Les Aphrodites/1-3

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 39-60).

À BON CHAT BON RAT.




TROISIÈME FRAGMENT




À peine la duchesse est-elle au bain, que le comte (rencontré tout près de l’hospice par l’émissaire) est arrivé. C’est à son occasion qu’on avait sifflé pour madame Durut quand elle a si brusquement laissé seuls la duchesse et le neveu supposé.

Madame Durut introduit le comte dans le même pavillon où elle avait d’abord conduit le chevalier.

Le Comte[1]. — C’est qu’aussi la chère duchesse extravague : exiger de moi, dans ma position[2], des entrevues de jour, c’est manquer totalement de bon sens.

Madame Durut. — Vous savez que, la nuit, elle ne peut ni sortir, ni vous recevoir chez elle.

Le Comte. — Jeter ensuite feu et flamme, parce que je ne suis pas à la minute au rendez-vous où elle n’a rien de mieux à faire que de se trouver même avant l’heure, c’est me tyranniser !

Madame Durut (ironiquement). — Je vous conseille de vous plaindre.

Le Comte. — Où est-elle, enfin ?

Madame Durut. — Au bain.

Le Comte. — Je vole auprès d’elle…

Madame Durut. — Non pas, s’il vous plaît. (On devine la véritable raison de madame Durut. Voici ce qu’elle donne :) L’objet du bain est de calmer le sang : or, nécessairement, l’explication que vous auriez ensemble agiterait cette belle dame. Vous aurez donc la complaisance d’attendre que j’aie pris ses ordres à votre sujet et rapporté sa réponse.

Le Comte. — Vous avez raison, ma chère Durut ; du caractère que nous lui connaissons, elle ne manquerait pas de faire une scène : il faut l’éviter. Mais je meurs de besoin ! cloué, dès huit heures du matin, sur les bancs de ce maudit Manège, d’où je me suis échappé comme un voleur, sans attendre la fin de la plus intéressante discussion… (Quoique le comte n’ait dit tout cela qu’en vue de faire l’important, madame Durut, sachant très-bien qu’il est absolument nul à l’Assemblée, et se plaisant à faire des épigrammes à sa manière, coupe cette tirade :)

Madame Durut. — Que prendrez-vous, monsieur le comte ?

Le Comte. — Une croûte grillée, avec un peu de vin d’Espagne.

Madame Durut. — On va vous servir à l’instant. (Elle disparaît. Un moment après, le déjeuner du comte est apporté par Célestine[3], une charmante fille, qui passe dans la maison pour être sœur de mère de madame Durut.)


LE COMTE, CÉLESTINE.

Le Comte (allant au devant). — Quoi ! c’est vous-même, belle Célestine, qui prenez la peine…

Célestine. — Pourquoi pas, monsieur le comte ? On a toujours du plaisir à servir quelqu’un d’aimable.

Le Comte (avec un mouvement modeste). — Ah ! ce joli compliment met le comble à vos attentions, (Il la débarrasse du plateau.) Si vous vouliez, charmante Célestine, que ce déjeuner devînt délicieux pour moi, vous mouilleriez ce verre de vos lèvres de rose, et, buvant après vous, je croirais recevoir un baiser.

Célestine. — Voilà qui est d’une galanterie bien quintessenciée ! Pourquoi demander de ma part un baiser par ricochet quand je puis vous en donner plutôt deux qu’un directement ?…

Le Comte (les prenant avec transport). — Est-on aimable ! En vérité, Célestine, vous surpassez tout ce qui vient ici…

Célestine (interrompant gaiement). — Chut ! chut ! songez que nous avons quelque part certaine duchesse, et…

Le Comte. — Bon ! elle est au bain, si loin, si loin de nous !…

Célestine (avec finesse). — Mais si près, si près de votre cœur ! (Il ne laisse pas d’entraîner Célestine jusque vers un fauteuil, où il se jette la tenant entre ses jambes.) Allons, monsieur le comte, de la bonne foi dans les traités ; vous n’êtes point ici pour moi.

Le Comte. — Laissons, mon cœur, ces subtilités de délicatesse. Il y aurait moyen de bien mieux employer les instants. (Il chiffonne le fichu.) Si vous m’aimiez un peu…

Célestine (défendant faiblement sa gorge.) — Nous ne nous connaissons point, pourquoi vous aimerais-je ?… Vous êtes joli cavalier, pourquoi ne vous aimerais-je pas ?

Le Comte (s’animant). — Elle est divine ! Il y a un siècle, belle enfant, que tu me trottes en cervelles ; mais tu as précisément une de ces sorcières de mines qu’il faut chasser de son imagination comme la peste, si l’on ne veut pas s’enfiévrer.

Célestine. — Pourquoi, s’il vous plaît, me chasser si fort ? Sachez que j’aime beaucoup, moi, qu’on se passionne un peu pour mon petit mérite… Mais voyez donc comme il m’accommode ! (Les tétons sont au pillage.)

Le Comte. — Un baiser, ma petite reine.

Célestine. — À la bonne heure ! (Elle le donne.)

Le Comte (en admiration). — Quelle blancheur ! quelle finesse de peau !… Tu permets bien aussi que je baise ?…

Célestine (le laissant faire). — Voilà comme sont tous ces hommes ! Ils demandent moins que rien ; on leur accorde quelque chose : tout de suite ils veulent davantage ! (En effet, tout en baisant les fraises du sein de Célestine, le comte a glissé sa main le long de deux cuisses d’albâtre.) Ne le disais-je pas ? — Finissez, pour le coup !… Votre duchesse… ma sœur… et tout est ouvert !

Le Comte. — Tu as raison. (Il va promptement fermer la porte.)

Célestine (feignant de s’y opposer). — Non, non ! Ce n’est pas pour ce que vous pensez au moins !… (Le comte vient se rasseoir, entraîne Célestine et la tient, jambe de ça, jambe de là, en face de lui.) Quelle folie ! on m’attend… chut ! (Pendant la pause qu’exige cette situation, le comte s’est rendu maître du plus délicieux bijou. Célestine feint d’avoir l’oreille au guet et de ne pas consentir tout à fait au larcin de l’agresseur. Celui-ci agace un petit point très-sensible chez les dames, et que chez Célestine surtout on n’excita jamais impunément.) Oh ! mais !… mon cher comte, soyez donc en scène avec moi ; je voulais me fâcher un peu,… je le devrais sans doute ; mais si vous me faites de si jolies choses, il n’y aura pas moyen…

De ce moment, il est décidé que le comte peut pousser à bout l’aventure. Déjà l’humide paupière de Célestine palpite et s’abat sur l’œil languissant ; ses roses s’animent, son sein s’agite… Elle tombe en avant, la bouche sur celle du comte. Celui-ci, à la faveur des jupons retroussés sur son bras, a mis en campagne le grand maître des cérémonies, qui déjà faisant sentir sa douce chaleur aux lèvres du bijou doré, y remplace le doigt précurseur. Célestine est si éloignée de prendre en mauvaise part cette ruse de guerre, que soudain, d’une main aguerrie, elle s’empare du trait menaçant, et, s’en frottant vivement le corail extérieur, elle achève ainsi de se faire pâmer d’aise. Ses baisers deviennent furieux ; elle abandonne le poids de son corps sur le comte, et se plonge en même temps l’ardent boute-joie, sans se faire grâce d’une ligne…

Le Comte (avec transport). — L’adorable créature !

Pour jouir plus voluptueusement de cette plénitude de possession, il demeure inactif, et, s’amusant de la plus belle mappemonde imaginable, il attend, la fin de l’anéantissement de Célestine… Elle respire enfin ; alors il la soulève et la laisse retomber périodiquement, donnant ainsi l’impulsion de cette manœuvre électrique qu’exige le mécanisme de la jouissance. Presque aussitôt la lubrique Célestine est de moitié dans ce voluptueux travail. Plus elle le presse, plus le comte le ralentit, voulant se filer un moment de superlatives délices. Célestine, sentant approcher les vives annonces de la consommation, ne fait plus que s’agiter circulairement sur le comte avec l’air de le mordre. Ils atteignent ainsi le faîte du bonheur. Leurs âmes, confondues dans les postes inférieurs, se retrouvent encore en se mêlant dans les plus ravissants baisers.

Célestine (après un long silence). — Ah ! mon cœur ! quelle aubaine ! Si ta fière duchesse savait cela !… (Elle se dégage.)

Le Comte (debout). — Elle n’aurait pas lieu, à la vérité, d’en être fort satisfaite, car (ce que je vais te dire n’est point un vain compliment, Célestine) ce début de bonheur avec toi me désenchante absolument sur le compte de l’orageuse duchesse. Tu vaux infiniment mieux, et je songe très-sérieusement à donner beaucoup de suite à cette passade.

Célestine (gaiement). — Quant à moi, sans plus y songer que tout à l’heure, je me sens fort capable de tolérer dans l’occasion tes chères impertinences. (Elle s’aperçoit à certaine restitution, que le comte a fait de grands frais dans leur impromptu.) Comme tu m’en as donné ! c’est un déluge ! Si je pouvais être jalouse de ta superbe amie, j’aurais du plaisir à penser que tu n’as pas réservé grand’chose pour elle. (En disant cela elle est appuyée d’une main contre le dossier d’un fauteuil, et de l’autre s’essuie provisoirement ce qu’on sait, le corps un peu penché.)

Le Comte. — Ah ! c’est m’insulter. Voyez d’abord ! (Il se fait voir en effet encore sous les armes, et gardant très-ferme contenance.) Maintenant je vais vous répéter plus victorieusement encore…

La posture de Célestine indiquant pour lors un autre plan d’attaque, il la trousse par-dessus les reins, et met au plus grand jour les beautés occidentales. Frappé de leur rare perfection, il ne peut se défendre de différer en leur faveur l’exécution de sa seconde entreprise. Il tombe à genoux ; les sœurs rebondies sont à l’instant vivement caressées et couvertes de mille baisers. Peut-être n’est-Oe que la coquetterie de recevoir complétement cet hommage qui suggère à Célestine de demeurer postée, faisant semblant de renouer ses jarretières ; peut-être aussi le plus bizarre de tous les goûts pour une femme, et dont Célestine sera bientôt connue pour être dominée, fait-il qu’elle ne prend aucune précaution contre la belle Florentine qui pourrait la menacer. Déjà le comte, dans un moment de délire assaisonné des exclamations les plus passionnées, est allé jusqu’à déposer un baiser fixe et mouillant sur cette bouche impure de laquelle, en pareil cas, il serait disgracieux d’obtenir un soupir… Célestine ne peut s’empêcher de rire. Dès que le ridicule s’en mêle, tout désir disparaît Elle se déplace donc, laissant le comte un peu confus d’avoir trop affiché certaine prédilection dont un moment plus tard il allait donner des preuves encore plus décisives. Que ne se doute-t-il que peut-être la capricieuse Célestine lui en aurait su gré !

Célestine (gaiement). — Avouez, cher comte, que vous êtes terriblement… de là ?… Qui vous laisserait faire…

Le Comte. — Il faudrait que Célestine eût moins de charmes, on serait moins extravagant.

Il tire de son portefeuille un assignat de trois cents livres et le lui donne.

. . . . . . . . . . . . . . . .

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(On supprime ici d’inutiles lambeaux de dialogue.)

Célestine (acceptant l’assignat après quelques façons). — Ne croyez pas cependant que je veuille employer ce chiffon à réparer votre sottise. On dit qu’avant peu ce beau papier de votre fabrique ne sera plus bon qu’à cet usage ; mais, en attendant, je vais bel et bien le convertir en écus.

Le Comte. — Tu me bats avec mes armes, friponne ! Cela n’est pas généreux…

Pour l’apaiser, Célestine se jetant à son cou lui donne un de ces baisers qu’elle a le talent de rendre si doux, et échappe à l’instant. Il est bon d’avertir le lecteur que cette si complaisante Célestine avait été députée au comte par madame Durut, afin qu’il fût occupé tout le temps qu’il faudrait à la duchesse pour s’arranger avec le charmant Alfonse. On voit que Célestine ne pouvait s’acquitter mieux de son agréable commission. Le comte se purifie, aidé, comme l’a été le chevalier, par la jolie négrillonne, Ensuite il déjeune et attend, en lisant quelques feuilles du jour, qu’on vienne enfin lui donner des nouvelles de la duchesse.


ENCORE AU PAVILLON DES BOIS.

Madame Durut y était, comme on sait, revenue pour annoncer à la duchesse (dans ce moment aux prises avec le conquérant Alfonse) que le comte venait d’arriver. On se figure aisément que la maligne Durut n’a pas trouvé, sans goûter un certain plaisir, la duchesse au désespoir d’avoir reçu, tout à travers les choux, la bordée d’un prétendu roturier. Comme après s’être un moment amusée du malentendu, rien n’était plus facile que d’y mettre fin, voici comme elle s’y prend.

Madame Durut. — Malgré tout le respect que je vous dois, madame la duchesse, vous me permettrez de vous dire que vous êtes terriblement bégueule ! (La duchesse fronce le sourcil.) Eh ! mon Dieu ! vos gros yeux ne me font pas peur ! Eh bien ! quand cet adorable enfant ne serait, par aventure, qu’un petit bourgeois, où serait, s’il vous plaît, le grand malheur ? voyons ! (Déjà la physionomie de la duchesse s’éclaircit. Elle réfléchit un moment.)

La Duchesse. — Expliquez-vous plus clairement, ma chère Durut. Si je ne m’abuse point,… il me semble que vous venez de me donner quelque espoir que peut-être Alfonse… (Elle promène de l’un à l’autre des regards très-attentifs.)

Madame Durut (s’animant). — Eh ! foutre[4] ! vos bêtises me feraient sortir de toutes les bornes, et vous mériteriez bien que je vous laissasse dans l’erreur… Monsieur Alfonse, qui n’est point mon neveu, vaut pour la naissance mille de vos fouteurs. Il n’est pas plus bourgeois que vous ; il enfilera bien d’autres belles dames, et, fût-il coiffeur ou laquais, d’aussi huppées que vous se l’appliqueront sur l’estomac, sans lui demander ses preuves. Ne serait-ce pas une grande tragédie vraiment, quand un honnête particulier, qui n’aurait point de parchemins, aurait fait un enfant à une duchesse ! Comme si elle-même ne pouvait pas être, sans s’en douter, la fille de quelque valet !…

Pendant cette tirade, débitée avec humeur et rapidité, la duchesse, infiniment soulagée, n’a fait que caresser follement le chevalier, l’enlaçant de ses bras et de ses cuisses, le ballottant, se roulant sur lui, donnant, en un mot, les plus extravagantes marques d’un contentement sans bornes.

La Duchesse. — Il est noble, il est gentilhomme ! Ah, fripon ! que ne le disais-tu ? (À madame Durut.) Vous venez pourtant d’abuser de la conjoncture, madame Durut, et de tenir de très-mauvais propos. Heureusement pour vous, ce moment m’est si doux que je ne puis me fâcher de rien. (Plus gaiement.) Démon, pourquoi m’avoir joué ce tour sanglant ? (À madame Durut.) À quoi bon cette feinte ? (Le chevalier ne répond que par des caresses passionnées.)

Madame Durut. — C’est moi, c’est moi, madame, qui avais imaginé ce stratagème pour me venger de vos travers, dont parfois vous m’excédez ; pour vous punir de votre morgue maudite, et (s’il était possible) pour vous en corriger. N’est-il pas honteux, dites-moi, que, faufilant depuis trois ans avec des Aphrodites, vous n’ayez jamais pu être reçue professe, faute de vous être soumise à l’égalité sans bornes et au parfait abandon sans lesquels on ne peut réunir les suffrages ! Eh morbleu ! mesdames de Vadouze, de Polymone, de Pompamour, de Champertuis, et tant d’autres, qui vous valent bien sans doute, n’ont-elles pas subi toutes les épreuves, prononcé tous les serments ? Aussi sont-elles courues, révérées,… tandis que vous, en dépit de vos charmes (elle hausse les épaules), il a été plus d’une fois question de vous réformer net, et même de vous interdire sans appel jusqu’à l’entrée de l’hospice.

La Duchesse (alarmée). — Ciel ! que dis-tu là ? Quoi ! tout de bon, Durut ? Tu n’exagères point ?

Madame Durut. — Non, je vous jure.

La Duchesse. — Me réformer ! les ingrats ! Mais ce n’est pas à cause d’eux, c’est pour moi, pour le cher intérêt de mes plaisirs, que… je veux devenir tout ce qu’on peut être ici. C’en est fait, Durut, ta confidence m’arrache le bandeau : j’avais tort, je me résigne à tout… Oui, j’abjure de tout mon cœur le plus sot des préjugés. Quoi ! pour un peu de vanité bien mal entendue, n’ai-je pas tout à l’heure en partie perdu la jouissance d’un de mes beaux moments ? Pouvant être au comble de l’humaine félicité par la possession de cet ange (elle lui jette à la hâte quelques baisers), n’ai-je pas eu la gaucherie de combattre ma fortune et de chasser en quelque sorte le plaisir ? C’en est fait, te dis-je, oui, Durut, je deviens raisonnable, et qui que ce soit au monde qui pourra me plaire et me désirer,… qu’il se présente… Je veux faire afficher ma conversion à la porte du sanctuaire et demander pardon, la face contre terre, le jour de la plus prochaine assemblée…

Madame Durut. — Ce sera le vendredi[5] de l’autre semaine.

La Duchesse. — Ah ! tant mieux ! J’y veux faire amende honorable, me soumettre à tout, et me donner tout entière, si j’y suis condamnée, au plus abject des frères…

Madame Durut. — Et vous voilà toujours ! Oublierez-vous donc éternellement, duchesse que vous êtes, que toute distinction entre les frères disparaît dès qu’ils mettent ici le pied ?…

La Duchesse (occupée d’Alfonse). — Cher enfant ! moi, t’avoir outragé ! (Elle le caresse.)

Le Chevalier (répondant à ses bontés). — Quel outrage ? Vos combats, votre fureur elle-même, tout cela n’avait-il pas de quoi décorer mon bonheur !

La Duchesse (le montrant à madame Durut). — Mais ne devais-je pas à ces traits enchanteurs, à cette angélique physionomie, reconnaître quelqu’un de bien né ? (Au chevalier.) Qu’es-tu donc enfin dans le monde ? Y as-tu d’autre destination que celle d’ensorceler sans doute toutes les femmes ?…

Le Chevalier. — Je suis à Malte et à la suite des dragons, en attendant l’exercice d’une charge, aujourd’hui suspendue, mais que peut-être on n’abolira pas.

La Duchesse (avec feu). — Ah ! du moins auras-tu celle de mon premier fouteur[6] aussi longtemps que cela pourra te plaire : viens, qu’à l’instant je t’en mette en possession. (Elle enjambe Alfonse et écarte en même temps avec une sorte de fureur tout ce qui pouvait les couvrir.) Toi Durut, contemple la rare perfection de cet être-là !

Madame Durut (finement). — Nous en avons aussi quelque idée,

La Duchesse (s’exaltant). — Est-ce un homme ? Est-ce un dieu ? (Elle saisit avec transport le fier boute-joie.) Vois, admire ! Quelle vigueur ! quel tour ! quelle grâce ! (Elle se le plante avec délire.)

En ce moment, le comte, impatienté d’attendre, arrive et voit tout. En vain madame Durut s’est jetée précipitamment vers la porte, voulant la fermer au nez du comte ; il résiste, repousse, et s’élance dans la chambre.

La Duchesse (doublement transportée de désirs et d’indignation, au chevalier). — Va, va toujours, mon roi : tant pis pour les sots curieux.

La duchesse s’agite avec passion sur le bel Alfonse ; il en coûte d’abord quelque chose à celui-ci d’avoir pour témoin de son triomphe un homme contre lequel il n’a pas le moindre grief ; mais bientôt sa position l’entraîne : il a du plaisir, il en donne, intérêt cent fois plus flatteur ! Cependant le comte, stupéfait, indigné, demeure comme hébété dans les bras de madame Durut, qui croit devoir le retenir, de peur qu’il ne se porte peut-être à quelque violence.

Madame Durut (au comte). — Hélas, mon cher, la pilule est amère, mais il faut l’avaler. Pourquoi diable aussi, vous qui ne pesez pas un zeste dans votre fichue Assemblée, demeurer en retard par air et sans autre vue que celle de jouer le capable ?

Le Comte (brutalement en la repoussant). — Eh ! sacrebleu ! laisse-moi ! (La Durut, séparée de lui, s’approche des autres, qui vont toujours leur train.)

La Durut (au comte). — Tu deviens fou, mon cher petit comte. Un autre à ta place ne perdrait pas ainsi la tête. Est-ce bien toi ce même homme si fameux chez nous par ses villettiques prouesses[7] ? Est-ce lui qui peut bouder à la vue de ce superbe cu, posté comme exprès pour offrir une indemnité ? Eh ! viens donc, lâche fouteur ! viens arracher à ton rival heureux du moins la moitié de sa conquête ! Tiens, vois-tu ? (Elle promène une main caressante sur les belles fesses de l’enfilée, et, d’un doigt tant soit peu pénétrant, elle marque certain but.) C’est là,… là que devrait s’éteindre ta colère et s’effacer ton affront.

Le Comte. — La coquine a plus de bon sens que moi…

Il marche vers le lit, mais c’est tout juste le moment où le chevalier et la duchesse tombent en crise. Leurs agitations, leurs accents, leurs mots caressants, passionnés, sont de nature à ce que le comte soit plus humilié qu’enflammé. Il n’a fait ainsi quelques pas que pour être de plus près témoin des transports brûlants, du bonheur sublime, de l’extatique oubli des êtres qui l’outragent. Il se jette sur un siége, confus, pensif, embarrassé de sa contenance, l’œil sombre, la tête baissée et soupirant avec douleur. Un peu plus tard, un signe que fait la duchesse à madame Durut demande qu’on rejette les couvertures sur elle et le chevalier, qu’elle garde à ses côtés. Reste à savoir comment se terminera cette scène étrange. C’est à quoi vont penser les quatre acteurs pendant plusieurs minutes qui se passent dans le silence et l’immobilité.

  1. Le Comte : ce que cet homme a de plus remarquable est son extrême suffisance ; il n’est d’ailleurs ni bien ni mal ; mais il était ci-devant de la cour, et d’une liste dans laquelle les femmes telles que la duchesse choisissent volontiers leurs amis de boudoir.
  2. Membre de cette fameuse Assemblée qui s’est orgueilleusement chargée d’une besogne fort au-dessus de ses forces, le comte est tellement indifférent pour la chose publique, qu’il n’a pas été tenté un seul moment de jouer un rôle. Borné d’ailleurs (moins faute de quelque esprit que faute d’instruction), il a vainement été frappé sans cesse : jamais il n’est jailli de lui la moindre étincelle. Par ton, pourtant, il est du côté droit ; au surplus homme à femmes, et même libertin ; car enfin il faut bien être quelque chose !
  3. Célestine : à peine 20 ans, grande et belle blonde au plus frais embonpoint, richement pourvue de toutes les rondeurs et potelures que peuvent désirer tous les genres d’amateurs. Célestine a de grands yeux bleus plus animés que ne le sont habituellement ceux de cette couleur, et qui semblent demander à tout le monde l’amoureuse merci. Sa bouche riante, ses lèvres légèrement humides ont le mouvement habituel du baiser. Cette fille est parmi les femmes ce qu’est, parmi les fruits, une belle poire de doyenné tendre et fondante. Célestine, désirée de tout le monde, aime tout le monde ; aussi jamais cette bienfaisante créature ne put répondre non à quelque proposition qu’on ait eu le caprice de lui faire. Elle a de plus la gloire d’avoir remporté au concours la place de première essayeuse. On rendra compte en temps et lieu des fonctions et prérogatives de cet important emploi.
  4. Pardon, cher lecteur.
  5. On saura par la suite pourquoi ce jour était particulièrement celui des grandes cérémonies des Aphrodites, ou plutôt on devine déjà que ce choix était un hommage à Vénus.
  6. Et les duchesses aussi, parfois, ont de ces gaietés ; j’en appelle aux lecteurs qui peuvent en avoir l’expérience.
  7. L’univers sait que l’équivoque marquis de Villette est le président perpétuel du formidable club des citoyens rétroactifs, partant zélé partisan de la Constitution où tout est sens devant derrière.