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Les Animaux historiques/18

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MOUSTACHE

Tandis que la Louisiane faisait encore partie de nos colonies, plusieurs familles françaises fondèrent des établissements dans ce beau pays. Sur la lisière d’une vaste forêt traversée par un des fleuves nombreux qui arrosent cette contrée, était allé s’établir, avec sa femme et ses enfants, un ancien négociant à qui on avait concédé un vaste territoire à défricher. Possesseur d’un nombre considérable d’esclaves, actif, laborieux, M. Dérambert s’était bientôt vu à la tête d’un domaine fort étendu. Ces terrains, naguère encore incultes et sauvages, se couvraient maintenant de riches moissons de riz, de maïs et de froment ; chaque année ajoutait à la prospérité du colon. Bâtie à quelque distance de la forêt, sur le bord d’un frais et clair ruisseau, son élégante et commode habitation jouissait d’un coup d’œil et d’un aspect enchanteurs.

M. Dérambert avait épousé une femme jeune encore qui lui avait donné trois jolis enfants ; deux garçons et une fille ; ces enfants faisaient toute leur joie, tout leur bonheur. Auguste avait huit ans, Fanny sept, et le plus jeune, le petit Alfred, en avait quatre à peine. Tous les trois s’aimaient entre eux avec une tendresse égale ; tout était commun, peines, plaisirs.

Leur promenade favorite était un petit vallon situé à quelques pas de la maison de leur père. Là un châtaignier d’une grosseur prodigieuse étalait son épais feuillage, et ils pouvaient à l’ombre que projetaient ses rameaux se livrer à leurs jeux sans avoir à redouter les rayons d’un soleil trop ardent. Un jour qu’assis au pied du châtaignier, Auguste et Fanny tressaient, pour leur petit frère, des nattes avec des brins de jonc qu’il allait cueillir tout joyeux, leurs oreilles furent tout à coup frappées par des hurlements plaintifs qui paraissaient venir de la forêt. Bientôt après, en effet, ils aperçurent un magnifique chien de Terre-Neuve qui se dirigeait vers eux, en se traînant avec peine. Chaque fois qu’il posait à terre une de ses pattes de devant, il poussait un cri de douleur. Les enfants coururent vers lui ; le pauvre animal s’arrêta à leur approche, les regarda avec un air piteux, caressant ; puis, tendant vers eux sa patte ensanglantée, il sembla leur dire : « secourez-moi. » Les enfants le comprirent. Fanny l’attira doucement au pied du châtaignier, Auguste courut puiser de l’eau à la fontaine, tandis qu’Alfred, tenant un roseau à la main, chassait les moustiques qui venaient pour s’attacher à la plaie du blessé. — Une fois tous ces préparatifs achevés, Fanny souleva doucement la patte du chien et aperçut une grosse épine qui s’était enfoncée entre les griffes. Elle l’arracha, non sans peine, lava le sang qui coulait de la blessure, puis, prenant son mouchoir, elle fit un bandage avec lequel elle enveloppa la patte du patient, qui, se sentant soulagé, léchait le cou et les mains de sa petite bienfaitrice, en faisant entendre un grognement de plaisir ; puis il se coucha à ses pieds jusqu’au moment où les enfants se disposèrent à regagner l’habitation. Quand ils se mirent en route, il alla se placer à côté de Fanny en fixant sur elle des yeux expressifs et qui semblaient l’interroger. Elle lui fit signe de les suivre. Alors, oubliant sa blessure, faisant un bond de plaisir, l’animal forma cortège à la petite troupe qui ne tarda pas à entrer dans la cour de l’habitation.

À peine ils avaient franchi la barrière, que tout à coup le chien prit sa course et se précipita vers un groupe rassemblé autour d’une sorte de marchand ambulant, qui, ayant ouvert plusieurs ballots, étalait devant les esclaves ses marchandises, en les invitant à faire quelques acquisitions ; aux uns, il vendait des mouchoirs, des madras, des morceaux d’étoffes pour leur servir de pagnes ; aux autres, il distribuait, moyennant quelques pièces de monnaie, des verroteries, de petits miroirs, etc., quand tout à coup il poussa un cri de joie : c’était le chien, qui venait de se précipiter vers lui en le caressant et en témoignant par ses aboiements réitérés tout le plaisir qu’il éprouvait à sa vue.

« Enfin te voilà retrouvé, mon brave Moustache, » dit le marchand en le flattant. Et alors il se mit à raconter qu’en traversant la forêt, son chien s’était élancé à la poursuite d’un animal sauvage, qu’il ne s’était aperçu que longtemps après de sa disparition ; qu’alors il avait vainement appelé ; Moustache n’était pas revenu. Il avait alors supposé qu’entraîné par son ardeur son chien s’était égaré, ou bien encore qu’ayant attaqué quelque bête féroce, il avait succombé dans la lutte.

« Je ne m’étais pas tout à fait trompé, ajouta-t-il, car je vois que Moustache a été blessé. Mais qui donc a eu l’humanité de le secourir, de panser sa blessure ? s’écria-t-il en apercevant le mouchoir qui enveloppait la patte de Moustache. »

À ces mots, le chien, comme s’il comprenait ce que venait de dire son maître, se mit à courir au-devant des trois enfants, qui se dirigeaient de ce côté ; et se plaçant près de Fanny il ne la quitta pas un seul instant qu’elle ne fût arrivée à l’endroit où se trouvait le marchand. Alors remuant la queue, regardant tour à tour Fanny et son maître, il sembla la désigner comme celle qui lui avait donné ses soins. Le marchand apprit alors des enfants ce qui s’était passé ; le pauvre homme ne savait comment leur témoigner sa reconnaissance, car dans ses longues courses, Moustache était non seulement pour lui un compagnon de voyage, c’était un véritable ami, un brave défenseur qui l’avait préservé de mille dangers. Il voulait mettre à la disposition des enfants toute sa petite cargaison, mais M. Dérambert s’opposa à ce qu’il fit aucun sacrifice onéreux ; seulement, comme il voyait que ce refus l’affligeait, il permit à ses enfants d’accepter quelques jouets de peu de valeur. En retour il hébergea le chien et son maître tout le reste du jour, et leur fit passer la nuit dans son habitation. Le lendemain le marchand partit en demandant à M. Dérambert la permission de revenir dans quelque temps visiter son habitation, ce qui lui fut accordé de grand cœur.

Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis cette époque, lorsqu’un jour Alfred s’étant mis à la poursuite d’un papillon, s’écarta sans qu’on fît attention à sa disparition. Sur les dix heures du matin, heure à laquelle les trois enfants avaient l’habitude d’aller déjeuner à l’ombre du châtaignier, on fut très surpris de ne le point voir avec Auguste et Fanny. On l’appela, on le chercha de tous côtés ; bientôt tout le monde fut sur pied ; Alfred ne parut pas. Le père et la mère, tous les esclaves parcoururent en vain les alentours, ils n’en découvrirent aucune trace. Désespérés de cet événement, ils se partagèrent en plusieurs bandes ; ils allèrent, avec leurs voisins, qu’ils avertirent du malheur qui était arrivé, à la découverte et ils s’enfoncèrent dans l’épaisseur de la forêt, qu’ils battirent en tous sens avec la plus scrupuleuse attention. Mille fois ils appelèrent l’enfant par son nom ; ils n’en reçurent aucune réponse ; ils se réunirent au pied du châtaignier, sans pouvoir, ni les uns ni les autres, donner les moindres nouvelles du petit fugitif. Après s’être reposés quelques instants, ils se partagèrent de nouveau en différentes troupes et se dispersèrent dans toutes les directions. On était convenu d’un signal ; aussitôt qu’un indice se manifesterait, le son d’un cor devait annoncer cette découverte ; mais tout le reste du jour se passa sans qu’aucun signal se fit entendre. Cependant les dernières lueurs du jour n’éclairaient plus que faiblement les recherches, et rien encore n’était venu calmer les inquiétudes de M. et Mme Dérambert ; les approches de la nuit redoublèrent leurs alarmes. Dans leur désespoir, ils ne voulurent jamais consentir à retourner dans leur domicile. Ils allumèrent des torches de résine, et firent retentir les bois, les vallées du nom chéri d’Alfred ; l’écho seul répondit. De temps en temps les cris des animaux sauvages troublés dans leur repos venaient encore accroître leur frayeur.

Hélas ! sans aucun doute leur enfant avait été la proie de quelque bête féroce ! Il avait péri sous la dent meurtrière du chacal ou des chats sauvages, animaux si terribles dans ce pays, que les habitants résistent difficilement à leurs attaques. Leur imagination frappée et se livrant aux plus désolantes conjectures leur présentait sans cesse l’horrible idée d’un loup, d’un jaguar prêt à dévorer le petit innocent.

« Alfred, mon cher Alfred, où es-tu ? » s’écriait la mère, de l’accent de voix le plus déchirant ; mais c’était en vain. Je n’essaierai pas non plus de dépeindre le désespoir d’Auguste et de Fanny ; pleurant, sanglotant, ils avaient vainement attendu leur frère au pied du châtaignier ; inutilement aussi ils l’avaient cherché tout le long du limpide ruisseau, où chaque jour ils se livraient à leurs ébats ; le châtaignier, le ruisseau, les frais bocages qu’ils parcouraient ensemble ne présentaient aucune trace d’Alfred.

Brisés, anéantis, ils invoquaient le ciel, protecteur des malheureux ; dans la prière seule ils trouvaient un refuge contre le coup affreux qui venait de les frapper. La nuit était devenue si épaisse qu’ils se virent contraints de s’arrêter. Dès que le jour parut, ils renouvelèrent leurs recherches, hélas ! avec aussi peu de succès que la veille, quand tout à coup le son d’un cor se fit entendre.

« D’où vient ce signal ? » s’écria aussitôt M. Dérambert en prêtant une oreille attentive.

Une seconde fois le son du cor retentit.

« Ce bruit vient de l’habitation ; courons tous, mes amis. »

À ces mots la troupe se dirigea en toute hâte vers la maison. À peine y furent-ils arrivés qu’ils aperçurent le marchand ambulant dont il est parlé au commencement de cette histoire. À cette vue, l’espoir qui s’était élevé dans le cœur du pauvre père fit place à un amer désappointement.

« Hélas ! lui dit-il, je croyais que c’était mon petit Alfred qui nous était rendu.

— Pardonnez-moi, Monsieur, si j’ai interrompu vos recherches, répondit le marchand, mais si je l’ai fait, c’est que je pensais pouvoir peut-être vous être utile dans cette douloureuse circonstance. Je viens d’arriver. En voyant votre habitation déserte, et gardée seulement par une vieille négresse infirme, je n’ai pas été peu surpris.

» Où est ton maître ? lui ai-je dit.

» Hélas ! m’a-t-elle répondu, il a perdu son petit Alfred, et tout le monde est occupé à courir après lui dans les bois.

» Je n’ai pas été peu affligé de cette nouvelle, comme vous le pensez bien ; mais après quelques minutes de réflexion je lui ai dit de donner du cor, sachant bien que vous arriveriez à cet appel. Or, maintenant, Monsieur, veuillez, je vous prie, me laisser faire ; j’ai l’espoir que nous saurons bientôt ce qu’est devenu votre enfant. »

Auguste et Fanny étaient là ; le marchand frappa dans ses mains, et aussitôt on entendit l’aboiement joyeux d’un beau chien de Terre-Neuve qui bondit à ce signal. C’était Moustache, qui s’en alla tout d’abord caresser les deux enfants qu’il reconnut, en tournant autour d’eux, ayant l’air de se rappeler qu’il y en avait un troisième.

« Voilà qui va bien, dit le marchand ; Moustache reconnaît les enfants ; à son air inquiet, je vois qu’il s’étonne de ne point voir celui qui est absent. Veuillez me donner les derniers vêtements que le petit a portés. »

Quand ces objets furent là, il les montra à son chien, les lui fit flairer ; puis, prenant la maison pour centre d’un rayon, il décrivit autour d’elle un cercle d’un quart de mille, en ordonnant à Moustache de quêter partout où il le menait. Le cercle n’était pas entièrement parcouru, lorsque l’animal se mit à aboyer.

Le son de sa voix rendit une lueur d’espérance au père et à la mère, qui étaient inconsolables. Le chien, en suivant les émanations du corps de l’enfant, aboya de nouveau ; chacun s’empressa de le suivre ; mais on le perdit bientôt de vue dans les bois. Ce fut un moment de trouble et de terrible anxiété, Car pendant une demi-heure environ, l’on n’entendit plus rien. Le front du marchand était soucieux ; renfermé dans un silence que personne ne songeait à interrompre, il s’était mis l’oreille contre terre, et recueillait les moindres bruits que la brise apportait. Tout à coup on le vit tressaillir.

« Le chien revient, s’écria-t-il ; dans un instant il sera près de nous, et nous saurons le résultat de sa course. »

Il y eut quelque chose de solennel dans le court intervalle de temps qui s’écoula entre ces paroles et l’arrivée de Moustache ; tous les esprits étaient suspendus. Enfin, le chien parut.

La contenance du pauvre animal était visiblement changée ; un air de gaieté et de satisfaction semblait l’animer ; ses yeux brillaient, ses oreilles étaient droites ; il frémissait ; tous ses gestes indiquaient que ses recherches n’avaient pas été infructueuses.

« Je suis sûr qu’il a retrouvé l’enfant, fit son maître.

— Mais vit-il encore ? » s’écria la mère.

Le marchand secoua la tête.

« Hélas ! je l’ignore, répliqua-t-il ; il ne faut pas se bercer d’espérances vaines ; cependant rien n’indique qu’il n’existe plus ; la joie que manifeste Moustache témoignerait plutôt du contraire. »

À ces mots, il s’élance sur les traces de son chien qui avait repris sa course à travers la forêt, en s’arrêtant de temps à autre pour lui donner le temps de le rejoindre. Enfin, l’animal s’arrêta au pied d’un gros arbre, et poussa un long aboiement. Le marchand redoubla de vitesse, et bientôt il fut à côté de lui. Il aperçut l’enfant couché sur un tas de feuillage, et ne donnant aucun signe de vie. Il le prit dans ses bras, et reconnut qu’il n’était pas mort, mais seulement dans un état de faiblesse tel, que quelques instants plus tard, il aurait expiré. Le marchand le souleva avec précaution dans ses bras, et l’apporta à ses parents.

Ils étaient heureusement en quelque sorte préparés à cet événement, et ils s’étaient munis de tout ce qui était nécessaire pour le restaurer. Bientôt il ouvrit les yeux, et tous les chagrins de cette cruelle journée furent oubliés ; M. et Mme Dérambert, Auguste et Fanny, étaient fous de joie ; c’est à peine si dans les premiers moments ils songèrent à remercier celui qui leur avait rendu leur enfant ; mais après avoir baigné de larmes le visage du petit malheureux ; après l’avoir pressé mille fois contre leur cœur, ils se jetèrent au cou du marchand en le comblant de bénédictions.

Mais Moustache, de quelles caresses ne fut-il pas l’objet ! c’était à qui le choierait, le flatterait, l’embrasserait. L’intelligent animal paraissait prendre part au bonheur général ; il courait d’Auguste à Fanny, de Fanny à Alfred, dont il léchait les petites mains d’un air de contentement inexprimable. On aurait dit qu’il se rappelait le service qu’auparavant les trois enfants lui avaient rendu, et qu’aujourd’hui, il se trouvait heureux d’avoir pu leur témoigner sa reconnaissance en sauvant l’un d’eux.