Les Androgynes/18

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Albert Méricant (p. 168-Ill.).

XVIII

L’Amant de Nora

C’était le dernier jour de pose, et Fiamette se rendait à l’atelier de Pascal. L’air était froid, le verglas craquait sous les pieds des passants qui se hâtaient dans le fin brouillard du matin. Sur le pont de la rue Caulaincourt, un servante arrêta la jeune femme.

— Ah ! Madame, j’allais chez vous.

— Qu’arrive-t-il donc !

Mme Nora est fort mal aujourd’hui et désire vous voir.

— C’est bien, je vous accompagne.

En quelques minutes, Fiamette fut dans le délicieux hôtel que la Comète habitait rue Clapeyron.

Des domestiques s’empressaient, effarés, car la danseuse, qui ne s’était couchée que fort tard, après une nuit de fête, venait d’avoir une syncope.

Toute frêle, presque diaphane dans une mousse de dentelles et de linon, elle semblait ne plus avoir de vivant que ses grands yeux de braise sombre. Fiamette se précipita dans ses bras.

— Ma chérie !

— Ah ! oui, j’ai une drôle de mine, n’est-ce pas ?… Mais ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

— Tais-toi !

— Vois-tu, je suis tout nerfs ! Un vrai chat maigre qu’on ne peut pas arriver à détruire !… Quand je crois que c’est fini tout recommence… Cette nuit j’ai soupé…

— Tu as soupé !

— Et jamais je n’ai si follement ri… Trois femmes et trois hommes… On a raconté des histoires sur la bande que tu sais… Sous peu, tout ce joli monde sera compromis dans une vilaine affaire. Je te dis ça pour que ton André n’y retourne pas.

Fiamette eut un beau sourire de dédain.

— Il ne me quitte plus, tout est oublié.

— De quoi vivez-vous donc ?…

— J’ai vendu ma zibeline et mon collier. Cela durera bien quelque temps, et puis, Pascal me paie mes poses. N’en dis rien à André… Il s’imagine que c’est l’argent de ses chroniques !

— Cette candeur !

De nouveau, Nora se renversa, toute blanche. Entre ses cils, la cornée de ses yeux luisait en fin ruban de nacre, ses narines minces se resserraient encore, et de ses lèvres sèches tout le sang s’était retiré.

Fiamette épouvantée fit respirer des sels à son amie, et la Comète revint à elle.

— Tu vois, chérie, je suis bien bas ; pourtant, c’est à n’y pas croire, jamais je n’ai eu autant de succès auprès des hommes. Ils cherchent le macabre, à présent… Si je les écoutais, je n’aurais pas un moment à moi.

— Et ton amant !…

— Il n’est pas jaloux, au contraire… C’est un homme plein d’abnégation, vois-tu, il désire que je le quitte sans regrets.

Un peu d’amertume crispa la bouche de la Comète, ses grands yeux eurent une flamme plus sombre.

— Tu as bien tort de te sacrifier à ton amour, dit-elle, si tu connaissais les hommes, tu ne ferais plus de sentiment.

— J’aime mieux aimer.

— Eux, aiment qu’on les aime. Voilà la différence.

— Eh bien, tout le monde y trouve son compte.

La soubrette, qui avait été chercher Fiamette, parut à ce moment.

— Madame, dit-elle, Monsieur est là.

— Veux-tu que je fasse entrer Georges ? demanda Nora à son amie.

— Si je ne suis pas de trop… Mais Pascal m’attend pour terminer son œuvre. Et, puisque tu n’es plus seule…

— Reste un moment, cela sera instructif, peut-être…

L’amant attitré de la Comète entra, et, tout de suite, sans même se préoccuper de sa maîtresse, sourit à Fiamette, lui prit la main, l’examina à la lumière de la fenêtre, dont il tira le rideau. Satisfait de cette inspection :

— Elle est gentille, ton amie, dit-il à la danseuse.

— Plus encore que tu ne crois.

— Est-ce que nous soupons ensemble, ce soir, à nous trois, seulement ? Mademoiselle consent, n’est-ce pas ?…

— Tu sais que j’ai failli mourir !…

— Bah ! tu connais le remède ?… Tu n’en seras que plus amoureuse, les jolis yeux de cette petite te guériront.

Fiamette se leva avec dégoût.

— Adieu, Nora, dit-elle.

— Reste encore, Miette, gémit la danseuse, je me sens vraiment tout à fait mal !

Et, comme Georges, très ennuyé, s’éloignait, elle pencha son front moite sur la poitrine de la jeune femme, resta ainsi, pelotonnée contre le cœur ami, tandis qu’une petite larme filtrait doucement entre ses cils et coulait sur sa joue creuse.

— Tu vois, murmura-t-elle, ce que sont les hommes !… Moi, je me donne à tous, pour n’en aimer aucun !

— Et tu aimes tout de même, pauvre Comète !