Les Armes à feu au XIXe siècle/01

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LES
ARMES A FEU
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

I.
LA POUDRE ET LES ARMES PORTATIVES.



Les armes à feu douées à la fois d’une grande portée et d’une extrême précision sont des produits de l’industrie et de la science modernes. Malgré une origine si récente, le nom de ces armes est assez populaire en France, grâce aux chasseurs de Vincennes, qui, pourvus dès leur organisation de carabines rayées, ont figuré avec éclat dans tous les combats livrés depuis quinze ans par l’armée française[1]. Quant aux effets réels des armes carabinées[2], le public n’est qu’imparfaitement renseigné encore, et le principe en vertu duquel ces armes possèdent une supériorité incontestable est souvent assez mal connu, même des militaires chargés d’en diriger l’application. Aussi surprendrait-on bien des personnes en leur apprenant que ces carabines des chasseurs, auxquelles nos mémorables combats de la Crimée avaient donné une consécration qui semblait définitive, ont cédé récemment la prééminence à d’autres plus parfaites. À l’égard de l’artillerie, on se trouve moins instruit encore : quelques rapports propagés par la presse quotidienne et venus de l’autre côté du détroit ont bien parlé de canons d’une invention nouvelle, dont la portée et la justesse dépassent les exigences des imaginations les plus aventureuses ; mais au milieu de ces récits contradictoires il est fort difficile de découvrir ce qu’il y a d’exact, et des raisons plausibles peuvent faire douter que les améliorations apportées déjà au fusil soient applicables à des armes d’un très gros calibre, lançant des projectiles d’un genre tout différent. La question que soulèvent les nouvelles armes peut donc offrir quelque intérêt, quelque nouveauté même, à cause du soin jaloux avec lequel les gouvernemens européens, à l’envi l’un de l’autre, après avoir poursuivi le perfectionnement des armes à feu, se sont réservé, autant qu’il était en leur pouvoir, le secret de leurs découvertes. Un tel secret ne peut toutefois se soustraire longtemps aux investigations des personnes qui ont intérêt à le pénétrer ; le premier combat d’ailleurs doit l’exposer au grand jour, et c’est ce qui est arrivé lors de la guerre d’Italie. Aujourd’hui même toutes les nations européennes s’occupent de réformer l’armement de leurs troupes. Les dernières venues ont profité du labeur de celles qui les ont précédées dans cette œuvre immense, et c’est ce qui explique comment, malgré des différences de détail, presque toutes ont obtenu des résultats à peu près égaux.

Le moment semble donc opportun pour exposer la transformation radicale opérée depuis quelques années dans les armes portatives, et en cours d’exécution dans l’artillerie. Une semblable étude exige quelques développemens un peu abstraits, que l’importance d’un sujet si intéressant pour la sécurité du pays fera peut-être excuser. Qui a terre a guerre ; les peuples ne sauraient, non plus que les particuliers, se soustraire à cette loi fatale. Il faut donc quelquefois se résigner à la guerre, et le meilleur moyen d’éviter les maux qu’elle traîne à sa suite est souvent de les faire redouter à ses adversaires. Cette maxime est trop en honneur chez nos voisins pour que nous ne la pratiquions pas un peu nous-mêmes.


I. — LA POUDRE.

On peut dire que l’Europe ne possède que depuis sept siècles environ cet agent de destruction, connu de temps immémorial dans l’extrême Orient, car c’est à cette époque seulement que l’on y trouve mentionnée une composition analogue à celle dont nous nous servons aujourd’hui ; mais plus anciennement on faisait déjà usage de divers mélanges inflammables désignés sous le nom générique de feu grégeois, et nos anciens annalistes nous ont transmis à ce sujet des détails où le réel se mêle au fantastique, de manière à exciter la surprise de la postérité. Les récits du sire de Joinville nous apprennent que le feu grégeois était fort employé par les Grecs et les musulmans, et quel effroi cette matière aux propriétés étranges inspirait aux Occidentaux. C’était donc une préparation fort connue, et il est assez naturel de croire que quelque curieux érudit, comme le moine Berthold Schwartz ou le savant Roger Bacon, en étudiant les propriétés qui la rendaient si terrible à la guerre, aura fait la prétendue découverte de la poudre à canon. Une telle invention d’ailleurs ne pouvait venir que de l’Orient, car l’ouest de l’Europe ne produisait pas alors et n’a même produit que dans des temps beaucoup plus rapprochés de nous l’élément le plus important d’une telle composition. La poudre, on le sait, n’est autre chose qu’un mélange intime de charbon, de soufre et de salpêtre, mais ces corps ne sauraient être réunis au hasard ; on observe dans un tel mélange des proportions régulières, et le dernier des trois y entre en beaucoup plus grande quantité que les deux autres. Or le salpêtre, il n’y a pas bien longtemps, nous était fourni en totalité par le commerce de l’Inde et de l’Égypte, pays où on le récolte en profusion. Sous le soleil brûlant de l’Inde, on le voit même apparaître, en cristallisations nacrées, à la surface du sol, dans tous les endroits bas et humides. En présence de la production abondante d’une matière aussi facile à recueillir, il paraissait à jamais inutile de chercher à se pourvoir ailleurs ; mais lorsqu’à la révolution les mers nous furent fermées, on sentit durement la privation de cet instrument indispensable des guerres modernes. C’était l’époque des prodiges, on en demanda un à la science, et les chimistes répondirent à l’appel. Il fallait trouver du salpêtre sur le sol de la patrie ; ils en trouvèrent, et depuis cette époque l’art du salpétrier, créé pour satisfaire à un besoin impérieux, est resté l’une des branches les plus florissantes de l’industrie nationale. On savait déjà que les vieux plâtras et les mortiers de démolition, ceux surtout provenant des étables ou des étages inférieurs des maisons habitées, recelaient de faibles quantités de ce sel. Comment s’y était-il introduit ? On l’ignorait encore, et l’on ne s’en préoccupa même pas à cette époque ; on imagina seulement un très habile procédé de lessivage, vrai chef-d’œuvre d’économie industrielle, qui permettait d’extraire à bas prix les dernières parcelles du précieux ingrédient. Depuis ce moment, non-seulement la production française a pu lutter avec avantage contre l’importation du salpêtre étranger, mais lorsqu’on se sert de ce dernier, le raffinage nécessaire pour le purifier s’opère toujours en France par des procédés portés à un haut degré de perfection, et que l’on a cherché à imiter avec plus ou moins de bonheur dans les autres pays. Pour faire une concurrence dangereuse à nos industriels, il a fallu la découverte, dans l’Amérique centrale, d’un banc de plusieurs lieues d’étendue d’un produit naturel presque pur.

Dans quelques pays du nord seulement, où un climat plus rude est moins favorable sans doute à l’absorption par les plâtras des matières azotées nécessaires à la formation du salpêtre, on a combiné des artifices plus ingénieux encore. D’après les conseils du célèbre chimiste Berzélius, les Suédois construisent dans les terrains de pacage des murettes ou clôtures d’un mortier mêlé de fiente de mouton. Ces abris utiles aux troupeaux sont démolis après deux ou trois ans, et les débris lessivés donnent un produit assez avantageux pour acquitter une contribution que le gouvernement exige en nature, afin d’encourager une industrie sans laquelle une guerre maritime pourrait lui causer de graves embarras. C’est un résultat singulier, mais indubitable, d’une expérience prolongée, que le contact de matières animales en décomposition avec les cendres ou les mortiers suffit pour donner naissance au salpêtre, le nitrate de potasse des chimistes. Ne se forme-t-il que dans de telles conditions ? Après avoir longtemps dit oui, la science hésite maintenant. Des météorologistes ont trouvé dans l’eau de pluie, surtout dans celle qui tombe au commencement des orages, de faibles quantités d’acide nitrique, l’un des principes constitutifs du salpêtre. Suivant Arago, cette observation devait mettre sur la trace des réactions qui produisent ce corps singulier que nous voyons naître journellement sous nos yeux sans pouvoir en découvrir la cause. L’esprit ingénieux du savant était frappé de cet effet de la foudre élaborant dans les hautes régions de l’air cette autre foudre asservie aux volontés, aux passions et aux vengeances des hommes. Quoi qu’il en soit de cette origine céleste, ce n’est qu’après avoir subi des préparations toutes terrestres que le salpêtre peut être employé dans nos usines. Il faut un raffinage très complet pour le débarrasser des moindres traces de matières étrangères susceptibles d’altérer la qualité de la poudre en attirant l’humidité de l’air, et cette condition est même des plus impérieuses, car, sans une grande siccité et une composition constante, on ne saurait compter sur une action énergique et régulière, non plus que sur la précision des effets.

Le soufre n’exige pas, comme le salpêtre, les soins d’une fabrication minutieuse, mais on ne saurait se le procurer dans notre pays à l’état de nature. C’est une production spéciale aux terres volcaniques, et le privilège d’en fournir le reste du monde n’est qu’une faible compensation des malheurs dont le feu souterrain les menace sans cesse. Le sol de la triste Islande est couvert de soufre, et le sud de l’Italie, qui de tout temps a été en possession d’en approvisionner l’Europe, le présente à un tel état de pureté qu’il suffit d’une simple fusion pour écarter les matières terreuses qui l’accompagnent. À toutes les époques de guerres, de guerres maritimes surtout, cette nécessité de se procurer le soufre au dehors a été pour le gouvernement français une cause de sérieuses préoccupations. Ces soucis des hommes d’état ne pourraient que s’accroître aujourd’hui, car l’agriculture trouve dans ce produit des volcans le remède le plus efficace à des maux combattus en vain par tout autre moyen, et l’industrie augmente chaque année par millions de kilogrammes la consommation des corps sulfurés. On a souvent tenté d’extraire le soufre du plâtre ou de l’un des nombreux minéraux où il existe à l’état de combinaison, mais il est douteux que l’on y parvienne jamais, dans des conditions industrielles du moins. Toutefois les chimistes n’ont pas entièrement perdu leurs efforts ; s’ils n’ont pu obtenir le soufre à l’état de nature, ils ont réussi à préparer l’acide sulfurique et la série entière de ses autres composés, ce qui serait d’un très grand secours si les sources d’où nous tirons cet utile métalloïde venaient pour un temps à se tarir.

Le dernier des trois corps dont le mélange constitue la poudre, le charbon, s’il est de beaucoup le plus commun, est aussi celui dont la qualité a le plus d’influence sur la valeur du produit. Aussi le choix est-il ici l’objet d’une attention toute particulière. Il faut que le charbon donne aussi peu de cendre que possible, la cendre est inerte. Il faut qu’il soit léger et poreux, car le charbon très divisé a la singulière propriété de condenser dans ses pores des quantités énormes de gaz, et lorsqu’ils se dégagent, il en résulte une force qui s’ajoute à celle des produits de la combustion. On recherche donc, pour faire ce charbon, des baguettes de bois blanc dépouillées de leur écorce, tels que l’osier, le saule, le coudrier, ces charmans arbustes qui décorent les rives de nos ruisseaux. En France, on donne la préférence à la bourdaine, dont l’emploi est presque exclusif. Les chènevottes, si l’on pouvait s’en procurer aisément des quantités suffisantes, seraient encore meilleures, et on les réserve pour quelques poudres d’élite. La carbonisation exige plus de soins encore que le choix du bois ; aussi est-elle dirigée de manière à obtenir des propriétés très absorbantes. Dans les poudreries françaises, cet art a été poussé très loin, et l’on a vu des charbons condenser l’air atmosphérique avec une rapidité et une production de chaleur si grandes qu’il en résultait une combustion spontanée. C’était dépasser le but. Pour approcher sans péril de cette perfection dangereuse, la carbonisation se fait dans des vases clos où l’on est maître d’en mieux diriger la marche, et l’on a reconnu qu’il fallait la conduire lentement en augmentant progressivement la chaleur sans jamais atteindre la température rouge. Le bois ainsi distillé donne de 25 à 35 pour 100 de son poids d’un charbon léger, roussâtre, riche en hydrogène et en autres gaz produits pendant l’opération ; il ne reste plus qu’à le conserver dans des endroits très secs, ou mieux à retarder le moins possible les transformations qui l’attendent.

Lorsque l’on approche de l’une des usines où ces matières premières sont mises en œuvre, rien ne décèle aux regards l’importance de l’établissement que l’on va visiter. Point de vastes constructions, point de ces gigantesques cheminées qui partout signalent comme des phares la présence des manufactures. Çà et là, dispersées au milieu d’une prairie, on aperçoit à peine quelques frêles baraques recouvertes d’une toiture si légère qu’elle ne paraît pas pouvoir abriter la mince clôture sur laquelle elle repose sans y être attachée. De faibles portes, où il n’entre pas un clou, ne sont retenues que par des pentures de cuivre ou même de grosse peau, car partout le fer est sévèrement proscrit ; tout est combiné pour opposer la moindre résistance possible à l’hôte dangereux de ces lieux, s’il lui plaisait de s’échapper. On n’entend pas le bruit d’une multitude affairée, la poudrerie n’emploie qu’un petit nombre d’ouvriers cheminant sans bruit avec leurs chaussons de lisières, et les tonneliers même, chargés de l’embarillage, semblent n’avoir que des maillets de cuir, tant ils s’en servent avec ménagement ; partout règnent le calme et un silence troublé seulement par le bruit d’une roue hydraulique faisant mouvoir les jeux de pilons pour frapper à coups redoublés la pâte molle et humide qui sera tout à l’heure ce bruyant engin de mort nommé la poudre à canon.

Les actes successifs de la fabrication doivent être séparés avec le plus grand soin ; c’est là une règle de prudence qui ne serait pas impunément violée, et c’est pourquoi les constructions se composent d’une multitude de petits chalets isolés. Pour le même motif aussi, les manipulations ne portent jamais que sur des quantités assez faibles, et d’autant plus petites qu’elles sont plus dangereuses. La première opération qui suit l’arrivée des matières premières est une trituration énergique, destinée à les réduire en poudre impalpable. On emploie à cet effet des tonnes qui tournent autour de leur axe, et où l’on enferme une forte proportion de billes de bronze à peine plus grosses que les billes de pierre qui servent aux jeux des écoliers. Jadis chaque corps était pulvérisé à part ; mais depuis les derniers perfectionnemens apportés à la préparation du charbon, l’inflammation spontanée sous l’influence du frottement et du choc des billes est devenue très menaçante. Pour conjurer ce danger, on a pris le parti de réunir le charbon au soufre ; ce dernier, étant moins susceptible de s’échauffer, suffit par sa présence pour éloigner toute éventualité fâcheuse. Quant au salpêtre, il doit de toute rigueur être réduit en poudre séparément, car, réuni au soufre ou au charbon, il peut acquérir des propriétés explosives.

Les proportions du mélange de ces trois élémens n’ont pas beaucoup varié depuis l’invention de la poudre à canon. Après avoir souvent tenté de les modifier, on s’est toujours rapproché du dosage des anciens artificiers, qui prescrivaient de prendre des poids égaux de soufre et de charbon et six fois autant de salpêtre. L’analyse chimique fait voir en effet que ces quantités peuvent donner, avec une combustion complète, le plus grand volume possible de produits gazeux. Il y aurait cependant à ce sujet quelque réserve à faire : dans la pratique et dans le laboratoire, l’expérience a prouvé qu’il y avait quelque avantage, pour les poudres de chasse fines, à réduire un peu le soufre au profit des deux autres élémens ; les armes alors s’encrassent moins vite. Pour les poudres de mine au contraire, une plus faible proportion de salpêtre rend la combustion moins active ; les débris de roc ne sont pas projetés aussi loin, mais l’effet de dislocation est bien plus grand. Le mineur peut aussi obtenir ce résultat, et même le faire varier suivant son désir, en ajoutant à la poudre ordinaire de la sciure de bois ou d’autres matières inertes. On évite ainsi la préparation d’une poudre spéciale pour le service des mines et l’exploitation des carrières.

Le simple mélange à la main du soufre, du charbon et du salpêtre réduits en poudre très fine pourrait suffire à la rigueur ; mais le résultat d’un tel mélange aurait une valeur trop incertaine, et dans les transports les trois corps, inégalement pesans, ne tarderaient pas à se séparer par couches. Le moyen le plus anciennement pratiqué pour rendre l’union plus intime est un battage vigoureux continué au moins pendant dix ou douze heures. Ce battage s’opère sur des quantités d’une dizaine de kilogrammes seulement, placées dans des mortiers de bronze et soumises à l’action de pilons de bois dur ; une faible quantité d’eau, renouvelée à mesure qu’elle s’évapore, a pour objet de réduire la masse en une pâte compacte et homogène. Le seul inconvénient de ce procédé est une extrême lenteur, et dans les momens de presse il faut se résoudre à réduire la durée du battage ou forcer les poids. Alors aussi on a essayé l’emploi de tonnes munies de billes, comme celles qui servent à la trituration, ou de petites meules roulant sur une table de marbre, afin d’agir sur des quantités s’élevant à une cinquantaine de kilogrammes ; mais ces procédés révolutionnaires ne donnent que des poudres de qualité inférieure, et ils ont toujours été abandonnés dès que les circonstances l’ont permis. Il est bien prouvé aujourd’hui que la poudre doit offrir une certaine compacité pour rester énergique sans être brisante.

En Angleterre, où la fabrication est livrée en grande partie à l’industrie privée, plus familiarisée que partout ailleurs avec l’emploi des machines, plusieurs poudriers ont adopté l’usage de grandes meules verticales, même de presses très puissantes, pour augmenter la consistance trop faible obtenue par l’action des tonnes ou par un battage trop rapide. Peut-être est-ce faute d’une surveillance suffisante, mais ils n’ont pas toujours obtenu ainsi des résultats très réguliers. Leurs poudres ont été quelquefois inférieures à celles des pilons ; plus fréquemment elles ont manifesté des propriétés brisantes, et pourtant il n’est pas douteux qu’il n’y ait dans l’emploi combiné des tonnes et des presses le germe d’une réforme économique dans la fabrication. Dans tous les cas, et de quelque manière qu’il se fasse, le battage est une opération des plus dangereuses. Aussi les règlemens prescrivent en France qu’il ait lieu hors de la présence des ouvriers ; les meules ou les pilons ne sont mis en mouvement que lorsqu’ils se sont retirés, et ils s’arrêtent encore quand d’heure en heure les ouvriers reviennent surveiller la marche de l’opération, renouveler l’eau évaporée, détacher avec des couteaux de bois les portions de galette qui s’amassent sur les bords, et s’assurer que toutes les chances défavorables ont été écartées.

Après l’action du battage, la pâte se présente sous la forme d’une galette homogène, assez sèche pour ne pas adhérer aux doigts, et dont les fragmens doivent être soumis à l’opération délicate du grenage. Cette opération est d’une importance extrême, et on ne l’a jamais négligée depuis le XVIe siècle, c’est-à-dire depuis l’époque où l’usage de la poudre a pris une certaine extension. Auparavant on se contentait d’employer la galette écrasée à l’état de pulvérin, ou de poussière douce comme de la farine, suivant l’expression des vieux auteurs ; mais une observation attentive fit apercevoir qu’alors la combustion se faisait mal, et que trois parties de pulvérin produisaient à peine le même effet qu’une partie de poudre grenée. La raison en est simple : cette dernière, ayant une composition plus égale et une densité plus grande, doit brûler plus vite, et cet effet s’augmente par la flamme, qui s’insinue dans les interstices et communique la faculté explosive à un grand nombre de grains à la fois. Le pulvérin au contraire se consume par couches et inégalement ; aussi depuis longtemps en a-t-on abandonné l’emploi. Pour grener la poudre avec célérité et faire en même temps le triage des grains de diverses grosseurs, les fragmens de galette sont placés dans un crible balancé par un moteur hydraulique et soumis à la pression d’un plateau de bois dur ; tous les grains qui passent à travers les jours sont recueillis sur une série de toiles métalliques à mailles de plus en plus étroites, et dont la dernière sépare une poussière qui repasse au battage. Les grains les plus fins sont destinés aux mousquets, les autres aux bouches à feu, car presque partout l’usage a prévalu de préférer pour celles-ci une poudre plus grosse, dont l’action sur les parois est moins destructive.

Après le grenage, il ne reste plus, pour compléter la fabrication, qu’à sécher et à lisser la poudre obtenue. Autrefois le séchage se faisait au soleil, et l’on était à la merci de la saison et des intempéries ; maintenant un courant d’air chaud est lancé sur la poudre, répandue en couches minces, et malgré l’intervention obligée du feu, qu’il est aisé d’ailleurs d’éloigner beaucoup, ce nouveau procédé de séchage n’est pas plus dangereux que l’ancien, il l’est même moins peut-être, la durée étant plus courte. À cet état, la poudre est achevée ; mais au moindre déplacement les grains irréguliers donneraient, par le frottement, une assez grande quantité de poussier qui nuirait à la force de la poudre. Le lissage remédie à cet inconvénient ; il s’opère dans des tonneaux traversés par quelques barres de bois dur, qui tournent avec lenteur sur elles-mêmes. Le frottement des grains les uns sur les autres en fait disparaître les aspérités, et en rend la surface tellement dure et polie que si une poudre était trop lissée, elle ne prendrait feu qu’à grand’peine. La poudre lissée devient aussi bien moins accessible aux effets de l’humidité. C’est encore le lissage qui donne aux poudres de chasse leur apparence nette et brillante. Une raison d’économie le fait peut-être trop négliger dans les poudres de guerre françaises, et elles contiennent souvent une assez forte proportion de poussier. En Russie et en Autriche au contraire, les maîtres poudriers font le lissage avec un soin extrême, qui donne à leurs produits une apparence fort belle, mais quelquefois trompeuse, car la poudre à mousquet française, malgré un extérieur peu brillant, a une régularité de composition et de fabrication qui lui assigne le premier rang parmi les poudres de guerre. Enfermée dans des magasins très secs, elle est susceptible d’une conservation presque indéfinie. On a soumis à de curieuses expériences des poudres françaises datant de près d’un siècle et demi, dont la qualité égalait celles des poudres récentes. N’est-il pas singulier qu’une aussi longue durée soit le partage d’un corps dont l’existence paraît si éphémère ? C’est surtout à la granulation et au lissage qu’un tel résultat est dû.

La poudre est inaltérable à la température ordinaire, elle ne brûle même qu’à la chaleur rouge ou au contact d’un corps porté à cette haute température. Ainsi il serait possible, en la chauffant lentement, de la décomposer sans produire une destruction violente. L’expérience en a été faite : le soufre a fondu d’abord et s’est volatilisé ; le charbon, resté seul avec le nitrate de potasse, s’est emparé peu à peu d’une partie de l’oxygène qu’il contient, et en forçant le feu, on a liquéfié sans explosion un mélange de salpêtre et de potasse carbonatée. Voilà certes un résultat inattendu pour quiconque sait avec quelle facilité ce dangereux produit s’enflamme et éclate, soit à l’air, soit même sous l’eau, car la poudre renferme en elle-même tous les élémens de sa combustion, et elle n’emprunte rien à l’atmosphère. C’est sur cette propriété que repose le principe des mines sous-marines dont tout le monde a entendu parler, et c’est un fait que chacun peut aisément vérifier ; en ayant le soin toutefois d’éviter que la poudre soit en contact direct avec l’eau : dès qu’elle est mouillée, elle ne prend plus, et se détériore promptement. Mais si de telles propriétés sont remarquables, celle qui frappe surtout au premier abord, c’est la rapidité extrême de l’inflammation de la poudre, rapidité si grande qu’elle est devenue proverbiale. Il s’en faut cependant que la combustion soit, comme elle le paraît, instantanée : elle exige un temps appréciable, qui a pu être mesuré dans quelques circonstances. On sait qu’il varie avec les caractères physiques de cet agent et avec les conditions où il est placé. Des grains de dimension ordinaire, rangés en file de manière à se toucher, ne brûleraient pas avec une vitesse de plus de 25 centimètres par seconde, et encore à la condition d’être bien secs, car la moindre humidité augmenterait beaucoup cette durée. Si la poudre était enfermée dans un tube et tant soit peu tassée, la combustion serait bien plus prompte, sans pourtant être jamais ni instantanée ni même totale, quelle que soit la longueur des armes. Ce dernier fait est facile à vérifier : il suffit de tirer un coup de fusil ou de pistolet au-dessus d’un drap blanc, sur lequel on recueillera toujours un certain nombre de grains intacts, sans compter ceux qui n’ont achevé de brûler qu’après être sortis du tube. On le pressent tout de suite, la puissance des projectiles doit augmenter avec la longueur des armes, qui favorise une combustion plus complète. L’expérience confirme cette prévision, pourvu que les armes n’atteignent pas des dimensions exagérées, où le frottement des projectiles se développerait d’une manière fâcheuse.

La vitesse de la combustion de la poudre est intéressante à déterminer, surtout dans les espaces fermés, car de là dépend l’épaisseur qu’il convient de donner aux parois des armes à feu. La force d’expansion des gaz est immense, les machines à vapeur nous l’apprennent chaque jour, et cependant rien de ce qui s’y passe ne saurait donner une idée de la puissance de la poudre, si elle brûlait instantanément, et de l’action qu’elle exercerait sur les tubes où l’on prétend l’enfermer. Nuls moyens humains ne sauraient lui résister, c’est ce qui résulte de plus clair des tentatives que l’on a faites pour mesurer l’effort des gaz qui en proviennent. Ils ne paraissent d’ailleurs constans ni dans leur nature ni dans leur quantité, lorsque la température à laquelle ils se forment vient à varier, car il n’a jamais été possible d’obtenir deux fois de suite des conditions d’expérience identiques et des résultats concordans. Les savans qui ont fait ces recherches ont reconnu que la poudre tassée donnait de deux cents à six cents fois son volume de gaz permanens[3], ramenés à la température ordinaire. De ce seul chef, il y aurait donc une pression de deux cents à six cents atmosphères[4] ; mais on serait bien loin de compte, si l’on prétendait limiter à ce chiffre la puissance de la poudre. La chaleur développée par la combustion est extrême, et elle augmente le volume des gaz de 1/267 pour chaque degré du thermomètre. Il se forme en outre de la vapeur d’eau en quantité variable selon l’état de siccité de la matière et la portion d’hydrogène recelée dans les pores du charbon. Quelques-uns des corps solides qui résultent de la combustion sont aussi volatilisés à cette haute température. Un savant chimiste allemand, M. Bunsen, a estimé la chaleur produite par l’inflammation de la poudre dans certains cas à 3,000 degrés, et le volume des gaz à plus de 4,000 fois celui dans lequel ils étaient enfermés quelques instans auparavant. Le comte de Rumford, qui avant lui s’était aussi occupé de cette question, avait trouvé des chiffres encore plus considérables[5] ; mais on ne saurait accepter ces évaluations même comme des résultats voisins de la vérité, car on ignore complètement si les lois connues de la pression des gaz et des vapeurs s’appliquent encore avec une parfaite exactitude dans des conditions si éloignées de celles où elles ont été observées. Tout ce qu’il est possible d’affirmer, c’est que la poudre, si la combustion était instantanée, développerait une force représentant plusieurs milliers d’atmosphères, et par conséquent hors de toute proportion avec la résistance des armes les plus épaisses. Il faut donc éviter avec grand soin de lui donner une propriété aussi dangereuse. Les poudres fulminantes la possèdent à un degré variable ; aussi sont-elles toutes brisantes, et elles seraient impropres à remplacer la poudre ordinaire, alors même qu’un prix élevé et les dangers qu’en présente la manipulation ne seraient pas des motifs suffisans de les exclure.

Dans l’usage habituel heureusement, la combustion n’a pas l’extrême vitesse que lui attribue la pensée. Non-seulement tous les grains d’une charge de poudre ne s’enflamment pas simultanément, mais chacun met quelques courts instans à se consumer. La pression elle-même n’est pas telle sans doute que la théorie l’indique. Les gaz cèdent à l’enveloppe une portion de leur chaleur, portion variable d’après la nature du métal, et comme lui-même ne saurait être tout à fait inflexible, il ploie un peu sous l’effort pour revenir ensuite par son élasticité à sa position première. Il y a aussi une compression exercée continuellement par les gaz sur ceux qui se sont dégagés les premiers ; ce sont là des réactions dont il faut tenir compte. Enfin le projectile se déplace, lentement d’abord, puis avec une vitesse toujours croissante, sous l’influence de l’expansion des gaz, qui accumulent leurs effets jusqu’à sa sortie de l’arme. La communication successive des vitesses, due au temps relativement assez long qu’exige la combustion de la poudre, permet donc d’expliquer comment fusils et canons ne sont pas à chaque coup projetés en éclats.

Faute de pouvoir bien apprécier les circonstances nombreuses et variées qui agissent sur la force d’expansion de la poudre, on n’a pu non plus se rendre un compte suffisamment exact des effets qu’elle produit. Il a été possible cependant de calculer les résultats à prévoir dans quelques conditions simples, ou lorsque quelques-uns seulement des élémens de la question viennent à se modifier. Limités ainsi au contrôlé de l’expérience, les efforts des théoriciens n’ont pas été sans utilité, et ils ont par leurs recherches amené de notables améliorations dans la fabrication et dans l’usage des armes et des munitions. En voici un exemple assez récent et assez curieux, car il s’agit d’un perfectionnement que l’on aurait pu obtenir depuis longtemps peut-être, et qui pourtant a été tout à fait inattendu ; mais les choses qui paraissent les plus simples sont souvent les dernières à se présenter à l’esprit, et il a fallu cette fois, pour atteindre le but, la perspicacité de l’un de nos plus savans officiers d’artillerie, M. le général Piobert.

L’idée d’accélérer le chargement des canons en préparant les charges à l’avance dans des sachets d’étoffe ou de parchemin que l’on appelle des gargousses ne remonte pas très loin. Sous Louis XIV encore, la poudre était portée au fond de l’arme dans une sorte de grande cuiller, une lanterne, pour employer le mot technique. Le boulet en était séparé par un bouchon de paille ou de foin servant de bourre, et cette manœuvre compliquée ne permettait jamais de réunir complètement la charge. Aussi les gargousses, dès qu’elles furent imaginées, reçurent un accueil favorable. Elles étaient d’abord assez mal faites, mais on ne tarda guère à les préparer avec ce soin minutieux que met le corps de l’artillerie à tout ce qu’il exécute. Bientôt cependant on s’aperçut avec surprise que la durée des canons n’était plus, à beaucoup près, la même qu’aux temps passés : excellent texte de plaintes pour les vieux officiers, d’autant plus que la mauvaise qualité des pièces était surtout manifeste dans les écoles où tout le reste, matériel et gargousses, était dans un excellent état. De là contre les fondeurs des récriminations nombreuses et passionnées, dont on trouve même la trace dans les écrits de Montalembert, un général de cavalerie. Le temps en a fait justice ; mais alors il semblait impossible d’y répondre. La durée des canons atteignit encore des limites raisonnables tant que l’on conserva l’usage des bouchons de paille ; mais lorsque, pour accélérer le tir, on crut pouvoir en supprimer l’emploi, il arriva qu’une centaine de coups, et souvent moins, suffisaient pour mettre hors de service des pièces de bronze en apparence irréprochables. À bord des navires de guerre, où l’amiral Lalande avait aussi introduit la suppression des bouchons et des valets de cordages, la durée régulière d’une pièce de fonte était limitée à cinq cents coups, et l’on voyait parfois des canons éclater avant d’avoir atteint ce chiffre. Un peu de réflexion aurait fait comprendre qu’il ne fallait pas chercher la cause de ces accidens dans une infériorité du métal, dont la qualité, au contraire s’était toujours améliorée, ni même dans l’emploi d’une poudre trop brisante, comme on le crut quelque temps, car les plus vieilles poudres se comportèrent à cet égard comme celles de nouvelle fabrication. Le général Piobert pensa que le nouveau mode de chargement était le véritable motif de la dégradation rapide des bouches à feu. Le boulet, soumis directement à l’action d’une forte charge de poudre, recevait comme un choc l’impulsion des gaz, et la pièce devait en ressentir le contrecoup dans les battemens successifs qui ont lieu dans l’arme avant la sortie du projectile. Il n’en était pas ainsi dans l’ancien système : les premières portions de gaz produites trouvaient à se loger dans le vide existant entre la poudre et le boulet ; elles se comprimaient ensuite, ainsi que le bouchon, à mesure que la combustion se propageait, et le boulet, garanti par une sorte de matelas d’une impulsion trop subite, recevait une pression graduée et successivement croissante, qui ménageait les parois de la bouche à feu. Pénétré de la justesse de ce raisonnement, M. le général Piobert imagina d’obtenir le vide nécessaire, non plus entre le boulet et la charge, mais tout autour de cette dernière, à laquelle il donna pour ce motif un diamètre inférieur à celui de l’âme du canon qui doit la recevoir[6]. L’expérience a prononcé en faveur de ce système, et l’invention des charges allongées, libéralement publiée par la France, est en usage aujourd’hui dans toute l’Europe. La durée des pièces de bronze s’est ainsi élevée à deux et même à trois mille coups ; plusieurs ont atteint ce chiffre excessif au siège de Sébastopol, et des pièces de fonte ont dépassé quatre mille coups. Il y a quelques années encore, la découverte des charges allongées était regardée comme le progrès le plus important de l’artillerie moderne.

Si nous avons insisté un peu longuement sur les considérations qui prouvent que la combustion de la poudre exige un temps appréciable, quoique très court, c’est que là se trouve la clé des phénomènes les plus intéressans et les plus inattendus présentés parce singulier agent. On peut même affirmer qu’une inflammation plus rapide obligerait à abandonner la plupart des armes à feu connues. Telle qu’elle est au contraire, la poudre satisfait assez complètement à toutes les exigences, et la fabrication paraît aussi parfaite qu’il est désirable. On pourrait souhaiter une préparation plus rapide et la présence d’une moindre quantité de poussier dans les barils qui ont parcouru de grandes distances ; mais ce sont des améliorations de détail et d’une importance secondaire.

La poudre ordinaire n’est pas, on le sait, la seule matière susceptible de produire en brûlant une grande quantité de gaz, quoiqu’aucune autre ne puisse lui être comparée avec avantage dans l’état de nos connaissances. Les mélanges où il entre des chlorates sont plus actifs, ce qui n’empêche pas qu’ils ne soient repoussés, tant à cause de l’élévation du prix que pour des propriétés fulminantes qui en rendront toujours l’usage dangereux, et le limiteront à un très petit nombre de circonstances, la fabrication des capsules par exemple. Le pyroxile, ou coton-poudre, qui a fixé, il y a une quinzaine d’années, l’attention des militaires et des chimistes[7], n’a pas répondu aux espérances que l’on avait conçues d’abord. L’infériorité de ce produit a surtout été manifeste dans les armes longues. Il se comportait à la manière des poudres brisantes, et cependant la tension des gaz diminuait assez rapidement pour être de beaucoup inférieure à celle produite par de la poudre ordinaire avant que le projectile fût sorti de l’arme. Il résultait de là une diminution analogue dans les portées. Malgré ce désavantage, il ne faudrait pas regarder la question comme définitivement jugée. On a exposé plus haut l’importance de l’état physique des poudres de guerre, et la nécessité de leur donner une assez grande compacité. C’est précisément la compacité qui manque au coton-poudre. Qu’il devienne possible de fabriquer économiquement le pyroxile avec des matières plus denses, les défauts qu’on lui reproche auront disparu ; la conservation du produit sera aussi rendue plus facile, et comme il aura toujours le grand avantage de ne laisser aucun résidu solide, il pourra donner des résultats égaux ou même supérieurs à ceux de la poudre ordinaire.


I. - LES ARMES PORTATIVES.

L’usage des armes à feu est aujourd’hui si général parmi les nations civilisées et même chez les peuplades barbares, qu’il est difficile de se faire à l’idée d’avoir jamais pu s’en passer. Il semble tout au moins qu’à peine inventées, elles ont dû produire l’abandon immédiat de toutes les anciennes armes de jet, maintenant tombées en désuétude. Les choses ne se sont point passées ainsi cependant. Longtemps les arcs et les arbalètes firent une rude concurrence aux armes nouvelles. Les peuples du Nord surtout, attachés à d’anciennes habitudes, continuaient à se servir de leurs vieux engins quand l’usage en avait déjà tout à fait disparu dans le midi de l’Europe. Est-il possible de lire sans surprise qu’en 1627, à l’attaque de l’île de Ré, les Anglais comptaient encore des archers dans leurs rangs ? C’est la dernière fois du reste qu’ils ont figuré dans une armée régulière, car il ne saurait être question de donner ce titre à quelques hordes tartares appelées du fond de la Russie en 1813 pour prendre part à la grande croisade des nations contre la France : ces sauvages étaient d’ailleurs partis de si loin qu’ils arrivèrent trop tard pour prendre part à la lutte. Ce qui paraît plus remarquable encore que cet attachement exagéré à de vieux usages, c’est que les armes d’un calibre moyen, et souvent même les gros canons, précédèrent de bien des années les armes portatives, malgré les difficultés sérieuses qu’a dû rencontrer la fabrication de très grandes pièces de métal susceptibles d’une résistance suffisante. Ce fait s’explique cependant en partie, car dans le principe, la poudre étant médiocre, les projectiles n’avaient que peu de force et de justesse. Afin d’obtenir, à de faibles distances, des effets de pénétration assez grands pour traverser les cuirasses des chevaliers, il fallait presque toujours employer des armes lourdes, qui avaient besoin d’un point d’appui sur le sol. Ce point d’appui servait aussi à atténuer la violence du recul, et lorsque les armes à feu furent assez allégées pour que la manœuvre pût en être confiée à un seul homme, on crut encore nécessaire de le soulager. Les arquebuses des premiers temps reposaient sur une fourchette, ou étaient munies d’un croc, destiné à s’arc-bouter contre un obstacle fixe. Ces accessoires, en augmentant le poids des armes, les rendaient incommodes et peu maniables ; sans nul doute, ils en retardèrent beaucoup la propagation. Dès le XVIe siècle pourtant, des arquebuses assez légères étaient fort répandues en Italie, en France et en Espagne ; elles jouèrent un rôle très important à la défaite de Pavie. Les guerres de religion contribuèrent à populariser chez nous des armes plus portatives encore, les mousquets, dont l’usage ne devint tout à fait général que pendant la guerre de trente ans.

Il y a des momens où, après une longue période de stagnation, une science ou une industrie fait tout d’un coup, sous l’énergique impulsion d’un homme, un remarquable progrès. Il en fut ainsi pour la fabrication et l’usage des armes à feu sous le règne de Gustave-Adolphe. Lorsque ce prince, le héros de la Suède, descendit en Allemagne pour y combattre la prépondérance de la maison d’Autriche, il se prépara à cette grande entreprise avec une maturité d’esprit que l’on aurait pu à peine attendre d’un administrateur très expert et d’un guerrier vieilli sous le harnais. Non-seulement il eut la précaution, avant son départ, d’assurer l’ordre intérieur dans ses états, mais encore il étudia avec une attention scrupuleuse l’organisation et l’armement de ses troupes. Sévère sur la discipline, dont il donnait le premier l’exemple, il chercha à introduire dans son armée des costumes uniformes, simples et peu embarrassans. Voulant surtout dérouter ses ennemis par la promptitude de ses manœuvres, il s’attacha à perfectionner et à alléger autant que possible l’armement du soldat, et il supprima une partie des armures défensives ; ses régimens eurent des armes à feu plus légères et plus efficaces que toutes celles alors connues, et ces améliorations furent complétées par l’invention des cartouches et des gibernes. Enfin il inspira à ses mousquetaires assez de fermeté pour affronter les charges de la cavalerie allemande, qu’ils rompirent souvent par leur feu. C’était un véritable grand homme, dont la gloire n’a pas été surfaite par les historiens, et la puissante organisation dont il avait doté son pays, les généraux qu’il avait formés par ses préceptes, lui survécurent et assurèrent longtemps à la Suède une importance hors de proportion avec l’étendue médiocre et la pauvreté de son territoire. Après les perfectionnemens qu’il apporta aux armes à feu, les mousquetaires prirent dans tous les pays sur les piquiers une supériorité qui a toujours été en grandissant, jusqu’à la suppression complète de ces derniers, à la fin des guerres de Louis XIV.

En réfléchissant au long espace de temps qui s’était écoulé depuis la découverte de la poudre, on ne peut s’empêcher de reconnaître que l’esprit d’invention, d’ordinaire si actif et si ingénieux, ne s’était pas appliqué d’une manière heureuse au perfectionnement des armes offensives. On ne saurait en donner pour cause l’impuissance des ouvriers pour mieux faire à une époque où ils étaient peu instruits, si l’on se rappelle les magnifiques armures défensives du moyen âge, dont un certain nombre sont parvenues jusqu’à nous, et qui sont les plus brillans ornemens de nos musées. Il faut bien reconnaître l’influence funeste d’une profonde incurie, puisqu’il y a cent cinquante ans encore les canons de fusils étaient assez défectueux pour que l’explosion en fût considérée comme un fait ordinaire et prévu. L’approvisionnement des places fortes comportait toujours une certaine quantité de ces canons comme rechange, et des commandans se plaignaient, dans leurs correspondances, d’avoir consommé jusqu’à trois mousquets par soldat pendant la durée d’un seul siège. Aujourd’hui cependant nos fusils ne sont presque jamais réformés pour cause d’usure, même après avoir lancé plus de vingt-cinq mille balles !

Durant des siècles, les armes à feu ne furent pas seulement de mauvaise qualité, mais les procédés qui devaient en rendre le maniement commode et rapide n’étaient pas même inventés. L’usage des cartouches, tombé en désuétude après la mort de Gustave-Adolphe, ne fut repris que dans la seconde moitié du XVIIe siècle. La platine à silex se substitua définitivement vers la même époque dans tous les pays civilisés aux anciennes platines à mèche et à rouet, dangereuses ou gênantes, et d’un service peu sûr. Ces procédés arriérés se sont si bien conservés dans quelques contrées, qu’aujourd’hui même les Arabes ne savent point préparer les cartouches, et lors de la conquête d’Alger, en 1830, des fusils à mèches figuraient encore entre les mains des combattans accourus sous la bannière du dey. L’adoption des cartouches et de la platine à silex constituait un très grand progrès pour les armes à feu, mais il était insuffisant pour en rendre l’usage tout à fait général, car les fusiliers ne pouvaient être d’aucune utilité aussitôt que l’infanterie en venait aux mains. Il fallait entremêler leurs rangs de piquiers, et une moitié des soldats étaient presque toujours sans emploi. Pour sortir d’une inaction qui leur pesait, ils imaginèrent de réunir les deux armes : ils rognèrent des piques dont ils introduisirent le manche dans le canon du fusil. Quoique peu commode, ce procédé resta pendant des années le seul en usage ; mais à force d’essais auxquels participèrent presque tous les généraux illustres du XVIIe siècle, on parvint à donner aux armes à feu tous les avantages des armes blanches. Vers 1689, la baïonnette à douille fut inventée, et la guerre de la succession d’Espagne vit pour la première fois toute l’infanterie française armée de ce fusil à pierre et à baïonnette dont elle se servait encore il y a vingt ans.

L’arme donnée aux troupes par Louis XIV n’a subi, en effet, presqu’aucune modification jusqu’au règne de Louis-Philippe. En 1840, on supprima la platine à silex, qui fut remplacée désormais par la platine à percussion. Ce changement rencontra beaucoup d’opposition, et malgré les avantages évidens du nouveau système, bien des personnes témoignèrent la crainte que le soldat ne pût parvenir à manier, dans l’émotion du combat, des objets aussi minimes que les capsules. L’expérience a fait voir combien cette crainte était chimérique, et toutes les nations de l’Europe imitèrent alors la France, comme elles l’avaient fait au siècle précédent en adoptant le fusil à silex, comme elles le font encore aujourd’hui en remplaçant partout les anciens fusils par des armes carabinées. Presque toujours notre patrie a pris ainsi l’initiative de l’amélioration des armes à feu ; mais elle a été suivie de si près, qu’elle n’a jamais joui longtemps de cette supériorité d’armement, fruit de ses recherches et de ses efforts.

Le fusil de munition, avec lequel nos soldats ont fait toutes les guerres de la révolution et de l’empire, était, avant comme après le changement de platine, une bonne arme, solide et commode, d’un tir fort satisfaisant jusqu’à 100 mètres de distance et même jusqu’à 200. Au-delà, pour toucher un homme, il fallait viser au-dessus de sa tête d’une quantité difficile à connaître, ce qui ôtait toute précision au feu, et les déviations de la balle même devenaient assez fortes, quoiqu’elle eût une action efficace jusqu’à 450 mètres. Le fusil de munition valait cependant toutes les armes à feu portatives alors connues : sans rival comme arme de troupe, il n’était inférieur, comme précision et comme portée, qu’à la carabine des tirs, dont, malgré un mode de chargement très compliqué, les Tyroliens avaient l’habitude de se servir à la guerre comme à la chasse. Ces chasseurs émérites devaient à un coup d’œil formé par une longue habitude et à la justesse de leur arme une réputation d’excellens tirailleurs qu’ils méritaient complètement.

La première idée des carabines est loin d’être nouvelle ; on l’attribue à deux armuriers allemands, Gaspard Zollaer de Vienne et Koller de Nuremberg, qui vivaient l’un et l’autre dans les dernières années du XVe siècle. Tout le monde a pu en voir dans les tirs, elles portent à l’intérieur un certain nombre de rayures inclinées et peu profondes ; la balle, d’un calibre un peu plus fort que le diamètre de l’âme, ne peut y entrer que chassée ou forcée à coups de maillet. De là est venu le nom d’armes forcées sous lequel les carabines sont fréquemment désignées. L’opinion générale attribuait la précision de leur tir à la suppression du vent[8], ce qui permettait d’utiliser toute la force de la charge et obligeait la balle à suivre sans dévier la direction du tube qui la guidait d’une façon si étroite. Cela n’est qu’à moitié vrai, les causes réelles de la précision du tir avec les armes rayées sont beaucoup plus complexes ; mais pour faire apprécier la grande supériorité que les travaux de quelques officiers français ont donnée aux nouvelles armes portatives, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails techniques sur la marche de la balle dans l’intérieur du fusil après sa sortie, et sur les déviations qu’elle éprouve.

Lorsque l’on se sert de fusils à canon lisse, la crasse qui en diminue très vite le diamètre, et l’habitude d’envelopper le projectile dans le papier de la cartouche, obligent à donner aux balles une dimension un peu plus faible que celle de l’arme. Outre la perte de gaz qui résulte de cette différence, il arrive que la balle a son centre un peu au-dessous de l’axe du tube, et la résultante de toutes les pressions qui la mettent en marche, passant au-dessus de ce centre, imprime un mouvement de rotation qui dépense en pure perte une partie de la force motrice. De plus, la balle, ayant un libre jeu dans le fusil, n’y prend pas une direction rectiligne, mais fait une suite de ricochets qui peuvent la déformer et lui font éprouver des résistances irrégulières. Admettons cependant qu’elle sorte exactement dans la direction de l’axe, elle sera soumise dès le premier moment à deux forces qui l’empêcheront de se mouvoir en ligne droite : la pesanteur d’abord, qui, l’attirant sans cesse vers le sol, infléchit la trajectoire[9] et lui fait prendre la forme de la courbe que l’on appelle parabole ; puis la résistance que l’air oppose au mouvement de tous les corps qui le traversent. Cette résistance varie suivant la forme des mobiles et la vitesse dont ils sont animés. Les géomètres admettent d’ordinaire qu’elle est proportionnelle au carré de la vitesse, c’est-à-dire qu’elle devient quadruple lorsque la vitesse double ; mais quelques faits permettent de soupçonner qu’elle pourrait bien suivre une progression plus rapide encore. Pour donner une idée de l’intensité de cette résistance, disons tout de suite qu’une balle ronde, sortant d’un fusil avec une vitesse capable d’assurer un parcours de 600 mètres par seconde, verrait cette vitesse réduite à 500 après un trajet de 35 mètres seulement. De tels chiffres prouvent l’inanité des efforts que l’on tenterait pour donner aux projectiles une très grande vitesse : il y a une impossibilité marquée par la nature elle-même et une limite qu’il est interdit à l’homme de dépasser.

L’effet combiné de la pesanteur et de la résistance de l’air aurait donc pour effet de diminuer la portée ; mais comme ces causes ne font pas sortir le projectile d’un plan vertical, il suffirait de déterminer une hausse convenable pour être assuré d’atteindre un but distant de plusieurs centaines de mètres. Il n’en est rien pourtant, car la petite déformation subie par la balle dans l’intérieur de l’arme détermine une irrégularité dans la résistance de l’air, et par suite une déviation. À cette cause d’erreur, dont l’influence est médiocre, vient s’enjoindre une autre, beaucoup plus puissante, qui dépend de la rotation de la balle sur elle-même. Il faut de toute nécessité qu’un hémisphère tourne dans le sens du mouvement de translation, et l’autre dans un sens opposé. La résistance de l’air, qui dépend de la vitesse avec laquelle il est choqué par la balle, n’est donc pas la même pour chaque moitié, et il doit en résulter une déviation qui rejette le projectile du côté où la résistance est la plus forte, c’est-à-dire dans une direction inconnue. Supposons, pour fixer les idées, que la balle tourne de gauche à droite, autour d’un axe vertical : la moitié gauche de la face antérieure choquera l’air plus précipitamment que la moitié droite, sera par suite plus retardée, et la balle appuiera à gauche. Dans le cas ordinaire, non-seulement le sens et la vitesse de rotation de la balle sur elle-même ne sont pas connus, mais encore ils peuvent changer durant le trajet[10], et par suite il est tout à fait impossible de prévoir quelle sera la déviation produite.

La première idée qui s’est présentée à l’esprit, pour faire disparaître ces défectuosités du tir, était d’en anéantir la cause et d’obliger la balle à sortir du fusil sans rotation, en la forçant dans des carabines pourvues de rayures droites, parallèles à l’axe du canon. Il en peut bien résulter un frottement dans le parcours de l’arme ; mais comme on supprime le vent, il était permis d’espérer une augmentation de portée et surtout de justesse. Cet espoir a été déçu, il n’a pas été possible d’éviter des inégalités, en apparence insignifiantes, dont il résultait toujours une rotation, et les carabines ainsi construites ont donné des résultats qui n’ont pas été supérieurs en moyenne à ceux du fusil ordinaire.

S’il faut se résoudre à vivre avec son ennemi, doit-on subir avec résignation sa présence ? Non, car il reste encore la ressource de le maîtriser et même d’en faire un serviteur. Ne pouvant empêcher la balle de tourner sur elle-même, on a tenté de fixer d’avance le sens de sa rotation et de le choisir tel qu’il n’en résultât aucune déviation latérale. La solution de ce difficile problème a été obtenue de la manière la plus complète. Une loi de la mécanique, qui a reçu le nom de loi de la conservation des axes permanens de rotation, sert à expliquer dans tous ses détails le tir des carabines, ainsi qu’une foule d’autres faits qui se passent journellement sous nos yeux[11].

La pratique cependant, comme il arrive si souvent, a sur ce point devancé la théorie, et bien avant que les géomètres eussent découvert les lois du mouvement des corps, des armuriers avaient forgé des carabines à l’intérieur desquelles étaient tracées des rayures en hélice. Ils y enfonçaient la balle à coups de maillet, la mollesse du plomb lui permettait de s’allonger en un lingot parfaitement moulé dans les rayures. Le projectile prenait, en suivant les raies de l’hélice, un mouvement de rotation autour de son axe, qui était aussi celui de l’arme. Au dehors, il offrait à l’air une prise égale de toutes parts, éprouvait par suite des résistances symétriques, et conservait une marche très régulière, aussi loin du moins que sa trajectoire ne différait pas trop d’une ligne droite. Outre cet avantage, le système des rayures en hélice connu sous le nom de carabinage a aussi celui d’entretenir la propreté de l’arme, chaque balle entraînant avec elle la crasse déposée au coup précédent.

Dès 1826, M. Delvigne, alors sous-lieutenant dans la garde royale, voua son existence à l’amélioration des armes à feu, et entreprit d’obtenir pour le fusil de guerre les bénéfices du carabinage, dont la complication du mode de chargement connu ne lui permettait pas de profiter. Il imagina de loger la poudre dans une chambre plus étroite que l’âme du fusil, où les rebords faisaient une saillie : c’est contre ces rebords que s’arrêtait une balle d’un calibre un peu juste, mais qui pouvait néanmoins entrer librement. Quelques coups de baguette aplatissaient assez la balle pour la mettre en prise dans les rayures ; elle était alors forcée, et ne pouvait plus sortir sans suivre les hélices qui lui imprimaient le mouvement de rotation désiré. Par cette idée, aussi simple qu’heureuse, la carabine se trouvait désormais classée au nombre des armes en état de servir à la guerre, et elle n’a plus cessé d’y être employée ; mais ce n’a été que le point de départ d’une série de recherches, parfois infructueuses, souvent entravées par des difficultés imprévues, toujours poursuivies avec ardeur et une inébranlable ténacité, qui ont conduit beaucoup au-delà du premier résultat. Une école de tir a été fondée à Vincennes pour suivre ces études spéciales et pour former à l’emploi des armes nouvelles des officiers chargés d’en propager et d’en diriger l’usage dans tous les corps de l’armée. C’est dans son sein qu’ont été faites une grande partie des récentes découvertes, et presque toutes d’ailleurs sont dues à des Français. Aux noms de M. Delvigne, qu’il faut placer en tête, des colonels Thouvenin et Poncharra, de MM. Tamisier, Minié et Nesler, l’étranger n’a guère à opposer que celui du général Jacob, de l’armée des Indes, qui a suivi la même voie, sinon avec un égal succès, du moins avec une infatigable activité.

Sans énumérer ici les divers essais auxquels se sont livrés nos officiers, il suffit d’indiquer les principales phases par lesquelles a passé la carabine avant d’atteindre à la perfection du modèle adopté pour l’armement des chasseurs de Vincennes. Le premier progrès obtenu dans cette arme fut la suppression de la chambre où M. Delvigne enfermait la charge de poudre, et qui offrait divers inconvéniens, entre autres celui de rendre le nettoyage difficile et de déformer la balle. Cette chambre fut remplacée par une tige centrale, laissant autour d’elle un espace annulaire, où se logeait la poudre, que la tige dépassait toujours, et c’était sur elle que la balle venait s’appuyer pour recevoir le forcement. Les rayures furent aussi l’objet d’expériences continuelles, car on reconnut que l’inclinaison la plus avantageuse variait avec chacun des élémens de l’arme ou du projectile. Si le pas de l’hélice[12] est trop court, les bords de la balle s’arrachent, elle abandonne les rayures. S’il est trop long au contraire, le mouvement de rotation manque de la rapidité nécessaire pour diriger la marche du projectile. On s’est arrêté, après divers essais, à un pas d’hélice de plus de 6 mètres pour la carabine de chasseurs. De prime abord, les hélices avaient été nombreuses, afin d’exiger une moindre profondeur ; mais on se rassura bientôt sur le danger d’affaiblir la résistance des parois, et on réduisit le nombre des hélices pour diminuer le frottement. Trois suffisent pour que la balle tourne bien autour de son centre ; pour plus de certitude, il est préférable d’en adopter quatre, d’une profondeur d’un demi-millimètre. La balle, quelques années plus tard, cessa d’être sphérique, et reçut la forme cylindro-ogivale bien connue aujourd’hui dont l’avantage est de mieux fendre l’air, d’opposer par son poids une plus grande résistance aux déviations (cette balle pèse près de 50 grammes), et de rendre le tir plus meurtrier à de grandes distances. L’inconvénient de cette balle, car il s’en présente partout est que, la partie postérieure étant plus lourde que la partie antérieure, le projectile a une tendance à se retourner bout pour bout afin de présenter cette partie lourde en avant, comme cela arrive à tous les corps en mouvement ; mais cette tendance a été corrigé plus tard. La modification de la forme du projectile en a exigé une analogue dans la baguette, qui a dû être évidée au gros bout, afin de pouvoir accompagner la balle, sans la déformer, jusque sur la tige. Les carabines construites d’après ce système se montrèrent très supérieures, pour la justesse, la portée et l’effet, à tout ce que l’on connaissait déjà.

Après avoir modifié aussi profondément les armes à feu et réalisé d’aussi grandes améliorations, les inventeurs auraient pu se trouver satisfaits ; mais ce n’est qu’à la condition de chercher sans cesse à dépasser le but que l’on peut parvenir à l’atteindre quelquefois. Les officiers de l’école de tir avaient d’ailleurs un motif de mécontentement envers eux-mêmes : obtenant d’excellens résultats à des portées médiocres, ils voyaient aux grandes distances se présenter des irrégularités qu’ils attribuaient à la faible portée de leur vue, à un mouvement d’épaule involontaire, à mille causes enfin dépendantes d’eux-mêmes. Ils résolurent d’annuler l’influence du tireur, soit en fixant les carabines à des corps tout à fait inébranlables, soit en les attachant à des pendules qui laissaient au contraire le mouvement de recul complètement libre. Le résultat de ces expériences confondit leurs prévisions. À force de tirer et d’essayer des armes, ils avaient atteint une telle justesse de coup d’œil, une telle sûreté de main, que leur tir était souvent supérieur à celui des carabines placées en apparence dans des conditions beaucoup meilleures.

Il fallait bien reconnaître cependant que l’on ne possédait pas encore la connaissance de toutes les causes perturbatrices, et il fut constaté en particulier que les balles portaient de préférence à gauche, c’est-à-dire du côté opposé au sens de la rotation imprimée par ses rayures. Ne se laissant pas rebuter par des difficultés sans cesse renaissantes, secrètement flattés peut-être de la preuve qu’ils venaient d’acquérir de leur habileté, les officiers de Vincennes se remirent à l’œuvre, et pour se rendre un compte exact de toutes les particularités du mouvement des projectiles, ils construisirent des appareils destinés à mettre en lumière la forme de la trajectoire et la position de la balle à divers momens de sa course. Le résultat de cette enquête fut que tandis que la trajectoire se courbait vers le sol, l’axe de la balle, restant à peu près parallèle à sa direction première, avait au bout de quelque temps une inclinaison sensible, la pointe en haut, sur la ligne qu’elle parcourait. Ce fut un trait de lumière : la théorie se trouvait de tous points confirmée, elle indiquait à la fois le mal et les moyens d’y remédier. Puisque, par suite de la conservation du mouvement de rotation, le projectile ne se trouvait plus symétriquement placé par rapport à la trajectoire, il devait éprouver dans l’air des résistances inégales, et son axe se relevant, il devait, comme dans l’exemple déjà cité, se diriger à gauche. Cette irrégularité, très régulière dans sa marche, a reçu le nom de dérivation. Pour la combattre, il suffisait de maintenir l’axe de la balle dans la direction de la trajectoire, et afin d’y parvenir, M. Tamisier proposa de tracer à la partie postérieure de la balle cylindro-ogivale autant de rainures circulaires que l’espace le permettait. Dès que l’axe vient à s’incliner sur la trajectoire, les côtés de ces rainures reçoivent le choc de l’air, et il en résulte une réaction assez intense pour redresser la balle, pour en maintenir toujours la rotation perpendiculaire à la trajectoire. Les balles autrichiennes, auxquelles cette disposition a été adaptée, se font remarquer par une forme spéciale ; il ne s’y trouve que deux rainures, mais si profondes qu’elles paraissent presque tronçonner la balle.

Le modèle de carabine à tige adopté en 1846, où tous ces perfectionnemens sont réalisés, a une portée extrême de 1,300 mètres et une action redoutable jusqu’à 1,000, car à cette distance la moitié des coups atteindraient un plateau circulaire de 5 mètres de diamètre avec une force suffisante encore pour traverser une planche épaisse de bois blanc. Telle est l’impulsion que 4 grammes 1/2 de poudre donnent à un poids de plomb plus que décuplé. La cartouche n’offre aucune difficulté particulière de fabrication ni de transport ; mais comme la balle entre juste dans le canon de l’arme, il faut avoir la précaution de graisser légèrement le papier pour en faciliter le passage. C’est ce qui a été la cause ou plutôt le prétexte de la révolte des cipayes dans l’Inde, car si le porc est en horreur aux musulmans, le bœuf est l’objet de la vénération des Hindous, et de quelque graisse que se servît le gouvernement anglais, il courait le risque de blesser des préjugés religieux, les plus intraitables de tous.

À l’époque de la guerre de Crimée, la Russie en était probablement à l’essai des divers procédés déjà passés en France dans la pratique usuelle. Dans ses troupes, chaque bataillon comptait un peloton de soldats munis d’armes rayées, la plupart provenant des fabriques de Liège, et leurs balles appartenaient à tous les systèmes successivement essayés chez nous. Il s’en trouvait même dont le forcement reposait sur un principe différent de celui dont nous avons parlé. Dans ce système, alors à l’essai et depuis adopté exclusivement en France, la tige de la carabine est supprimée, la balle entre toujours sans frottement et conserve sa forme cylindro-ogivale ; mais elle est évidée à sa partie postérieure, disposition qui présente aux gaz de la poudre un espace où ils peuvent s’introduire. L’expansion de ces gaz distend les parois de la cavité, et oblige le métal à entrer dans les rayures. La balle n’est forcée qu’au moment même où elle sort, et la culasse étant débarrassée de la tige, le nettoyage de l’arme est beaucoup plus facile. On agit timidement d’abord, car il semblait douteux que les gaz eussent assez d’énergie pour opérer seuls le forcement, et divers moyens auxiliaires furent imaginés pour en seconder l’action. Tous ces procédés accessoires ont été abandonnés depuis, et il a été reconnu qu’il suffisait de donner à la cavité intérieure des dimensions convenables pour que le forcement se fit sans l’aide d’aucun intermédiaire. La partie lourde de la balle se trouvant ainsi reportée en avant, toute tendance au retournement est annulée. Les essais comparatifs faits à Vincennes ont établi qu’il était possible d’obtenir d’un projectile forcé par l’expansion des gaz des résultats supérieurs à ceux donnés par la carabine à tige ; aussi a-t-on adopté cette forme de balle pour les bataillons de chasseurs à pied. Il a paru même que le moment était venu d’appliquer le carabinage à tous les fusils de l’infanterie. Comme ils n’ont pas été fabriqués pour cette destination, il n’est pas surprenant que le tir de ces armes soit moins bon que celui de la carabine ; mais malgré cette infériorité la portée et la justesse des fusils d’infanterie sont fort satisfaisantes jusqu’à 7 ou 800 mètres. Il est regrettable seulement qu’on ne puisse ajuster que jusqu’à 400 mètres ; au-delà, il faut viser au-dessus du but d’une quantité à déterminer par l’estime : c’est là une imperfection qui ne saurait tarder à être corrigée. La balle du fusil d’infanterie rayé a la forme extérieure de celle de la carabine ; mais, beaucoup plus évidée à l’intérieur, elle n’a qu’un poids de 30 grammes environ, celui de l’ancienne balle ronde[13].

Pendant que la France adoptait un mode de perfectionnement qui lui permettait de conserver, tout en les améliorant, les quatre ou cinq millions d’armes à feu qu’elle possède, le reste de l’Europe suivait les mêmes tendances, mais adoptait des dispositions un peu différentes. Là on avait connu trop tard et trop imparfaitement pour en profiter les avantages des dernières balles évidées, et l’on avait été effrayé du surcroît de charge qu’impose au fantassin l’adoption de la carabine des chasseurs à pied avec sa balle de 50 grammes. Un usage que recommande une longue expérience fixe à soixante le nombre des cartouches que le soldat porte sur lui. Un chasseur à pied a donc près de 3 kilogrammes 1/2 de cartouches, sa carabine pèse 9 kilogrammes, et c’est un surcroît considérable à ajouter en campagne à son havre-sac et à ses vivres. Réduire le poids de l’arme n’est pas possible sans réduire aussi la balle, ou bien ce serait s’exposer à augmenter le recul et à le rendre douloureux pour le tireur ; mais comme l’ancienne balle ronde de 25 à 30 grammes produisait des effets suffisans, il n’a pas semblé partout nécessaire de l’alourdir. Les puissances qui n’étaient pas retenues comme la France par le désir d’utiliser un approvisionnement énorme d’excellens fusils étaient donc amenées à faire choix d’un calibre plus faible pour alléger les armes, tout en profitant des avantages qu’offrent les projectiles allongés. La Suède et la Suisse ont pris l’initiative de cette réforme ; elles ont adopté le diamètre de six lignes anglaises, environ 13 millimètres, probablement parce que c’est en Angleterre qu’une partie de leurs carabines ont été fabriquées. Cet exemple a été suivi dans tout le continent. Depuis la guerre de Crimée, la Russie a réformé en totalité l’armement de ses troupes, qui était par trop inférieur à celui des autres puissances. L’Autriche s’occupait d’un semblable travail, auquel une réorganisation complète de ses arsenaux servait de prélude, lorsqu’elle a été surprise par la guerre d’Italie, et d’après des notes qui méritent toute confiance, elle possédait déjà alors 400,000 fusils rayés tout neufs, d’une excellente qualité, d’un fort petit calibre, mais en revanche lançant des balles plus allongées qu’aucunes de celles employées en Europe. Il avait donc été possible à cette puissance d’en pourvoir toute son armée active. L’Angleterre, après avoir adopté la carabine Enfield, qui lui a été si utile dans la guerre de l’Inde, a essayé plusieurs autres modèles, parmi lesquels son choix ne paraît pas définitivement arrêté. Toutes ces armes sont d’un calibre de 12 à 14 millimètres et à tige ; une dimension aussi faible se prêterait mal à l’admission d’une balle évidée. En ce moment, la Belgique et le Piémont sont peut-être les seuls états où le calibre français de 17 à 18 millimètres ait été conservé.

Chacun des deux systèmes qui ont prévalu en France et à l’étranger a des avantages qui lui sont propres. Les armes à tiges d’un calibre réduit sont légères, et dans l’opinion de ceux qui les préconisent, elles ont une justesse aussi grande que la carabine des chasseurs à pied. Le tir est plus rasant, et quoique la balle ait un poids moindre, comme elle est lancée par une charge de poudre relativement plus forte, elle ne perd pas beaucoup de son efficacité aux portées extrêmes. C’est là d’ailleurs une question qui pourrait être résolue par un examen comparatif de la gravité des blessures faites par les armes françaises et autrichiennes dans la dernière guerre, mais nous ne saurions dire si les chirurgiens de nos ambulances sont en mesure de donner une réponse précise à cet égard. La carabine française est une arme lourde, elle impose une fatigue plus grande au soldat, soit par elle-même, soit par le poids des cartouches ; mais avec l’augmentation de portée que lui a procurée récemment l’adoption des balles évidées, elle doit être redoutable à de plus grandes distances que toutes les autres armes portatives aujourd’hui connues, on peut même dire qu’elle a atteint la limite des portées utiles, celles où les bonnes vues peuvent distinguer un ennemi. Quant au fusil rayé, qui est entre les mains de toute l’infanterie, il a été un peu raccourci et allégé ; la cartouche qui lui est destinée n’a guère varié de poids. Le tir en est bon ; la balle est d’une grosseur et d’une forme qui la rendent, à ce que nous croyons, infiniment plus meurtrière que la balle sphérique et que toutes les autres balles allongées, car au moindre obstacle elle doit se déchirer dans les plaies. C’est un résultat regrettable, et que l’on a obtenu sans le chercher. Dans nos idées modernes, on s’attache à se débarrasser d’un ennemi, à le mettre hors de combat plutôt qu’à le détruire ; s’il fallait en donner des preuves, il n’y aurait qu’à citer la dernière guerre d’Italie, où l’on a vu cent fois, au milieu d’un combat qui durait encore, des soldats atteints eux-mêmes se traîner le long des fossés pour étancher la soif des ennemis qui venaient de tomber sous leurs coups.

Après avoir comparé les divers modèles d’armes perfectionnées adoptées en Europe, il n’est pas moins intéressant de se rendre compte de la supériorité qu’ils possèdent réellement sur ceux dont ils viennent de faire abandonner l’usage. Il ne faudrait pas croire que cette grande précision à des distances énormes produise toujours dans un combat les résultats meurtriers qui semblent au premier aperçu devoir en résulter. La vie des hommes, par bonheur, ne tient pas toujours à si peu de chose. La difficulté d’apprécier la distance de l’ennemi pour viser juste, l’émotion du combat, le mouvement que se donne le troupier, la fumée, mille autres circonstances, sont des causes d’erreur qu’une préoccupation bien naturelle ne permet ni d’apercevoir, ni de rectifier : la plupart des coups portent trop haut ou trop bas et sont perdus. Plus l’arme est perfectionnée d’ailleurs, plus elle réclame de soins, et plus il est aisé de l’endommager ; des dégradations difficiles à réparer en campagne la rendent bien vite inférieure à une arme ordinaire. Il y a même mieux, à une très petite distance elle l’est toujours. Pour que la balle ne s’arrache pas et reste en prise dans les rayures, sa vitesse ne doit pas être trop grande, et c’est l’un des motifs de la réduction des charges dans les fusils rayés. À l’origine, les carabines donnent donc aux projectiles une vitesse, et par suite une force de pénétration beaucoup plus faibles que les anciens fusils de munition[14]. La différence est même assez forte pour que la balle lourde des carabines ait à 40 mètres une force de pénétration notablement plus faible que l’ancienne balle sphérique du fusil à canon lisse, qui pesait presque moitié moins. Il faut une certaine distance pour que les armes rayées prennent sous ce rapport la supériorité qui leur appartient sans conteste sous tous les autres. Par suite, une charge de cuirassiers qui pourrait déboucher assez près de l’infanterie pour ne pas rester longtemps exposée à son feu aurait moins à redouter les fusils perfectionnés que les anciens ; mais on conçoit qu’une telle circonstance ne se présente que rarement, et dans toute autre l’avantage des carabines n’est pas douteux. Où un fusil rayé est surtout précieux, c’est dans une guerre de partisans, lorsque le soldat, livré à lui-même, peut méditer ses coups et ajuster à loisir ; c’est alors que la précision et la portée de l’arme sont de merveilleux auxiliaires de l’audace et du sang-froid.

S’il fallait rassurer plus complètement ceux qui redoutent la destruction trop rapide des armées par suite de l’adoption des armes perfectionnées, on pourrait leur rappeler que les batailles sont de nos jours infiniment moins sanglantes qu’aux temps où les armes blanches étaient d’un emploi presque exclusif. La raison en est simple : lorsqu’on s’aborde corps à corps, il faut au premier choc que la moitié des combattans cède ou disparaisse ; il en aurait toujours été ainsi autrefois, si l’usage partiel des armes de jet et la formation des troupes sur une grande profondeur n’avaient laissé à une partie des troupes seulement la possibilité de se joindre. Un écrivain militaire des temps modernes à qui des talens de premier ordre donnent le droit de parler avec autorité, le maréchal de Saxe, dans des écrits où la finesse des jugemens égale l’originalité, professe le plus grand mépris pour ce qu’il appelle dédaigneusement la tirerie. Il cite des exemples du feu à bout portant d’une troupe nombreuse n’ayant abouti qu’à tuer trois hommes, et il donne comme un résultat de son expérience personnelle que, pour tuer, un soldat, il faut dépenser au moins son poids de plomb. Ce mot semble n’être qu’une spirituelle boutade, et pourtant le maréchal n’exagérait rien ; il ne tenait même pas compte des cartouches perdues ou gaspillées dans les marches, sans quoi il aurait donné un chiffre bien plus fort. Les armes de précision ont-elles apporté quelque changement à une pareille consommation ? Il n’est pas possible de le dire avec certitude ; mais un calcul qui ne se présente que comme une approximation, approximation éloignée si l’on veut, tendrait à faire supposer que non.

Deux armées nombreuses ont combattu avec acharnement à Solferino pendant une journée entière. Les Autrichiens comptaient près de deux cent mille hommes dans leurs rangs, et parmi eux au moins cent quarante mille fantassins, tous pourvus de carabines neuves dans un excellent état. Sans aucun doute, pendant un temps aussi long, ils auront épuisé leurs gibernes, et beaucoup de munitions auront été renouvelées ; en se bornant néanmoins à une consommation individuelle de soixante cartouches, on arrive au chiffre énorme de 8,400,000 coups de fusils. En regard, quel est le résultat obtenu ? Il est toujours fort difficile d’évaluer avec exactitude les pertes réelles faites dans une bataille, parce qu’il se trouve des prisonniers, des hommes égarés, disparus, des blessés recueillis dans les fermes voisines, dont le sort n’est connu que plus tard ; en compulsant les meilleurs documens néanmoins, on peut s’arrêter pour l’armée alliée à une perte de près de dix-huit mille hommes, dont un sixième aurait péri sur le champ de bataille (un tué pour cinq blessés est la proportion la plus habituelle à la guerre). La part de l’artillerie et de l’arme blanche doit être très grande dans une lutte où l’on en a fait un si grand usage ; supposons, ce qui n’est pas, qu’elle s’élève au tiers seulement : il resterait environ deux mille hommes tués et dix mille blessés pour la part de l’infanterie. Chaque soldat atteint aurait donc coûté 700 coups de fusil, et chaque mort 4,200 ; or, comme le poids moyen des balles est de 30 grammes, il aurait fallu au moins 126 kilogrammes de plomb par homme tué, en sorte que, même en tenant compte de ceux qui ont succombé plus tard aux suites de leurs blessures, on retombe au moins dans l’évaluation du maréchal de Saxe. La grande supériorité des armes modernes n’a donc pas pour effet de rendre les combats plus meurtriers, et il est encore permis d’espérer que le perfectionnement de nos engins de guerre n’amènera pas de sitôt la destruction du genre humain.

Nous avons parlé jusqu’à présent des armes portatives adoptées en France et dans la majorité des pays civilisés ; disons en terminant quelques mots d’autres systèmes qui, s’ils n’ont pas donné encore d’aussi bons résultats, sont susceptibles cependant de passer dans la pratique, si l’on parvient à faire disparaître des défauts qui en compensent encore, et au-delà, les avantages. Divers arquebusiers et des militaires eux-mêmes ont été frappés des inconvéniens que présentent souvent la lenteur du mode de chargement des fusils et l’obligation de se servir d’une baguette. Ils ont cherché à y remédier au moyen du chargement par la culasse, très usité déjà pour les fusils de chasse. On avait remarqué aussi combien la petitesse des capsules les rendait difficiles à saisir par un temps un peu froid. En France cependant, il a semblé préférable de se résigner à la sujétion qui en résulte pour le soldat, et de ne pas adopter les cartouches à amorce intérieure, dont la présence est une cause de danger permanente dans les magasins et à la guerre pendant les transports. S’il n’y a pas de raisons valables de modifier cette décision, on ne saurait être aussi affirmatif en ce qui concerne le chargement par la culasse, car il présente à côté de ses inconvéniens de notables avantages. Malheureusement aucun des systèmes imaginés jusqu’à ce jour ne paraît réunir les conditions de solidité indispensables pour une arme de guerre. L’obturation, si parfaite qu’elle soit d’abord, laisse bien vite à désirer, et la moindre fuite de gaz augmente avec une prodigieuse rapidité : la précision du tir disparaît, et il se fait un crachement désagréable et même dangereux. Il faut croire cependant que les recherches entreprises à ce sujet seront un jour couronnées de succès, car on a tenté déjà d’appliquer ce mode de chargement aux canons eux-mêmes, où les pressions sont bien plus fortes, mais où la fermeture se fait avec plus de simplicité. Presque tous les modèles proposés peuvent se rapporter à deux types. Dans l’un, la culasse du fusil présente une grande ouverture latérale, et à l’intérieur existe une chambre mobile où se place la cartouche ; la chambre, en se retournant, ferme ensuite l’ouverture extérieure par une demi-rotation ou par divers procédés accessoires. Dans l’autre, la crosse elle-même, ou la culasse seulement, bascule autour d’un axe, et le canon se trouve ouvert par les deux bouts ; la charge s’y loge, et l’arme se referme par des moyens d’une exécution toujours assez compliquée. Lorsque, pour éviter la pose de la capsule, la charge préparée contient elle-même l’amorce fulminante, une aiguille, sortant de la culasse, vient percer la cartouche et déterminer l’inflammation au moment où le doigt presse la détente. Un fusil à bascule et à aiguille, d’un calibre réduit, a été adopté tout récemment en Prusse. Le public n’a pas été mis dans le secret des expériences auxquelles ce fusil a été soumis ; mais il ne semble pas probable qu’il soit supérieur à un grand nombre d’autres qui ont été proposés depuis vingt ans en France et à l’étranger, et parmi lesquels le fusil Lefaucheux, bien connu des chasseurs, occupe un rang distingué. Cette arme restera-t-elle longtemps entre les mains du soldat sans exiger de réparations ? Cela est douteux, et elle pourrait bien se trouver fort dégradée, ne fût-ce que par l’effet du fourbissage, lorsque le moment viendra de s’en servir.

L’avantage le plus réel des divers modes de chargement des armes par la culasse est une manœuvre simple et rapide. Cette dernière qualité existe à un haut degré dans le système américain dit revolver, et il permet en outre de tirer plusieurs coups de suite avec un seul canon, ce qui avait déjà été essayé, mais sans grand succès. Les revolvers ont une grande vogue depuis quelque temps, et la description détaillée en serait superflue, car tout le monde les a maniés, ou du moins les a vus aux vitrines des armuriers. Ils méritent le bon accueil qui leur a été fait, tant par l’originalité de l’idée que par les avantages qu’ils présentent pour les armes d’une petite longueur et d’une faible portée. Néanmoins les armes à révolution, avec quelque soin qu’on les exécute, n’auront jamais une grande précision ; il se fait toujours entre le canon et la culasse une grande déperdition de gaz, qui s’accroît très vite, et empêche, au bout de peu de temps, de compter sur la justesse du tir. La culasse, mobile d’ailleurs, peut bientôt ballotter dans son encastrement et ne plus correspondre avec exactitude au canon, ce qui est une cause sérieuse d’accidens. La solidité des revolvers ne paraît donc pas supérieure à celle de beaucoup d’armes que l’expérience a fait repousser. Il est regrettable sans doute que le défaut de justesse et de solidité empêche de les confier aux tirailleurs, qui peuvent éprouver le besoin d’avoir plusieurs coups à leur disposition ; mais un tel regret doit-il s’étendre aussi à l’infanterie de ligne ? Beaucoup de militaires ne le pensent pas. En présence de la consommation énorme des munitions et de la difficulté de les remplacer, quel avantage y aurait-il à augmenter encore la rapidité du tir aux dépens de la précision ? Le fait est certain : plus on tire, moins on ajuste. Au feu, le soldat le plus brave est sous l’impression d’une surexcitation fébrile ; il charge son fusil et tire sans s’arrêter, tant qu’il a des cartouches : il tire sur un ennemi hors de portée, il tire même souvent sur un ennemi imaginaire ; puis tout à coup, lorsque sa giberne est vidée, lorsqu’il se croit désarmé, il peut céder à une de ces paniques incroyables dont l’histoire nous offre trop souvent l’exemple. Augmenter les moyens de consommer des munitions sans chercher à en rendre l’emploi plus efficace serait poursuivre un résultat illusoire, et comme l’on n’a pas toujours la possibilité de remplir sur-le-champ les cartouchières épuisées, ce serait commettre une faute grave avec un corps composé de vétérans, courir à sa perte avec de jeunes soldats.

D’après une maxime constante des armées françaises, que l’expérience n’a jamais infirmée, la fusillade ne fait que préparer une action, le combat corps à corps seul la rend décisive. Le perfectionnement des armes à feu, la certitude acquise par le tir éloigné vont rendre les luttes corps à corps bien plus difficiles qu’autrefois, et pour qu’elles deviennent possibles, il faudra remplir des conditions de tactique nouvelles. Ce dernier côté de la question offre à nos officiers un sujet d’études bien autrement important qu’une rapidité excessive du tir ou l’extension des portées à des distances où l’œil le plus exercé ne saisit plus rien de distinct. Il est aussi plus intéressant, et c’est à bon droit que l’art de conduire les armées a toujours été regardé comme supérieur à la tâche de pourvoir à leur défense ou à leurs besoins.


PIERRE DE BUIRE

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié la remarquable étude où sont retracées l’organisation et l’histoire des chasseurs de Vincennes livraison du 1er avril 1855.
  2. On désigne souvent sous ce nom les armes rayées.
  3. On sait que les physiciens distinguent les gaz permanens, qui nous apparaissent toujours sous cette forme, des vapeurs qu’un abaissement de température ou une augmentation de pression peut faire passer à l’état liquide. Les liquides, au moment de la vaporisation, absorbent une grande quantité de chaleur qui cesse d’être sensible au thermomètre, et par contre développent une pression considérable.
  4. Comme ce terme, pression de tant d’atmosphères, familier aux physiciens et aux ingénieurs, peut n’avoir pas une signification aussi précise pour tous les lecteurs, il n’est pas inutile de rappeler qu’une pression d’une atmosphère, celle produite par l’air qui nous enveloppe, équivaut à un poids de 103 kilogrammes pour une surface carrée d’un décimètre de côté ; toute augmentation de volume dans un espace fermé équivaut à une augmentation proportionnelle de la pression. Comme terme de comparaison, les machines à vapeur dites à haute pression ne travaillent guère qu’à six ou huit atmosphères au plus. Dans des expériences très hardies et très périlleuses, entreprises par MM. Gay-Lussac et Arago pour déterminer la force expansive de la vapeur d’eau à des températures diverses, ces savans allèrent jusqu’à 24 atmosphères, force de la vapeur d’eau échauffée à 224 degrés.
  5. Le dosage as, as et six, dont on ne s’éloigne jamais beaucoup dans la composition de la poudre, est celui qui, d’après les théories chimiques, donne le plus grand volume de gaz. Cela est vrai si l’on suppose la combustion complète, et si l’on ne tient compte que des corps actuellement connus ; mais à la haute température qui se développe, n’est-il pas possible et même très probable que les matières soudainement réduites en vapeurs produisent des combinaisons dont nous n’avons aucune idée ? Une présomption assez forte en faveur de cette supposition est fournie par le changement d’aspect des crasses qui se déposent dans les armes : grises et tenaces au moment où elles apparaissent, elles tournent au noir, et absorbent l’humidité et l’air même dans un temps si court, qu’il n’a pas encore été possible de les recueillir et de les étudier à leur premier état.
  6. Il est inutile d’ajouter que ce vide doit être maintenu dans d’assez étroites limites, car chacun sait qu’il suffit d’un tampon assez faible, placé à l’extrémité d’un fusil, pour le faire éclater. L’effet tantôt favorable, tantôt désastreux d’une bourre séparée de la charge s’explique très bien par cette considération, que les premières portions de gaz se répandant dans l’espace libre tout entier, elles sont comprimées par celles qui les suivent ; mais ce mouvement, qui dégage la culasse, peut être moins rapide que la combustion ; il s’y joint d’ailleurs des alternatives de chaleur et de refroidissement qui contribuent à rendre la tension très inégale dans un tube étroit et long, tel qu’un fusil. À de certains momens, la tension peut donc être trop faible encore à la bouche pour dégager le tampon, et assez puissante au tonnerre pour faire éclater l’arme.
  7. Voyez, sur le Coton-Poudre, la Revue du 1er février 1847.
  8. On désigne par cette expression le vide qui existe entre le projectile et les parois de l’arme qui doit le lancer.
  9. La trajectoire est la ligne fictive que suit le projectile dans sa marche.
  10. Les lois du mouvement des corps font voir que l’axe de rotation est en général constamment variable pour les corps de forme irrégulière.
  11. D’après cette loi, qui a été découverte par la théorie pure, indépendamment de toute expérience, la rotation imprimée à un corps autour d’un axe de symétrie conserve une direction constante, ainsi que l’axe lui-même, quelque déplacement que le corps éprouve d’ailleurs, et une tendance invincible les y ramène, si une cause étrangère vient à les en écarter. On en trouve un exemple dans le mouvement des palets, dont la forme est à peu près régulière ; la rotation imprimée par le joueur autour de l’axe les oblige à rester toujours sur le plat, s’il les a lancés ainsi.
  12. On donne ce nom à la distance après laquelle les rayures feraient un tour entier dans l’arme.
  13. En parlant d’armes de guerre, on ne peut mentionner que pour mémoire deux inventions autour desquelles on a récemment cherché à faire quelque bruit : la balle à pointe d’acier et la balle explosive. Toutes deux ont la forme cylindro-conique, et dans la dernière la pointe est munie d’une capsule destinée à procurer, au moment du choc, l’inflammation d’une petite quantité de poudre placée dans une cavité intérieure du projectile. Les résultats annoncés sont très réels à une courte distance, mais d’après les explications données sur la forme des trajectoires, on prévoit aisément que ces balles, dont la partie antérieure est très légère, ont une grande tendance à se retourner bout pour bout dans leur parcours. Tout au moins arrive-t-il qu’elles se redressent dès que la courbure de la trajectoire devient un peu marquée, et la pointe ne se trouve plus dirigée en avant, comme cela devrait être pour obtenir l’effet attendu, une perforation profonde ou une explosion à l’instant du choc. Ces inventions cruelles n’ont donc heureusement répondu ni comme justesse, ni comme efficacité, aux espérances des inventeurs.
  14. Ce fait n’est pas généralement connu, et il peut paraître surprenant que l’on obtienne une portée très supérieure d’une balle à laquelle on a imprimé une vitesse initiale beaucoup moindre ; mais il faut remarquer que la propriété des armes carabinées est précisément de mieux conserver la vitesse des projectiles en diminuant les influences retardatrices de l’air.