures d’angoisse et d’affreuse jalousie que tu m’épargnerais si tu pouvais comprendre ma détresse d’âme !

Les lèvres d’André butinaient la chair blonde de sa maîtresse, et elle fermait les yeux, reconquise déjà, délicieusement émue sous ses caresses savantes.

— Ah ! dit-elle, je n’ai plus la force de te gronder. Chaque baiser cueille sur mes lèvres le reproche qui les brûlait et le change en mots d’amour !… Vois-tu, nous autres femmes, nous sommes perdues lorsque nous aimons !

Plus fort il la pressait contre lui, et elle se pelotonnait dans ses bras, toute frêle sous cette volonté mâle, heureuse de s’anéantir sur le cœur de son amant.

Longtemps il la dorlota, comme un enfant souffrant qu’il ne faut point faire pleurer, puis, par de spécieux raisonnements, il s’affermit dans sa résolution.

— Miette, écoute-moi avec courage.

— Encore !…

— Oui, il faut songer à l’avenir

— À quoi bon !… Profitons de l’heure présente. Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?…

— La vie a ses nécessités.

— Tu me quittes ?…

Comme elle défaillait, toute blanche, il essaya d’atténuer l’impression douloureuse que ses paroles avaient produite sur sa maîtresse par une explication banale.

— Je ne te quitte pas… Je cherche à sortir de l’ornière, à me créer une situation… Ce n’est point à déclamer des vers dans les brasseries montmartroises que j’arriverai à me tirer d’affaire… Vrai, je suis las de tant de vains efforts !…

Il parlait avec volubilité, mal convaincu au fond.

— On t’offre quelque chose ? demanda Fiamette avec impatience.

— Oui… Oh ! je te verrai quand même, et ce sera bien meilleur… Seule, l’existence en commun est devenue impossible.

Elle essaya de mettre un peu d’ordre dans ses idées, de raisonner avec calme.

— Ta famille, sans doute !

— Non.

— Alors ?…

— Jacques Chozelle m’offre une place de secrétaire.

— Chez lui ?… Tu vas habiter chez lui ?…

— Non, pas chez lui, évidemment, mais dans les environs, afin d’être là au premier appel…

Fiamette eut un rire amer où éclatait toute sa rancune d’amoureuse en même temps que sa pitié pour la naïveté de son amant :

— Tu ne sais donc pas ce qu’on dit de Jacques ?

— Des calomnies sans importance !… Il est envié comme tous les gens arrivés ! Nous collaborerons à de belles et fortes œuvres…

— Vraiment ?

— Une idée grandiose, superbe, qu’il m’a soumise. Je vais me mettre tout de suite au travail…

— Il te fera sans doute écrire ses romans et te paiera en belles paroles…

— Quelle invention !… C’est Pascal qui t’a monté la tête…

— Pascal le juge sans acrimonie ; son dédain, je t’assure, est plein de sincérité. Il pense que Jacques Chozelle est vidé comme une coque de noix ; et qu’au physique comme au moral, il ne tient plus que par la peinture… Craquelé, vermoulu, moisi, émietté, te dis-je !

— Une rage des sots à le débiner…

— Allons donc ! Sa réputation n’est faite que du scandale qu’il soulève, et il en use, exploitant le goût du morbide, du frelaté et du corrompu qui règne en ce moment dans un certain monde…

— Ma petite Fiamette, ces appréciations ne sont pas de toi…

— Tu me juges trop futile et trop ignorante pour m’accorder une opinion personnelle ? Eh bien, oui, je ne t’apporte que le fidèle écho de ce qu’on disait, ce soir encore… On a même dû dire bien d’autres choses que je n’ai point écoutées, car j’étais loin de m’attendre à l’intrusion de Jacques dans notre joli nid si gentiment clos jusqu’à présent… Ah ! mon pauvre mignon !

André ne répliqua pas. Soit lassitude, soit volonté bien arrêtée de suivre son projet, il reprit Fiamette contre lui, chercha la pression câline de ses lèvres.

Les confetti la couvraient encore, de-ci, de-là, d’une neige capricieuse. Il s’amusa à en suivre le dessin sur son corps, s’attardant aux mystérieuses cachettes où les flocons blottis se mêlaient d’un peu d’or. Pensive, elle n’opposait nulle résistance, envahie par une volupté inconsciente.

— Tu sais bien que je t’aime, s’écria-t-il, comme elle le remerciait d’un sourire heureux, mais la vie est méchante ! Je ne veux pas que tu vendes ton collier pour moi !…