Les Aphrodites/8-3

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 138-161).

ON JOUE DE SON RESTE.




TROISIÈME FRAGMENT.




Le correspondant initié qui s’était chargé de nous fournir de suite des matériaux pour ces intéressants mélanges, vient de nous prévenir qu’il se préparait pour l’ordre une espèce de révolution qui ne tarderait pas à se manifester et briserait probablement la riante chaîne dont tant de brûlants individus sont liés encore. Nous voilà donc dans le cas de craindre de ne pouvoir remplir l’objet que nous nous étions proposé d’abord, de pousser, avec le temps, jusqu’à cinquante ou soixante cahiers la collection des faits et gestes des Aphrodites ; ou s’il nous convient de borner, peut-être même dès maintenant, notre spéculation, il n’est plus à propos d’entrer dans de longs détails descriptifs de lieux communs et de cérémonies dont nous ne pourrions plus fournir les applications. Ce sera donc très-sommairement que nous parlerons tout à l’heure de la grande rotonde et de ce qui doit s’y passer de grave relativement à l’ordre vénérable, avant qu’on procède à la résurrection de Zéphirine, dont il est convenu que seront suivies ces jours-ci les importantes délibérations pour lesquelles on a convoqué l’assemblée générale. Mais si nos aperçus sont justes, le schisme sera court ; les Aphrodites qui survivront en état de corps à la dissolution de l’actuelle fraternité ne tarderont pas de s’établir quelque part, où certains de leurs plus recommandables personnages leur ménagent un sûr et riant asile. L’essaim pour lors épuré, de moins en moins mystique, moins opulent sans doute, mais plus libre ; moins accablé de cérémonies, mais plus amusé, fournira sur nouveaux frais une ample matière à la curiosité des amateurs et présentera surtout des exemples plus séduisants, plus faciles à suivre, dès qu’on se sera dépouillé, comme on se le propose, de ce cynisme qui compose bien plus le délire d’une secte de maniaques enfiévrés que la voluptueuse ivresse d’une société d’épicuriens aimables.


La grande rotonde est une espèce de temple sans aucune décoration apparente au dehors. Un corridor de neuf pieds de large, flanqué de deux petites nefs proportionnées, conduit, par une double file de douze colonnes, du péristyle, fort simple, à l’entrée principale. On se trouve alors dans une enceinte vaste, formée d’un cercle de vingt-quatre colonnes de la plus belle proportion composite ; distantes de centre à centre de neuf pieds, elles supportent l’entablement convenable, que couronne une élégante balustrade. Derrière les colonnes isolées tourne un espace large de neuf pieds dans œuvre, des plinthes des bases au mur. Ce trottoir donne accès dans différentes pièces. Nous aurions eu plus d’une occasion de parler de leurs objets variés, mais si près d’être forcé à nous interrompre, nous devons épargner au lecteur la sécheresse de ces détails. La coupole hardie qui couronne cet important édifice est tellement ordonnée qu’elle représente le dôme d’un berceau d’arbres fort élevés, dont les branches jetées avec art se bornent irrégulièrement à quelque distance du point de centre, pour former une ouverture vague et fermée de vitrages. Le feuillage est aussi partout crevassé, de manière à laisser à la lumière beaucoup d’accès, ce qui fait que l’édifice est aussi bien éclairé que s’il était construit au milieu de quelque place élaguée dans une forêt véritable. Ici l’art du peintre trompe tout à fait l’œil à cet égard, de sorte que d’abord on est tenté de se croire en plein air. Les colonnes sont censées élevées sur un haut socle, relativement à la hauteur de la salle, tandis que leurs bases sont de niveau avec le trottoir.

Contre le socle, à l’intérieur, sont adossés des rangs de gradins concentriques, en amphithéâtre, et fixes, coupés en quatre endroits, pour qu’on puisse descendre et se distribuer dans les gradins. L’espace du milieu, qui se trouve être une plate-forme de soixante pieds de diamètre, suffit aux plus nombreuses assemblées, lorsqu’il s’agit de danses et de cérémonies qui exigent du développement ; ce qui se passe alors dans cet intérieur est parfaitement vu des gradins et des trottoirs qui le dominent. Au besoin on se resserre sur le centre par des cercles de banquettes mobiles.

Au moment dont nous rendons compte, il s’agit d’une séance à peu près semblable à celle d’une académie. Autour d’une table circulaire placée au centre sont assises douze personnes, six dames et six cavaliers. Ce sont les dignitaires.

À quelque distance de ce cercle sont, sur des siéges ou debout, environ cent Aphrodites, qui veulent bien ici observer plus de recueillement et de silence que parfois on n’en accorde au grave tripot des Quarante[1]. C’est que chez les Aphrodites chacun a l’intérêt de son unique passion ; c’est que tout ce qui s’y traite a pour objet ce qui convient à tous ; c’est que personne n’y pérore en vue de faire briller, à tort ou à travers, comme au Louvre, ce qu’il a d’esprit, au hasard de beaucoup ennuyer une multitude bigarrée de jaloux, de froids ou de légers auditeurs.

Monsieur de Saint-Longin, orateur perpétuel, ouvre la séance par différentes annonces. Il apprend à l’assemblée :

1o La mort glorieuse de madame de Conbanal (doyenne des vieilles), expirée dans les bras d’un huitième carme, essayé ce jour fatal sur un certain lit électrique[2] dont elle jouissait depuis quelques mois. C’était pour se faire servir sur ce bizarre, mais dangereux autel du plaisir, qu’elle venait de rassembler à sa terre vingt-quatre des plus renforcés ex-moines qu’on avait pu recruter pour elle sur le pavé de Paris, et de la part desquels, grâce à la vivifiante machine, elle avait lieu d’espérer une bien riche récolte de jouissances. Elle venait au contraire d’y trouver la mort ; mais tel est l’esprit de l’ordre que, loin d’accorder un triste regret à ce trépas, à peu près violent, on en témoigna son admiration par un applaudissement bruyant et général.

2o La nouvelle d’un autre deuil fit aussitôt parodie, et fut aussitôt honorée de riants applaudissements. Il s’agissait d’un âne mort enfin de vieillesse. Ce respectable animal appartenait à la petite comtesse de Mottenfeu, à notre prétendue magicienne. Jadis, elle l’avait violé, c’est-à-dire qu’elle en avait arraché les dernières faveurs[3]. Le grison n’était à cette époque qu’un obscur commensal dans l’écurie de certaine marquise, très-amie de la petite comtesse. En vain cette dernière, après sa passade, avait-elle offert de l’âne à bonne fortune un prix fou, jamais la marquise ne voulut le céder. Ces dames furent même longtemps assez en froid à cause de lui. Mais la propriétaire, sur le point de mourir, et désabusée pour lors des vanités de ce monde, légua le baudet à la comtesse. Celle-ci, reconnaissante envers le quadrupède qu’avait anobli son caprice, l’a fait exister de la manière la plus agréable jusqu’au dernier instant, quoique depuis longtemps il ne fût plus bon à rien. La petite folle avait absolument voulu se donner le ridicule de faire mettre feu son âne sur le tapis à la séance que nous décrivons.

3o L’on publia les retraites volontaires de mesdames de Vaginasse, de Confourbu, de la Babinière et de Foutenun. Ces dames, charitablement averties qu’il était question de les déclarer invalides, avaient généreusement envoyé leur démission.

4o On lut des avis par lesquels messieurs de Bondoncourt et de Molengin[4] étaient priés de retirer leurs fonds et leurs personnes, l’ordre féminin ayant témoigné que leur adoption, forcée dans le temps par la faveur, n’avait été justifiée par aucun service agréable, loin de là !

5o On lut une circulaire qui signifiait à messieurs de Fornicault, Baudard (frère du directeur de madame de Montchaud), Loup-garou, Paillardin, Conami et quelques autres, que, malgré leurs talents et le zèle avec lequel l’ordre ne disconvenait pas d’avoir été servi de leur part, on les remboursait[5], et les priait de s’exclure, le parti sans-culotte, qu’ils avaient embrassé dans les troubles, ne permettant pas qu’ils fussent désormais regardés comme frères parmi de vrais Français qui se piquaient du plus pur royalisme. L’orateur fit à ce sujet un court et délicat éloge de dom Ribaudin, cet officier national déjà cité, ce surprenant tapeur qui, sous une forme détestée, déguisait les plus nobles sentiments : “ Ce nouveau frère Jean des Entommeures, ce nouveau père Jean du Compère Mathieu, disait l’orateur, est du petit nombre de ces hommes périlleusement courageux qui se sont mêlés aux ennemis de la cause royale exprès, afin de la mieux servir, afin de découvrir les secrets ressorts de l’infernale machine et de pouvoir combiner avec connaissance de cause les moyens de la briser. „ On apprenait en un mot que dom Ribaudin, lorsqu’il était encore étranger à l’ordre, l’avait prévenu d’un complot affreux, machiné par de perfides membres jacobins, en secret, et andrins la plupart. Ceux-ci, sans doute, avaient eu vent du projet de les retrancher de l’heureuse liste des Aphrodites. Dom Ribaudin soutenait une si belle façon de penser de si puissants moyens de faire honneur à la fraternité, la force de son caractère et de son bras promettait d’ailleurs un appui si solide, qu’il n’est pas étonnant que, malgré son effrayant uniforme, on l’eût d’emblée affilié. C’était à cette faveur qu’il avait dû l’accès libre dont il jouissait déjà dans l’hospice, et le bonheur de faire faire à l’écureuil de la petite sorcière le déjeuner glouton dont nous avons enrichi notre galerie de tableaux lubriques.

6o L’occasion était belle pour prendre en considération le travail du mitigé Culigny, concernant les rétroactifs. Il avait frappé, dans un mémoire plein de force, les abus de cette vicieuse superfétation de l’ordre. Il démontrait que vingt-huit frères, presque tous démocrates, manquant tous d’amabilité, stériles, ne devaient pas être ménagés, quand un nombre vingt fois plus grand (dont le beau sexe outragé faisait partie) était réellement déshonoré par ces vilains[6]. La lecture de cet excellent mémoire dura douze minutes ; il était fortifié de quatre-vingt-quinze signatures provisoires. Toutes les personnes présentes qui n’avaient pas encore signé crièrent unanimement leur approbation. Il fut arrêté, au bruit des applaudissements les plus vifs : 1° Que les vingt-huit excréments de l’ordre seraient remboursés et biffés des registres ; 2° que le local particulièrement affecté à messieurs les jeudis demeurerait fermé jusqu’à nouvel ordre ; que par conséquent le prétendu service fixé par les statuts au jour du grand Jupiter serait suspendu et n’aurait lieu désormais qu’autant que les femmes daigneraient y concourir ; 3° Culigny fut prié de présider à cet objet de police et d’inspecter les frères de ce bord, de même que la grosse présidente de Confessu aurait l’inspection des sœurs, puisque malheureusement il y en avait beaucoup, et même de fort aimables, qui donnaient dans ce travers.

Célestine, à qui convenait encore mieux l’emploi qu’on venait de confier à madame de Confessu[7], ne pouvait en être gratifiée, vu celui bien plus important de première essayeuse, qui l’occupait beaucoup, et dont elle s’acquittait avec la plus grande distinction.

7o Comme lors de la précédente assemblée on avait recueilli les suffrages pour différentes promotions, l’orateur annonça qu’il allait déclarer la grande-maîtresse et le grand-maître donnés à l’ordre, la première par les frères, le second par les sœurs : c’est l’invariable usage. “ Grande-maîtresse, cria-t-il, la belle Eulalie, madame la baronne de Wakifuth, à la majorité de 137 voix contre 26, partagées entre mesdames de Fièremotte et de Bandamoi ; grand-maître tout d’une voix, sans exception,… l’illustre dom Martin-Christophe Ribaudin de la Couleuvrine, ci-devant très-vénérable abbé de l’ordre de Cîteaux, actuellement militaire… „, acheva l’orateur en baissant le ton, comme s’il eût craint de dire une sottise.

Le cas était unique ; Ribaudin était un intrus[8]. Presque coup sur coup affilié, novice, profès, franchissant à grands sauts toutes les barrières dont les grades étaient séparés, tout à coup il se plaçait fièrement sur le trône des Aphrodites ! Quelques prétentieux frères pouvaient bien en murmurer tout bas, mais les sœurs marquaient leur satisfaction avec ivresse. L’élévation de Ribaudin était leur glorieux ouvrage. Certaines actives cabaleuses avaient habilement accaparé les voix : les perfections multipliées du personnage avaient fait le reste. Que ne peut pas, sur l’excessive sensibilité d’un sexe fin appréciateur du mérite, la réunion d’une âme élevée, d’un imperturbable courage et d’une santé rayonnante, joints aux beautés d’une stature gigantesque, carrée, musculeuse, le tout couronné, par l’heureux hasard, d’un boute-joie de dix pouces neuf lignes, brûlant, infatigable, auquel plus des trois quarts des votantes avaient d’avance quelque obligation !

À la suite de cet important travail, il y eut récréation pendant une heure. Je laisse ici libre carrière à l’imagination du lecteur.


Un grand concert rassemble de nouveau les assistants dans la rotonde. Comme on ne peut guère avoir la sensibilité raffinée des organes du plaisir de l’amour sans avoir aussi la passion de la musique, celle-ci fut avidement écoutée. Des frères, des sœurs qui chantaient ou jouaient des instruments avec un talent rival de celui des virtuoses de profession, recueillirent un juste tribut d’admiration et de caresses. Plus d’un éclair lancé de l’orchestre avait allumé des feux qu’il fallut courir éteindre au boudoir.

À neuf heures, réunis encore, on vit l’entrée des couples qui passaient ce jour-là de la classe des affiliés à celle des profès[9]. Zaïre, à son grand étonnement, était du nombre. On l’avait en vain cherchée partout pendant qu’elle était si solitairement occupée avec le commandeur de Lardemotte. Pour ajouter au piquant de la faveur de son adoption impromptu (c’était surtout hors de règle), on n’avait point voulu la prévenir. Mais dès qu’elle avait reparu dans la rotonde, on s’était emparé d’elle, et tout de suite, en lui apprenant la flatteuse promotion, on lui avait imposé le devoir de faire gagner les couronnes[10] au parrain que le sort venait de lui donner en partage. C’était le beau, l’aimable, le surprenant Plantamour[11] ! Pendant trois heures, qui s’écoulèrent pour eux comme les moments d’un agréable songe, l’Adonis, sans aucun tour de force, mérita d’être onze fois couronné. Onze fois : quel honneur et pour lui-même et pour celle qui l’avait secondé si bien !

Le parrain fit aussitôt après son entrée dans le temple, avec une espèce de tiare presque ridicule par sa hauteur, que mesurait de ses regards, encore humides de volupté, Zaïre, involontairement fière de son ouvrage. Le plus décoré à leur suite n’avait pas plus de huit couronnes. C’était le ci-devant abbé de Conaise, dépossédé de ses bénéfices et d’une jolie place à la cour, mais qui se croyait à peu près dédommagé, puisqu’il avait eu le bonheur de percer chez les Aphrodites. Sa marraine était la délicieuse duchesse de Troumutin, la plus vive, la plus folle, la plus magique étrangère qui se soit jamais francisée parmi nous.

Deux couples encore avaient atteint l’ordinaire recommandation des sept couronnes ; on ne les nomme point, ne devant jamais figurer dans cette expirante histoire. Un arrogant capitaine de dragons, en dépit de son beau nom de Boutdefer, n’avait pu gagner que six couronnes dans les bras de la charmante Pinejoie ; celle-ci, distraite, soucieuse, murmure contre le sort qui l’avait si mal partagée. Quant au quadragénaire baron de Fiersec, portant ses cinq couronnes bien juste, il marchait la tête haute, avec une suffisance dont on eût à peine absous l’héroïque Plantamour. Comme la marraine du baron n’était que madame de Chaudevoie, médiocrement jolie, mais archiluxurieuse, et qui, en considération de ses infatigables travaux, était enfin parvenue à l’honneur d’être reçue professe, le fat de Fiersec semblait rejeter sur elle l’exiguïté de ses preuves et dire aux gens : “ Je n’ai pas voulu me donner la peine d’en faire plus. „

Un étrange et risible événement avait fait demeurer en arrière un sixième couple, qu’on s’étonna d’abord de ne point revoir. Deux désignés qui s’étaient accrochés avec la plus vive ardeur venaient d’amasser quatre couronnes. Ils n’avaient pas encore l’avantage de se connaître. S’étant, par malheur, interrogés pendant un entr’acte, il se découvre que l’un est le neveu, l’autre la veuve d’un opulent avare mort en lui laissant un testament équivoque qui met les gens dont nous parlons dans le cas de soutenir un procès très-animé pour la succession. Soudain la haine glace chez eux le désir et les rallume de fureur. Ils se séparent après une longue kyrielle de reproches, d’injures et de menaces. Cette rixe ayant causé quelque embarras, madame Durut, de peur que les projets pour ce jour de plaisir n’en souffrissent, avait pris sur elle de renvoyer de l’hospice les scandaleux plaideurs ; ils dérogeaient aux qualités requises : le parfait désintéressement et l’union des cœurs jurée, dès qu’on avait ensemble les plus légers rapports d’Aphrodites.

Les choses s’étaient bien différemment passées entre les futurs grand-maître et grande-maîtresse qui ne s’étaient aussi jamais vus. On les avait mis, sans affectation, ensemble pour tout le temps de la séance, où ils ne devaient ni entendre parler d’eux, ni gêner par leur présence l’impression que leur exaltation déclarée pouvait causer parmi les assistants. Ribaudin, qui, non plus qu’Eulalie, n’était pas grand causeur, avait préféré le mettre et le remettre sans cesse à cette rare beauté. Quand on vint les rappeler, ils en étaient, sans y avoir mis de prétention, à leur douzième passade. On eut quelque peine à les faire revenir sitôt dans la rotonde, éprouvant mutuellement qu’ils auraient bien encore quelque chose à se dire.

Cependant notre Samson ne fut pas fâché, dans sa position imprévue, de sentir qu’il lui restait encore une petite portion de sa poudre à tirer, puisqu’il se voyait salué par cinq nouvelles professes auxquelles il croyait devoir une accolade plus galante que le simple baiser[12] d’obligation. L’indomptable les eut toutes, à commencer par la brûlante Zaïre, qui, par parenthèse, ne s’en était pas mal donné ce jour-là.

Ribaudin trouva cette jouissance, quoique enfantine, si hors de pair, qu’en lui décochant le jet de son onction si embrasante il la nomma, selon son droit, seconde assistante, ayant déjà disposé de la première place in petto.

De son côté, la grande-maîtresse n’avait pas plus d’envie de faire les choses mesquinement. Elle s’était donc retirée dans un boudoir pour y recevoir l’hommage d’étiquette que lui devaient les nouveaux profès : s’ils tenaient de ne pas se borner à la stricte règle, elle les attendait de pied ferme…

Plantamour, l’admirable Plantamour, qui n’avait jamais eu la félicité de posséder notre divine Eulalie, ne reçut pas l’éclair de son baiser sans se sentir soudain renaître ; il la renversa pétulamment sur la fouteuse[13] et la servit encore en homme capable de gagner bien des couronnes. Son prétendu devoir accompli, le fortuné profès refusa de se retirer, mais il se cacha, jurant que si ses collègues manquaient à s’acquitter de même qu’il venait de le faire, il payerait pour tous. L’excellente Eulalie sourit de ce défi, bien loin de s’en offenser.

Chaque couronné parut à son tour ; aucun n’osa franchir les bornes de la stérile étiquette. À mesure que l’un de ces écloppés se retirait, le fougueux Plantamour s’élançait hors de sa retraite et dédommageait l’honorable baronne. Le seul Fiersec eut l’audace de tenter un effort… Mais ce présomptueux échoua d’autant plus désagréablement, que, comme il abusait un peu de l’excessive complaisance de la grande-maîtresse, celle-ci vint à lui dire : “ Eh ! monsieur, qui vous en priait ? „ À ce trait, le niché Plantamour ne put réprimer un fol éclat de rire, dont Fiersec fut, pour le coup, tout à fait nullifié. Dans sa mauvaise humeur, il articula faiblement quelques expressions un peu légères ; mais Plantamour avait bien un autre souci c’était de venger à l’instant la céleste Eulalie. Sans tenir compte du mortifié baron, il vint, à sa barbe, brûler un encens réel et copieux sur le charmant autel que l’avantageux n’avait enfumé qu’à peine. Ce dernier ne jugea pas à propos d’attendre la fin de la réparation. Eulalie, enfin seule avec l’étonnant Plantamour, se mit, contre son usage, en frais d’éloges, et lui fit compliment pour payer si bien de la sorte, à vue, les dettes de tout le monde. “ Il s’agirait, lui dit-il galamment, d’acquitter avec vous l’univers, qu’un seul de vos regards me mettrait en état d’y suffire ! „ Un baiser d’Eulalie et quelques moelleux mouvements dont elle était, comme on sait, singulièrement avare, furent la récompense de ces douceurs.

La grande-maîtresse enfin, inspirée de même que l’avait été le reconnaissant grand-maître, nomme Plantamour son premier assistant[14], en consommant avec lui le dernier de leurs brûlants sacrifices. Elle voulut encore ajouter à son bienfait une riche épingle de col, que l’heureux Plantamour, n’ayant pu refuser malgré sa résistance, jura du moins de porter le reste de sa vie pour l’amour de celle qu’il faisait le vœu d’adorer jusqu’au dernier soupir.

Un banquet somptueux, et surtout exquis, rappela de nouveau dans la rotonde les frères et sœurs[15] et occupa jusqu’à deux heures du matin, moment fixé pour le dénoûment des mystifications du baronet et pour la résurrection prétendue de son adorée Zéphirine.


  1. Messieurs les étrangers sont prévenus que les Quarante veulent dire l’Académie française, à qui trop souvent le beau sexe et les aimables étourdis manquent de respect dans leur auguste sanctuaire.
  2. Imitation en petit du fameux lit du docteur Graham dont parle, presque dès le début, certaine édition de la Chronique scandaleuse. Que n’est-elle toute composée d’articles aussi intéressants !
  3. Permets, ô grand Voltaire ! que pour un moment ce galimatias prenne par le bras ton intrépide Pucelle, afin de résister au choc redoutable du courroux des rigoristes et des Zoïles. Ce difficile arrangement de la comtesse avec le baudet est décrit à la fin de la première partie du Diable au corps. On renvoie donc, pour les détails, à cet ouvrage.
  4. Frère cadet du vicomte cité dans le Diable au corps : il chassait de race.
  5. Chaque membre, lors de sa réception, faisait à l’ordre un don selon sa fortune. Il déposait en outre dix mille livres pour lui-même, et cinq mille pour la dame, car les dames ne payaient rien. L’ordre tenait compte de l’intérêt de ces fonds sur le pied de cinq pour cent. Ce revenu demeurait à la caisse, au compte de la dépense de chacun. L’ordre héritait de ces capitaux, à moins qu’il n’eût rejeté quelqu’un de ces espèces d’actionnaires, que pour lors il remboursait exactement de dix mille livres. Le contingent féminin n’était jamais rendu.
  6. Au manuscrit il y avait : Villettes : on a cru devoir rectifier cette erreur. (Le Correcteur d’épreuves)
  7. Chacun des trois enfants qu’avait faits madame la comtesse avait failli lui coûter la vie. Ses deux meilleures amies sages, susceptibles d’un grand amour, avaient péri de la vérole, après avoir favorisé deux héros de roman contre lesquels elle avait fait, pendant six jours, la plus vertueuse résistance. On peut à moins se frapper l’imagination. Madame de Confessu jura qu’on ne lui ferait plus d’enfant. Mais à tout hasard elle céda, par amour-propre, aux jeudis, ensorcelés pour elle à cause d’une mappemonde unique, dont la Vénus Callipyge elle-même aurait pu concevoir du dépit.
  8. Et dans la prélature aussi, car il était né de parents très-obscurs et n’eût été toute sa vie qu’un moinillon, sans les prodigieux titres de noblesse naturelle dont le bizarre destin l’avait gratifié.
  9. On affiliait un à un, mais on n’engageait jamais que deux à deux. Chaque individu d’un couple de profès était respectivement pendant un an parrain et marraine. Des soins approchant de ceux du sigisbéisme d’Italie étaient attachés à cette particulière affinité.
  10. Il était de règle que pendant trois heures, entre parrain et marraine, on fit ce qu’on pouvait ! Le nombre des couronnes rendait compte de ce qui s’était passé. On avait une assez mince opinion du nouveau profès qui n’était pas sept fois couronné. Qui n’avait pu atteindre la cinquième couronne était remis ; ce nombre était de rigueur. Après un second essai de même malheureux, le frère était exclu de la profession et restait désormais simple affilié. Nul moyen de fraude : un incorruptible dignitaire, à portée, ne délivrait chaque couronne qu’après s’être bien assuré qu’on venait de la gagner légitimement.
  11. Voyez ce qui est dit de lui aux deux dernières pages du numéro 4.
  12. Il était commun aux deux sexes sur les yeux et la bouche. Ensuite chaque profès baisait les boutons du sein de la grande-maîtresse, et, ployant les genoux, rendait plus bas le même hommage. Ce dernier baiser était dévolu seul au grand-maître qui, pour épargner aux dames l’humilité de la génuflexion, s’élevait volontiers à leur portée. On conçoit qu’en pareil cas la galanterie du particulier peut se piquer d’acquitter par quelque agréable supplément la dette du dignitaire.
  13. On se souvient que c’est un meuble de boudoir.
  14. Le grand-maître avait deux assistantes ; la grandemaîtresse deux assistants. Ces quatre dignitaires étaient les seconds personnages de l’ordre et jouissaient de bien des prérogatives dont il n’est plus temps d’entretenir nos lecteurs.
  15. On observera qu’indépendamment des préliminaires voluptueux auxquels les simples déclarations des promus donnaient lieu, il y avait encore à leur sujet, lors de l’entrée en exercice, une assemblée bien autrement solennelle. Elle était fixée au premier vendredi de mai. C’est alors seulement que les dignitaires de l’année courante cessaient leurs fonctions et rentraient dans la foule. Cependant ils conservaient, avec quelques attributions flatteuses, le cygne d’émail, entouré d’une couronne imitant le myrte mêlé de roses, décoration qui se portait avec un ruban vert liséré de ponceau, par les retirés en petit ordre ; par les dignitaires effectifs, au col ; par les seuls grand-maître et grande-maîtresse, en grand cordon. Ces derniers, exclusivement, étaient ornés encore : la grande-maîtresse, du signe de la planète de Vénus, brodé en argent sur un fond de satin ou paillon vert clair ; le grand-maître, du signe de la planète de Mars, brodé sur un fond de satin ou paillon ponceau. Autour de ces deux plaques, d’ailleurs égales, brillait une riche auréole à huit pointes de rayons de diamants, de rubis et d’émeraudes, placée sur le cœur. Le bijou d’ordre de la grande-maîtresse et celui du grand-maître étaient aussi les seuls enrichis.