Les Androgynes/19

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 175-178).

XIX

La Chimère s’envole

André Flavien mit un rouleau sous son bras et se rendit chez Pascal, où il comptait trouver sa maîtresse.

Le maître attendait, en glissant de légères retouches sur son œuvre. De temps à autre, il s’éloignait pour juger de l’ensemble, clignait de l’œil, penchait la tête, et, mécontent de quelque détail, prenait du bout d’un pinceau de martre de savants glacis sur sa palette.

— Où est Fiamette ? demanda André, après avoir serré la main de Pascal.

— J’allais vous poser cette question.

— Comment ?…

— J’attends depuis deux heures…

Un petit frisson courut entre les épaules du jeune homme.

— Fiamette m’a quitté pour venir vous rejoindre.

— Je n’ai vu personne.

— Alors…

— Ne vous troublez pas ; peut-être a-t-elle rencontré une amie, et fait-elle l’école buissonnière. Il y a aussi la modiste, le coiffeur, le magasin de nouveautés… Que sais-je !… Une jolie femme a besoin de tant de choses.

André respira.

— C’est cela, elle aura voulu acheter des fleurs ou quelque babiole pour orner le logis… comme si sa présence n’était point suffisante !

— L’homme aime le changement !

Puisque nous sommes seuls, cher ami, permettez-moi de vous remercier…

— Me remercier de quoi ?

— De votre précieuse recommandation auprès de mes confrères influents.

Pascal ouvrait de grands yeux.

— Je ne comprends pas.

— Vous avez placé des vers et quelques chroniques dans des revues qui, paraît-il, doivent les insérer prochainement. Dans tous les cas, les directeurs de ces publications se sont montrés généreux.

— Ah !

— Et je voudrais, continua André, en rougissant, faire une surprise à Fiamette.

— Eh bien ?…

— Eh bien, pour cela, il me faudrait de l’argent, et j’ai pensé qu’on vous en avancerait encore sur ces articles…

André déploya son rouleau.

— J’ai fait de l’actualité, et je crois que le sujet est intéressant.

— Ah ça ! dit Pascal, que me chantez-vous là ?…

— Je vous demande un service analogue à celui que vous m’avez déjà rendu auprès des directeurs de journaux.

— Je ne vous ai rendu aucun service de cet ordre.

André, tout pâle, s’essuya le front.

— Fiamette m’avait dit…

Le peintre, en voyant le visage contracté du jeune homme, regretta sa franchise, mais il était trop tard pour réparer le mal.

— Je ne sais pas ce que votre amie a pu vous dire. Je compte l’indemniser largement de sa complaisance, car, grâce à elle, j’ai fait un chef-d’œuvre, et je suis prêt à m’acquitter tout de suite, si vous le désirez.

— N’insistez pas, fit André, confus de l’offre un peu brutale de l’artiste.

— Si vous étiez mon élève, poursuivit Pascal, je pourrais, sans doute, vous être utile ; quant à vous aider dans le placement de vos articles, cela ne m’est guère possible ; j’avoue humblement que je n’ai aucune influence dans le monde littéraire.

— Alors, murmura le poète, je ne sais pas de quoi nous avons pu vivre depuis que j’ai quitté Chozelle.

Le peintre eut un sourire un peu sceptique qui fut comme une révélation pour André.

— Non, c’est impossible !… Je la quitte si peu… Pourtant…

Et André, doublement malheureux, sentit agoniser en lui son beau rêve d’amour et son beau rêve de gloire ?