Les Androgynes/26

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Albert Méricant (p. 257-265).

XXVI

Zélie danse

Au cabaret du père Philippe, André retrouvait sa petite amie ; le plus souvent, elle l’attendait à la porte pour ne pas éveiller l’attention de Jacques, et, bien vite, l’emmenait chez elle, lui racontait ses projets, se confiait à lui, comme à un frère aîné très tendre. Elle ne voulait plus rester avec Lucienne et le grand Charles, c’était bien décidé ; placée dans une maison de modes, par les soins d’André Flavien, elle travaillerait, saurait reconquérir le respect des gens. Est-ce que tout ne s’efface point à son âge ?… Le jeune homme souriait à ce gazouillis de fauvette, se sentait meilleur auprès de cette petite âme gentille et fraîche, malgré les ignominies de l’entourage.

À Zélie, également, il avait raconté le passé, et comment il avait quitté sa maîtresse, qui prétendait le faire vivre avec l’argent des autres. Il avait fui, plein de honte et d’indignation ; cependant, son cœur souffrait toujours, ses lèvres gardaient l’empreinte des anciens baisers, et ne sauraient point trouver de saveur aux caresses nouvelles. Un envoûtement de souvenirs l’attachait à l’amie indigne qu’il adorait et maudissait, tour à tour.

— Et tu as quitté ton nid d’amour ?…

— Il le fallait bien.

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que… tu ne comprendrais pas, petite Zélie, si je te le disais.

— Ah !… Comment était-ce chez toi ?

— Banal, pour les autres, sans doute, adorable pour mon cœur d’amant… De la mousse et des fleurs… Juste la place de nos deux tendresses…

— Tu retrouveras ta Fiamette.

— Jamais !

— Bah ! on s’imagine que tout est fini, et puis, tout recommence. La tristesse s’enfuit comme la joie… On est malheureux un jour et consolé le lendemain, sans savoir comment ça s’est fait… Parfois j’ai envie de me tuer, puis, le soir, je danse comme une folle, et la vie me semble bien amusante.

— Tu n’es encore qu’une petite fille, Zélie ; plus tard les chagrins te laisseront une empreinte plus profonde.

— Tu crois ?… Dans tous les cas, parle-moi d’Elle, ça me fait plaisir, parce que je sens que ça te console.

Et le poète disait tout de sa vie et de celle de sa maîtresse, sachant bien que la petite amie qui l’écoutait ne le trahirait pas, enfermerait en elle, comme en un tabernacle, le saint ciboire de son amour défunt.

— Mais, maintenant, vois-tu, je veux que tu m’aides à oublier ce passé dont le souvenir me fait trop de mal !

Et Zélie qui, déjà était femme, essayait de le guérir avec des moyens de femme. N’ayant à offrir que son frêle corps d’amour, elle l’offrait ingénument, lui disant que cela ne tirait pas à conséquence, qu’elle se résignerait à n’être qu’un petit animal de joie, sans espoir de bonheur. Elle ne voulait rien que consoler, semer un peu d’oubli dans de brèves minutes.

Il ne répondait pas, l’âme lointaine, et elle s’agenouillait à ses pieds, faisait ses mains prisonnières, et, le regardant de ses grands yeux purs, lui demandait pourquoi il ne voulait pas.

— Qu’est-ce que cela fait, puisque tu me quitteras tout de suite après ?

Et lui, pour l’éloigner, trouvait des arguments :

— Si je te prenais, je ne t’aimerais plus.

— Je ne désire pas que tu m’aimes, puisque je t’aime pour deux. Prends seulement du plaisir, cela calmera ton cœur.

— Non, Zélie, il ne faut pas. Je suis bien ainsi, mon esprit est confiant. Il me semble que je respire dans un bois de roses, après avoir traversé les plaines fiévreuses et les marais pestilentiels qui donnent la malaria.

Elle secouait la tête, en riant, et, pour le distraire, essayait quand même d’éveiller ses convoitises, n’ayant pas d’autre félicité à lui offrir. D’une main impatiente, elle enlevait les épingles de sa coiffure, secouait le pavot rouge qui glissait à ses pieds comme une fleur de meurtre agonisante et maléfique, une fleur de honte qui disait son métier, attirait sur elle l’attention des chercheurs de baisers, au détour des rues. Sa libre chevelure l’enveloppait alors comme une fourrure tiède, magnétique, où il plongeait doucement son front.

Elle savait des danses, aussi, des danses perverses et naïves, que Lucienne, retroussant ses jupes, lui avait enseignées. Comme elle, pinçant son jupon écarlate, elle levait la jambe, pivotait sur le bout d’un pied, et, les doigts écartés, passait sur son mollet grêle un imaginaire archet de violon. Ses gestes, inconsciemment précis, appelaient l’étreinte brutale, l’étreinte du mâle sans simagrées d’amour.

Elle était gracieuse, pourtant, dans ses danses vulgaires et d’une certaine adresse. Le grand Charles, d’ailleurs, pour l’assouplir, l’avait mise contre un mur, la jambe en l’air, et, chaque jour, recommençant l’exercice, poussait davantage, faisant craquer les os, jusqu’à la ligne droite, jusqu’à la dislocation complète.

Dans certains établissements suburbains on faisait cercle autour d’eux pour les voir se trémousser à la lueur des quinquets. Charles n’avait pas son pareil pour le grand écart. Il se relevait d’un seul coup, avec une souplesse de clown, et son imagination perverse lui suggérait des figures nouvelles que ses rivaux s’empressaient de copier.

Lucienne s’agitait auprès de Zélie, l’enlaçait, tourbillonnait avec elle, plus lascive, plus impudique, plus endiablée, et leurs robes écarlates faisaient comme des taches de sang dans l’air épaissi des bouges.

Délaissant le saladier de vin bleu et le punch aux flammes serpentines, les buveurs applaudissaient, réclamaient des danses plus véhémentes.

Et c’étaient ces poses de possédées d’amour que Zélie essayait devant André, moins pour le conquérir que pour le distraire, heureuse quand son effort amenait un sourire sur les lèvres du poète.

— Ah ! disait-il, tes bonds de diablesse sont des bonds d’ange déchu ; et si tes ailes ont roussi au feu du sabbat, petite Zélie, ton cœur a gardé la couleur du ciel !…