Les Androgynes/25

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Albert Méricant (p. 245-256).

XXV

Cauchemars

André, un peu consolé, rejoignit Chozelle dans le cabaret louche où il l’avait laissé. Dès l’entrée, il remarqua un couple installé devant une bouteille de vin bleu, et il devina que cet homme et cette femme, qui l’examinaient d’un œil méfiant, devaient être les bourreaux de sa petite amie.

Lucienne avait une jupe rouge, comme sa sœur, et, dans les cheveux, un pavot semblable au sien, qui crépitait dans la lueur fumeuse des quinquets. Sans doute portaient-elles la même livrée pour mieux séduire le client, l’aguicher d’une promesse plus perverse.

Zélie ne ressemblait nullement à la créature de vice qui riait, à demi renversée sur les bancs de ce bouge infâme. Les yeux de l’enfant étaient pleins d’une douceur triste, tandis que ceux de la fille brillaient d’une flamme d’ivresse ou de crime, cherchaient, cruels et provocants, ceux des buveurs qui la coudoyaient.

— Rentre, pour voir ce qu’il a donné à la petite, fit le grand Charles à voix basse.

Mais Lucienne protesta.

— Elle viendra bien nous le dire.

— Savoir, c’est une fainéante… Et puis, un beau soir elle nous jouera la fille de l’air.

— Maigriotte et gnolle comme elle l’est !

— Une primeur. Il y a des vieux qui les préfèrent ainsi.

— Bah ! laisse-moi boire, on verra demain.

Le grand Charles serra les poings, tandis que la fille faisait claquer ses lèvres au bord du verre épais, renversait la tête voluptueusement :

— Boire et dormir, il n’y a que ça !

Mais Charles, qui dévisageait Chozelle depuis un moment, poussa le coude de sa compagne.

— Tâche donc d’empaumer l’autre.

Elle haussa les épaules.

— Rien à faire ! Tu ne vois donc pas ce que c’est que ce type-là ?… Tu ne l’as donc pas vu sortir, il y a deux jours, avec le Frisé ?…

Jacques emmenait le disciple, un peu gêné par le regard gouailleur de l’homme. Il était de mauvaise humeur, mécontent de lui et des autres, ayant perdu son temps. Aussi demanda-t-il, sans aménité :

— Où donc avez-vous couru, tandis que je m’attardais avec ces brutes ?…

André rougit.

— Je me suis senti souffrant, et j’ai pris l’air.

— Pendant deux heures !

— Deux heures ?… il me semblait que je ne marchais que depuis un moment.

— Je vois que le temps passe vite quand je n’y suis pas.

Le Maître avait encore beaucoup de choses sur le cœur, mais il dédaigna de se plaindre davantage, et se promit seulement d’exiger, pour le lendemain, un supplément de travail. Les œuvres d’André avaient du succès, et Jacques s’applaudissait de son heureux choix, sans pour cela laisser voir à l’élève une satisfaction imprudente. Il ne faut pas gâter le métier.

Lorsque les deux hommes ne sortaient pas, le Maître daignait donner quelques conseils, relever la fadeur d’un article par des mots amusants et rares, plaqués de-ci, de-là. Ainsi, toutes les productions d’André avaient un air de famille : le genre Chozelle, qui — clamaient les admirateurs — se reconnaissait dès la seconde ligne d’une chronique ou d’une nouvelle.

Jacques vivait des hommes, comme certains de ses confrères vivaient des femmes, et, chose bien typique, en ce temps de pourriture morale et de lutte homicide, il s’en faisait gloire, racontant ses bonnes fortunes, étalant ses vices au cercle, au théâtre, en plein boulevard. Tous, critiques, échotiers et soireux, encensaient son mérite, son originalité, le tour ingénieux et mordant de son esprit. Il y avait, pour le mettre en valeur, une apothéose d’épithètes que les petites femmes perverses se répétaient entre elles avec complaisance.

Vêtu de son habit de soirée, cravaté de blanc, Jacques, le soir, jetait un coup d’œil sur les gazettes alliciantes, tandis que le disciple, pelotonné devant la cheminée où brillait une plaque de cuivre rouge, chauffée par une invisible herse de gaz, rêvait tristement. Et sa vie était comme cette plaque ardente, d’un rouge criminel, sans la joie des flammes vagabondes, des flammes libres qui montent au gré de leur caprice et crépitent follement comme des cigales d’amour ! Sa vie était fiévreuse sans but ; elle brûlait sinistrement sans espoir, sans tendresse, inutile et factice.

Tandis qu’il songeait, la joue appuyée au marbre tiède, Chozelle, qui lisait, avait des exclamations approbatives pour quelques éloges qui caressaient plus particulièrement sa vanité d’auteur.

— J’ai tout de même de la chance ! disait-il.

— Certes, souriait le poète avec une ironie lasse.

— Que de gens de talent luttent sans pouvoir réussir, passent leur temps à souhaiter d’impossibles revanches ! Vous, par exemple, mon ami…

— Hélas !

Et, dans une franchise cruelle, Jacques poursuivait, avec un besoin de torturer les nerfs d’autrui qui lui procurait de délicates jouissances, des sensations d’artiste, comme il disait :

— Ainsi, ces chroniques, signées par vous, n’auraient aucun succès, et je vous défie bien de les placer dans un journal ! C’est que, voyez-vous, il ne suffit pas d’avoir du talent pour réussir ; dans notre métier, c’est l’enseigne qui attire le client. Imposez ou achetez une bonne enseigne, soyez adroit ou riche, tout est là.

La cueillette de gloire finie, le Maître s’étendait dans sa bergère de soie verte et ne tardait pas à s’endormir, tandis que le jeune homme, s’approchant de la fenêtre, contemplait, sous le ciel métallique chargé de neige, les toits d’un hôtel voisin où palpitaient de gros flocons comme les plumes blanches d’un éventail, agité par quelque invisible main… Mais, il avait là, toujours prête, sa pipe d’opium, et, fébrilement, il chauffait la pâte d’oubli, s’installait, tirait quelques bouffées libératrices. Peu à peu, le décor changeait, les murs vacillaient : Chozelle remontait au plafond comme un bonhomme peint sur une toile qu’on tire. Des nuages de brume se déroulaient, ainsi que ces anneaux noirs qui, à la fin des feux d’artifice, brouillent les trajectoires des fusées ; puis, tout se dissipait, et l’atelier de Pascal apparaissait lumineux comme à la soirée des confetti. Deux à deux les modèles circulaient, presque nus sous leurs joyaux, étalaient des épaules blanches, des croupes rebondissantes sous la cambrure des reins, des jambes nerveuses, gantées de soie noire, aux fléchettes brodées de nuances vives, aux fleurs jetées comme des baisers le long des chevilles : des baisers grimpants en semis de clématites et de roses.

Nora, la taille prise dans sa ceinture à cabochons glauques, bondit comme un clown, pirouette et se désarticule, une jambe de-ci, une jambe de-là. Puis, sans s’aider des mains, se redresse, et, du bout de son pied mignon, fait sauter une coupe de champagne que Chozelle portait à ses lèvres. La voici, les jambes en l’air, tournant comme un scarabée d’or enfermé dans une boîte ; elle s’étire et se ploie, devient couleuvre, passe sa tête entre ses jambes, tire une langue moqueuse à l’assistance ; et, soudain, ses traits se contractent, ses yeux s’agrandissent, se creusent, reculent au fond des orbites, sa chair se décompose et se dessèche. C’est un squelette qui saute au bout d’une ficelle !

Les couples passent ; Cythère et Lesbos, les prunelles fumeuses, les lèvres meurtries, sourient vaguement dans une hébétude d’étreintes et de baisers. Voici les fœtusards du chic et du chèque, les chevaliers de marque et de contremarque, les éthéromanes verlibristes, les ataxiques aux jambes de coton, aux moelles fondues, tous les gavés et tous les meurt-de-faim, aussi livides les uns que les autres et pareillement macabres !

Des filles rousses, brunes et blondes, montrent leurs aisselles où brille un peu de sueur en rosée de diamants ; une odeur musquée de peau et de fourrure exalte les sens, met dans les yeux des hommes des lueurs de convoitise.

Les gouges de volupté se prennent par la main pour une ronde folle autour d’une nouvelle venue qui fait pâlir les plus fameuses : C’est Fiamette, tanagréenne, irréelle, dans son corselet à cabochons de saphirs qui tremblent en pétillant sur sa chair, remués par la hâte des seins.

André se voit lui-même auprès de sa maîtresse, il est morose et ne répond pas à ses mines enjôleuses, à ses baisers. Alors, elle s’éloigne, laisse tomber le réseau de pierreries qui la couvre, apparaît sans voile sous le regard en arrêt des hommes. Tous, tremblants de désirs, la détaillent, scrutent le mystère de ses flancs et l’émoi de ses attitudes. Tous la veulent, jugeant sa beauté indéfectible, et se jettent sur elle dans une frénésie soudaine.

André, le cœur battant à grands coups sonores, fait de vains efforts pour se lever, arrêter la curée d’amour dont le souffle rauque gronde à ses oreilles. Il supplie, pleure, se tord, impuissant, tandis que la meute affamée passe sur le corps de Fiamette, se repaît de sa chair liliale.

Par moments, il aperçoit la couronne rose de ses seins, l’étoile fleurie de son ventre, et devine une autre fleur que tous peuvent cueillir, excepté lui.

Le songe d’opium devient cauchemar. Ses muscles se contractent, les battements de son cœur s’accélèrent, et, dans une frénésie de rage, il se dresse, enfin, décroche une arme, au hasard, sur les murs de l’atelier, et, bondissant dans le tas des mâles en rut, frappe ces faces de luxure, ces gorges hoquetantes de soupirs voluptueux, plonge ses mains dans le sang des poitrines et des ventres, puis s’évanouit sur le corps de Fiamette…

Lorsque le jeune homme reprenait ses sens, il était mortellement las et des tics bizarres parcouraient sa face. Le poison, lentement, agissait sur son organisation, exaspérant ses nerfs, détraquant sa santé, déjà éprouvée par les veilles et les privations.