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Les Animaux historiques/5

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LES CHEVAUX DE BATAILLE DE NAPOLEON

On se tromperait étrangement si l’on s’imaginait que Napoléon, à l’exemple d’Alexandre et de César, avait un cheval qu’il affectionnait par-dessus tous les autres, et qu’il montait de préférence les jours de bataille.

Napoléon avait au moins vingt chevaux de bataille, et lorsqu’il allait en campagne, il en avait toujours au moins douze ou quinze qui le suivaient ; cela se conçoit, attendu qu’avec lui ils se fatiguaient vite. C’étaient tous d’ailleurs des animaux parfaitement dressés, et il leur fallait passer par un rude noviciat avant d’arriver à l’honneur de porter le grand capitaine. Cette précaution était vraiment nécessaire ; car si Bonaparte était un habile général, il s’en fallait de beaucoup qu’il fût un habile cavalier. Maintes fois il fut désarçonné ; aussi, les chevaux qu’il montait devaient-ils avant tout être d’allure patiente et douce ; enfin, il ne lui fallait que des chevaux brisés. La personne qui était chargée de les dresser était son écuyer, M. Jardin père, qui s’acquittait de cette tâche avec une merveilleuse adresse. On accoutumait ces animaux à souffrir, sans faire le moindre mouvement, des tourments de toute espèce. On leur appliquait des coups de fouet sur la tête et sur la croupe ; on battait le tambour, on leur tirait aux oreilles des pétards, des coups de fusil et de pistolet, et des boîtes d’artifice ; on agitait des drapeaux devant leurs yeux ; on leur jetait dans les jambes de lourds paquets, voire même des moutons et des cochons ; en un mot, on faisait d’eux de véritables martyrs. L’Empereur n’aimait que le galop ; il fallait qu’au milieu de la course la plus rapide, il pût arrêter son coursier tout court.

Cela n’empêchait pas que Napoléon ne tînt beaucoup à ce que ses chevaux fussent très beaux, et dans les derniers temps de son règne, il ne montait que des chevaux arabes. Il en eut un de cette race, pendant quelques années, doué d’un rare instinct, et qui lui plaisait beaucoup. Tout le temps qu’il attendait son cavalier, il eût été difficile de lui découvrir quelque grâce ; mais dès qu’il entendait le tambour battre aux champs, ce qui annonçait la présence de l’Empereur, il se redressait avec fierté, agitant sa tête en tous sens, battait du pied la terre, et jusqu’au moment où Napoléon en descendait, son cheval était le plus beau qu’on pût voir.

Chacun des chevaux qui garnissaient les écuries de l’Empereur avait un nom, en souvenir de telle ou telle victoire gagnée, à laquelle il avait assisté, ou en raison de telle ou telle circonstance ; mais nous connaissons peu d’anecdotes les concernant qui méritent d’être rapportées. L’un s’appelait Marengo, l’autre Wagram, un autre l’Évêque ; Soliman, etc.

Celui que Napoléon montait lorsqu’il franchit le mont Saint-Bernard, ainsi qu’à la bataille de Marengo, s’appelait la Styrie. Il l’aimait beaucoup ; aussi, après cette dernière campagne, voulut-il que son favori finit sa vie dans le luxe du repos. Le mont Saint-Bernard et Marengo, c’était, en effet, déjà une carrière assez bien remplie !…

Durant la campagne d’Égypte, Bonaparte dut de n’être point noyé à l’intrépidité de son cheval, ainsi qu’au dévouement d’un guide de l’escorte. Comme il revenait à Suez, il atteignit le bord de la mer Rouge à l’heure où la marée arrivait. La nuit était obscure, on proposa de camper sur la plage jusqu’au jour ; Bonaparte ne voulut rien entendre, et ordonna au guide de marcher devant. Celui-ci se trompa de descente, et le trajet fut allongé d’un quart d’heure à peu près. On était à peine à moitié chemin, que les premières vagues du flux vinrent mouiller les jambes des chevaux ; chacun s’enfuit, Bonaparte seul continua tranquillement de suivre l’Arabe, qui marchait devant lui. Cependant l’eau montait ; son cheval se mit alors à lutter contre les vagues avec une admirable intrépidité ; mais ses forces faiblissaient. Il fit un dernier effort, et parvint à quelque distance du rivage ; mais le pauvre animal était épuisé. Alors un guide de l’escorte, d’une force herculéenne, sauta dans la mer, prit le général sur ses épaules, et s’attachant à la queue du cheval de l’Arabe, emporta Bonaparte comme un enfant ; quelques minutes après, il avait touché la rive, et Bonaparte fut sauvé ; son cheval seul se noya.

Vingt-deux ans après, Napoléon avait conservé de cet événement un souvenir plus présent peut-être que de tous ses autres dangers ; car voici ce qu’il écrivait à Sainte-Héléne.

« Profitant de la marée basse, je traversai la mer Rouge à pied sec ; au retour, je fus pris par la nuit, et m’égarai au milieu de la marée montante ; je courus le plus grand danger ; je faillis périr de la même manière que Pharaon, ce qui n’eût pas manqué de fournir a tous les prédicateurs de la chrétienté un texte magnifique contre moi. »

De tous les chevaux de bataille de Napoléon, celui qu’il affectionnait le plus, et qui a obtenu le plus de célébrité est son fameux cheval blanc. Voici ce que nous lisons à propos de ce glorieux animal, dans la Comédie à cheval, récent opuscule de M. Albert Cler.

« Ce cheval s’appelait Ali, était de sang arabe, et avait été pris en Égypte sur Ali-bey, par un dragon du dix-huitième régiment, qui le monta pendant quelque temps. Reconquis par les Mamelucks et repris par les Francais, il plut au général Menou, qui en fit l’acquisition pour un prix fort modique, l’amena en Europe, et le céda au premier consul ; celui-ci l’étrenna sur le champ de bataille de Marengo. Dès lors Ali devint le cheval favori de Napoléon. L’Empereur le montait de préférence dans ses campagnes et notamment à la bataille de Wagram. On ignore sur quelle obscure litiére l’illustre animal, couvert de lauriers, a terminé son destin. »

Voici une petite anecdote qu’on lit dans les mémoires de Constant :

« Vers la fin de septembre, l’Empereur fit un voyage à Raab ; il allait monter à cheval pour retourner à Schœnbrunn, quand il aperçut l’évêque de Raab à quelques pas de lui.

« N’est-ce pas l’évêque ? dit-il à M. Jardin, qui tenait la tête du cheval.

» — Non, sire, c’est Soliman.

» — Je te demande si ce n’est pas l’évêque, répéta Sa Majesté en montrant le prélat. »

» M. Jardin, tout à son affaire, et ne pensant qu’au cheval de l’Empereur, qui portait le nom de l’Évêque, répondit :

« Sire, je vous assure que vous l’avez monté lavant-dernier relais. »

» L’Empereur s’aperçut de la méprise, et rit aux éclats. »

Lorsque le cheik du Caire, Al-Bekry, fit présent à Bonaparte, en 1798, du mameluck Roustan, il accompagna ce don d’un magnifique cheval arabe, que Napoléon ramena d’Égypte, et qui le suivit dans la campagne d’Italie.

Aprés le traité de Campo-Formio, l’empereur d’Autriche envoya à Bonaparte six magnifiques chevaux blanes. Lorsque plus tard le premier consul quitta le Luxembourg pour aller habiter les Tuileries, ce furent ces mêmes chevaux blancs qu’on attela à la voiture qui le transporta, ainsi que Cambacérés et Le Brun, dans ce palais.

Enfin, au commencement de 1803, le bey de Tunis fit hommage au premier consul de dix magnifiques chevaux arabes.

Les chevaux que Napoléon montait les jours de bataille semblaient participer du froid courage et de l’impassibilité de leur maître. Vingt fois on les a vus demeurer immobiles comme lui, et, comme lui aussi, ne donnant aucun signe de frayeur, tandis qu’à côté d’eux éclataient des obus ou des bombes, et que les boulets venaient rouler à leurs pieds.

Le cheval que montait Napoléon à Waterloo a été acheté, si je ne me trompe, par M. le marquis d’Escars, dans les écuries duquel il est mort.

Le 15 décembre 1840, lorsque, par une bien tardive justice, les cendres de l’Empereur, ramenées de Sainte-Héléne par M. le prince de Joinville, furent transportées aux Invalides, on remarquait, précédant le char funébre, un cheval que quelques journaux ont fort improprement appelé le cheval de bataille de l’Empereur. Quoi qu’il en soit, ce cheval portait la selle et le harnais qui servaient à Napoléon lorsqu’il était premier consul. Cette selle, conservée dans le garde-meuble de la couronne, est en velours amarante, brodé d’or ; la housse et les chaperons sont brodés avec la méme richesse : on y remarque les attributs du commerce, des arts, des sciences, de la guerre, brodés en soie de couleur dans la bordure. Le mors et les étriers sont en vermeil et ciselés ; l’œil des étriers est surmonté de deux aigles, qui y ont été ajoutés sous l’empire. Le cheval était couvert d’un crêpe violet semé d’abeilles d’or, et tenu en bride par un valet de pied à la livrée de l’Empereur.