Les Artifices de toilette/01

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Les Artifices de toilette
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 408-443).
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LES ARTIFICES DE TOILETTE

I
LES FARDS


Heinrich Paschkis,Kosmetih für Arzfe. Zweite Auflage, Wien, 1893.


Nous lisons dans le livre d’Enoch, classé parmi les apocryphes de l’Ancien Testament, qu’avant le déluge, un ange déchu, Azaël, non seulement apprit aux hommes à forger épées et cuirasses, mais enseigna aux femmes l’art de se parer de bijoux, de teindre la laine de leurs vêtemens et enfin d’appliquer sur leurs visages de fausses couleurs. D’après cette vieille légende, le « maquillage » remonterait jusqu’aux débuts de l’humanité primitive.

Si l’extrême antiquité de la coutume de se peindre la face ne donne lieu à aucune discussion, il est au contraire malaisé de définir sans ambiguïté l’expression plus générale d’ « artifice de toilette. » Où commence, où finit l’artifice qui modifie l’aspect naturel de la tête, des membres, du corps ? Et même certains vêtemens, par leur nature, ne rentrent-ils pas à la, rigueur dans notre sujet ? Ainsi le gant de grande toilette, moulant avec précision la forme de la main chez les deux sexes, moulant aussi chez les femmes le contour des bras jusqu’au delà du coude, n’est-il pas destiné à figurer aux yeux une main ou un bras artificiels, de même forme que la main ou le bras nus, mais d’aspect plus agréable ? On peut en dire autant des chaussures de soirée des dames, des maillots que portent gymnastes, ténors, danseuses. Combinés de façon à dessiner exactement le pied, la poitrine, la jambe, suivant le cas, ils ne modifient en apparence que la couleur naturelle de la peau ; souvent même ils la contrefont avec exactitude.

Quoi qu’il en soit, aux fards, tatouages, teintures de cheveux, perruques, en un mot à tout ce qui constitue l’ars fucatrix, comme disaient les Romains, très connaisseurs dans ces matières, nous consacrerons presque toutes les pages qui vont suivre.

Jusqu’où étendrons-nous nos investigations ? Certaines pratiques dérivant des précédentes finissent par constituer non plus des, artifices de toilette, mais de simples soins de propreté ; d’autres sont passées dans la pratique journalière, ne trompent personne et n’attirent aucune attention : ainsi la frisure, ainsi l’emploi du « crêpé » dans la coiffure des femmes ; d’autres enfin, parfois impérieusement exigées par l’hygiène, masquent une difformité, comme la perruque d’un chauve, les fausses dents d’un vieillard, l’œil de verre d’un borgne. Nous n’en parlerons donc que peu ou point. Cependant, même à cet égard, les idées universellement reçues aujourd’hui, et agréées même par les casuistes les plus rigoureux, n’ont pas toujours été admises sans discussion. C’est ce que nous démontrera l’examen d’un certain nombre de textes choisis dans les œuvres des Pères de l’Église.

En somme, pour être complet, il faudrait faire œuvre d’antiquaire, d’historien, de chimiste, de parfumeur, de médecin hygiéniste, de moraliste, aborder même l’examen de procès correctionnels et discuter certains points de droit. Une telle tâche nous effraye. Contentons-nous clé glaner dans ce champ si vaste quelques détails aussi variés que possible, choisis non dans telle ou telle spécialité, mais parmi les plus curieux.


I

Quels que soient son costume, son degré de civilisation, quelle que soit enfin l’époque de l’antiquité, du moyen âge ou des temps modernes à laquelle on s’attache, en général l’homme, comme la femme, découvre, au moins sa face, souvent d’autres parties de son corps. Lorsque la nature ne l’a pas suffisamment favorisé de ses dons, ou lorsque la tyrannie de la mode l’exige, guidé par des conventions ou des préjugés, il modifie, il améliore l’aspect extérieur des organes qu’il exhibe. Trois de ces organes subissent donc l’influence des artifices de toilette : à savoir la peau, le système pileux (cils, sourcils, barbe et cheveux), et, en troisième lieu, les dents.

En bonne logique, il nous paraît indispensable de dire quelques mots de ces parties extérieures de notre corps destinées à être transformées, supprimées ou remplacées. Parlons d’abord de la peau ; normalement elle est lisse, douée d’un faible éclat gras ; sa couleur, dans la race caucasique et s’il s’agit d’un individu sain, s’écarte peu du chamois pâle, virant, tantôt au jaune rougeâtre très clair, qui caractérise le teint de l’Allemand, de l’Anglais, du Scandinave, tantôt vers la nuance bronzée, comme chez les Européens du Sud. Certaines parties, comme les joues, se peignent de couleurs un peu plus vives : il en est de même des doigts. L’action du soleil est connue de tous : elle enduit de hâle la peau, lorsque celle-ci n’est pas abritée, et son influence, continuée depuis de longues générations, différencie les habitans des climats froids de ceux de la zone chaude. Une grande dame espagnole, de race autochtone, n’aura jamais le teint blanc et rose de la plus vulgaire servante d’auberge de Stockholm. La structure de la peau est poreuse ; elle est criblée de glandes sudoripares, destinées à entretenir l’éclat et l’humidité de l’organe, glandes qui émettent une sécrétion à la fois salée et savonneuse[1], primitivement liquide, mais destinée à s’épaissir.

Pour le médecin, la peau ne laisse rien à désirer quand elle est douce, luisante, un peu humide, pâle, élastique et tendre. Mais les caprices de la mode n’exigent pas toujours des conditions identiques à elles-mêmes de là l’emploi des différens fards, destinés à perpétuer, en apparence, beauté, jeunesse, santé. Nous aurions pu ajouter que la peau comprend le derme et l’épiderme, dont le nom désigne la situation extérieure ; c’est, bien entendu, l’épiderme que l’on aménage suivant les règles de l’élégance.

Respectant toutefois, avec le creux de la main, les paupières supérieures et les lèvres, les poils tantôt fins, tantôt plus durs et plus grossiers, blond duvet ou barbe épaisse, envahissent toutes les parties du corps que l’homme ou la femme montrent ordinairement. On peut prosaïquement comparer un poil à un oignon : comme pour ce dernier, en dessous de la tige, qui constitue la partie apparente du poil, est un « bulbe » enveloppé dans une poche de l’épiderme nommée « follicule. » Anciens et modernes ont lutté d’ingéniosité pour supprimer l’excès de cette végétation parfois trop indiscrète. Découvrant leurs bras et leurs épaules, les Romains des deux sexes s’épilaient à la pincette, procédé désagréable, radical en apparence seulement, et qui ne mérite pas d’explications, non plus que la méthode de boules de poix appliquées sur la peau qui arrachaient les poils, entraînés par adhésion. Les élégans de Rome se frottaient aussi les bras avec de la pierre ponce.

Tout le monde a lu, dans l’histoire grecque, l’anecdote de Denys le Tyran n’osant confier sa tête à un barbier armé de son rasoir, et obligeant ses filles à remplir cet office en se servant de coques de noix brûlantes qu’elles promenaient sur la figure de leur pore. De nos jours, plus d’une jeune fille, la veille d’un bal, s’est amusée à griller à la flamme d’une bougie les poils de ses bras, trop touffus à son gré. Mais en médecine, comme en parfumerie, on emploie à présent d’autres moyens. Lorsqu’on fait barboter de l’hydrogène sulfuré dans une solution de potasse, de soude, ou dans un lait de chaux, on obtient des combinaisons plus ou moins stables et définies, mais solubles dans l’eau, à base de sulfures alcalins ou calciques. Si l’on trempe dans cette liqueur, souvent trouble, une barbe de plume d’oiseau, des cheveux, des poils, ils sont amollis, désagrégés et finalement se réduisent en bouillie. Tel est le principe des liquides ou pâtes épilatoires, qu’on ne peut composer toutefois avec les réactifs primordiaux purs, ou bien parce qu’ils détruiraient la peau en même temps que les poils, ou bien parce que, avec une moindre causticité, l’effet produit ne serait pas assez rapide. Il faut donc tourner la difficulté.

Elle est résolue depuis longtemps chez les Orientaux, et c’est à leur imitation qu’on use d’un mélange qu’ils nomment rusma et qui est composé de chaux et d’orpiment ou trisulfure jaune d’arsenic. L’arsenic cède de son soufre à la chaux et le sulfure obtenu se combine au reste du sulfure d’arsenic pour former un composé mixte salin : le sulfarsénite de calcium. Nos chimistes modernes ont perfectionné le rusma, ils lui adjoignent soit de l’amidon, soit du blanc d’oeuf, soit de la gomme pour former avec de l’eau une pâte suffisamment liante, ou bien ils offrent au public des liquides à base de sulfure de calcium, adouci par la glycérine. Ce qu’ils ne peuvent empêcher, par exemple, c’est la mauvaise odeur d’hydrogène sulfuré que dégagent toutes ces préparations ; si on essaie de corriger ce défaut par l’adjonction de parfums énergiques, le remède ne fait qu’accroître le mal. Seule l’essence de citron donne des résultats à peu près passables. La grande difficulté commune à toutes ces recettes est que, tandis que l’agent produit son effet, en rongeant les poils, il attaque aussi la peau ; il ne faut donc pas le laisser au contact de l’épiderme, au delà du temps strictement nécessaire pour produire l’effet voulu (une demi-heure au maximum avec le sulfure de calcium, et bien moins de temps avec l’orpiment). Lorsque le léger chatouillement qui suit l’application de la drogue fait place à une sensation douloureuse de brûlure, il est temps d’interrompre. On enlève l’eau ou la pâte, qui entraîne avec elle les poils amollis, on lave à profusion à l’eau tiède, et, s’il s’agit du visage, par exemple, on enduit la peau épilée d’un peu de matière grasse et souvent d’une légère couche de poudre de riz.

Somme toute, l’épilation par de semblables procédés doit être abandonnée aux seuls médecins ou chirurgiens. Appliquée par des mains ignorantes ou inhabiles, elle peut entraîner de graves accidens. Malheur, par exemple, aux comédiens auxquels pèse trop la nécessité de se faire continuellement la barbe et qui recourent aux pâtes épilatoires, qu’ils s’appliquent au hasard, en choisissant parmi les plus violentes ! Ils peuvent s’attirer ainsi de graves érythèmes. D’autant plus que l’effet des agens chimiques épilatoires n’est pas définitif, et qu’avec les moins énergiques, il faut recommencer au bout d’un mois. Nous n’avons pas besoin du reste d’insister sur l’inconvénient que présente pour l’organisme l’application, sur la peau, d’un rongeant à base d’arsenic.

Au temps actuel, il existe une méthode moins dangereuse et sensiblement plus efficace : nous voulons parler de l’épilation électrique. Seulement il faut procéder soigneusement, poil par poil, et, comme les séances, malgré l’insensibilisation à la cocaïne, ne peuvent pas durer trop longtemps, on n’arrive pas à supprimer chaque fois plus de 50 poils au maximum. On emploie, parait-il, un courant très faible, surtout s’il s’agit de dégarnir la lèvre supérieure d’une dame, mais on épargne à ce courant toute résistance à surmonter. Le patient, -plus souvent une patiente, — tient dans ses mains l’électrode positive ; l’électrode négative se termine par une aiguille en platine iridié, qu’on enfonce légèrement, pendant 20 ou 30 secondes, près du « bulbe » du poil à détruire. Il ne se produit pas, comme on pourrait le croire, une action caustique, mais l’influence électrolytique du courant résout le poil en une goutelette liquide, qui, examinée de plus près, semble gonflée par d’imperceptibles bulles de gaz. À la suite de l’opération, la peau rougit légèrement, mais il n’y a pas d’autres inconvéniens à redouter, si l’on évite de détruire le même jour deux poils trop voisins et tels que les, petites plaies en deviennent confluentes. Il vaut mieux épargner quelques poils et les réserver pour la séance suivante.

Malgré tout, l’épilation électrique n’arrive pas à produire une destruction définitive de l’organe. Le poil repousse à l’état de duvet, il est vrai, plus fin et plus serré. Néanmoins, c’est déjà un grand avantage de gagné pour les dames que la nature a ornées, non d’une jolie petite ombre sous le nez, mais de véritables rudimens de moustaches.

L’ « odontologie » et l’art de la « prothèse » dentaire se rattachent à certains égards au sujet que nous examinons en ce moment, mais de nombreuses restrictions s’imposent. Si, pour le dentiste, une incisive vaut une canine et si une canine à l’importance d’une molaire, au point de vue esthétique, il importe surtout que la bouche soit garnie, sur le devant et sans lacunes, de belles dents blanches[2]. Dégarnie sur le devant, elle perd tout agrément, au lieu que l’absence de plusieurs grosses molaires, tout en creusant un peu trop les joues, ne gâte pas absolument la physionomie. À l’heure où nous écrivons, les mâchoires irréprochables sont tellement rares que presque tout le monde, d’après son expérience personnelle, pourrait indiquer aussi bien que nous les méthodes de remplacement des dents absentes. Ces organes se composent de trois parties dont les plus importantes, au point de vue qui nous occupe, sont la.« couronne, » visible au dehors, et la « racine, » qui s’implante dans la mâchoire et maintient la dent ; entre les deux s’interpose le collet. » Souvent, pour une raison quelconque, couronne et collet ont disparu, tandis que la racine est demeurée saine. Vers la fin du règne de Louis XIV un dentiste nommé Fauchard imagina, en semblable conjoncture, de creuser le cœur de la racine et de sceller dans le trou un axe ou tenon de dent artificielle qui venant se superposer à la racine, rétablissait l’intégrité de l’organe primitif, au point de vue de l’aspect, comme de l’usage. Mais, à cette époque, on ne connaissait guère et’ on pratiquait mal les procédés de désinfection, et, comme la condition ’absolument indispensable de la durée du résultat est le parfait nettoyage de la racine, la méthode des « dents à pivot » fut abandonnée pour revenir en faveur à l’époque contemporaine, où elle s’est grandement compliquée et perfectionnée.

D’autres fois, hélas ! les fondations de l’édifice font défaut et une, deux, plusieurs dents ont complètement disparu. On les remplace par des dents artificielles encastrées dans des plaques qu’on appuie sur les dents restantes. D’autres fois encore la plaque soutien, suffisamment flexible, repose sur les gencives par simple adhésion. On utilise ainsi un principe fondé sur une expérience connue. Deux blocs de marbre ou deux glaces bien polies sont mises en contact par leurs faces planes ; elles adhèrent bientôt au point qu’en soulevant la masse supérieure, on entraîne aussi le bloc inférieur. Ici les gencives et les plaques jouent des rôles parallèles.

Ces détails, trop vulgarisés aujourd’hui, ne présentent pas en somme un intérêt aussi vif que la discussion de la nature et de l’origine des matières devant suppléer les dents naturelles ou contribuant à fixer dans les mâchoires les dents factices. On a essayé de dents humaines nettoyées, limées et travaillées de façon à se réduire à la simple couronne ; elles imitent parfaitement la nature, et pour cause, mais ne durent guère[3]. Les dents de bétail suppléent aux incisives, mais, par trop brillantes au début, elles ne se conservent pas davantage, sans doute à cause de la différence d’alimentation de l’homme, omnivore, et des ruminans, herbivores. L’ivoire en est perméable aux sucs buccaux, tout autant que celui d’éléphant ou d’hippopotame. Toutes ces substances, qui présentent des inconvéniens peu agréables à la vue et surtout à l’odorat, font place aujourd’hui à la porcelaine émaillée, non poreuse, inaltérable et d’une durée indéfinie. Souvent la porcelaine, émaillée en rose, imite les gencives elles-mêmes ; d’autres fois, c’est le caoutchouc qui prête le concours de sa plasticité. On doit aux Américains de curieuses recherches dans cet ordre d’idées, et leur sagacité s’est aussi exercée sur le choix des métaux à employer en prothèse dentaire. Il est très rare qu’un métal pur convienne parfaitement à un but proposé, et, contrairement à un préjugé très répandu, les alliages ne reproduisent nullement la moyenne des qualités ou défauts respectifs des métaux constituans. L’or pur se montre trop mou et trop flexible ; isolés, l’aluminium, l’argent, et surtout le cuivre, ne résistent pas aux acides de la bouche ; le platine, parfait au début quand on le mélange à l’or, subit une altération qui le rend cassant. Les meilleurs résultats s’obtiennent encore avec une dose rationnelle de cuivre combinée avec un excès d’or pur, ou d’or mélangé d’argent. L’or « riche » à 875 millièmes est malléable, ductile, mais peu élastique ; l’or « pauvre » à 800 millièmes devient cassant et communique à la salive un goût désagréable. Le premier convient seul à la mâchoire inférieure ; l’autre permet à l’opérateur de réaliser une petite économie en traitant la mâchoire supérieure (il est toutefois douteux que cette économie profite au client).

Nous autres. Européens, apprécions en première ligne la blancheur parmi les qualités d’une dentition saine et d’aspect agréable. On sait d’ailleurs que, dans une bonne partie de l’Asie, les dents noires sont seules prisées, et les voyageurs qui signalent cette anomalie de goût ne manquent pas d’en faire ressortir l’absurdité. Ils n’ont certes pas tort, mais il convient de replacer la question sous son jour véritable. La teinte noire provient de l’usage journalier du « bétel » et elle n’est venue à la mode qu’à raison d’habitudes dérivant elles-mêmes d’une hygiène inconsciente, mais très logique. Comme les chaleurs des tropiques épuisent l’estomac et engendrent l’inappétence, les habitans de la Malaisie, de l’Indo-Chine et des contrées voisines ont adopté l’usage de mâcher des feuilles de bétel, mélangées de poudre de noix d’arec, de feuilles de tabac, de cardamome, girofle, et autres aromates qu’on saupoudre enfin de chaux provenant de la calcination d’écailles d’huîtres, le tout combiné suivant le goût du consommateur, qui puise à son gré dans les différens compartimens renfermant ces drogues, à peu près comme un gourmet qui assaisonne une salade. Le besoin de cracher diminue ; l’estomac se fortifie ; les gencives se raffermissent, et l’haleine acquiert une odeur agréable. Ajoutons que le goût de ce mélange aromatique et astringent est de nature à satisfaire même le palais d’un Européen. Par exemple, la salive du consommateur acquiert une bizarre, couleur rouge, mais, ce qui est pire, les dents noircissent rapidement, puis se carient et enfin disparaissent, mais sans causer la moindre douleur. En somme, la mode du bétel se résume à sacrifier complètement les dents en faveur du bon fonctionnement de l’estomac, et certains médecins l’ont jugée plus utile que nuisible.


II

Sans remonter au temps des patriarches antérieurs au déluge, ni descendre non plus jusqu’à l’époque où la reine Jézabel peignait son visage, nous pouvons fournir quelques renseignemens assez curieux et plus précis qu’on ne serait tenté de le croire sur les artifices de toilette en usage dans l’antique Égypte des Pharaons. Nous mettrons à profit pour cela un intéressant travail, du professeur Fischer, de l’Université d’Erlangen.

L’Orient, comme on le, sait, se caractérise par l’immobilité de ses coutumes. Il y a quatre mille ans comme aujourd’hui, les femmes de cette région enduisaient leurs paupières, leurs sourcils et le coin de leurs yeux, pour les grandir, d’une substance noire à laquelle nous donnerons son nom moderne de Kolh. Le Kolh, dont se servit Jézabel, est le sulfure d’antimoine naturel, noirâtre comme la plupart des combinaisons du soufre avec les métaux ou les corps simples de nature semi-métallique, noirâtre aussi comme le sulfure de plomb, ou galène, plus commun et moins cher, qui, autrefois comme de nos jours, servait à falsifier l’antimoine sulfuré, Quelquefois jadis, et bien souvent aujourd’hui, on substitue le noir de fumée ou la plombagine aux sulfures métalliques.

On a trouvé à Achnim (Haute-Égypte) de petits sachets déposés auprès d’une momie et renfermant une poudre noire qu’a analysée le célèbre chimiste allemand von Baeyer. Elle ne contient pas d’antimoine, mais un mélange de sulfure de plomb et de charbon : Baeyer a même pu la reconstituer synthétiquement et prouver que l’antique drogue provenait de sulfate de plomb calciné avec du charbon et « réduit » suivant le terme technique.

En réalité, quoique toujours désignés sous le nom d’antimoine, les fards de couleur noire étaient, dans l’Égypte primitive, le plus souvent constitués de sulfure de plomb. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que les parfumeurs vendent, — à gros prix naturellement, — des substances vulgaires déguisées sous le nom de drogues analogues plus précieuses. On incorporait, bien entendu, la poudre noire dans un peu de graisse, d’où résultait une sorte de pommade, et, comme toutes les pommades, le fard se conservait dans de petits pots en argile, en albâtre, en stéatite. Même sur l’un d’eux, taillé dans l’ivoire et fort joli, les égyptologues ont pu déchiffrer le nom de la princesse Ast, qui en avait, fait usage, il y a trente siècles et plus. Dans certains fards, on a reconnu la présence de sels ou de minerais à base de fer, de manganèse, et enfin de cuivre, dont les combinaisons fournissaient des fards verdâtres ou bronzés. Il paraît vraisemblable, qu’au moins à une époque donnée, une teinte de ce genre ait été à la mode en Égypte, pour les sourcils, et l’inspection de certaines statues le donne à supposer. Fait douteux, soit ! mais il est certain que cette coutume n’a aucune, chance de ressusciter de nos jours.

Non contens de se barbouiller les yeux et sourcils, souvent par coquetterie, souvent aussi par hygiène, car certains de ces fards ont pu aussi bien jouer le rôle de collyres, les anciens riverains du Nil connaissaient le blanc et le rouge, savaient se teindre les cheveux et portaient perruque. On sait que la feuille du henné (Lawsonia inermis) sert encore en Orient à la coloration des ongles des mains et des pieds ; il est probable que ce rôle tinctorial est peu de chose auprès de ses multiples et anciens emplois, car chez les Égyptiens et sans doute aussi les Hébreux, ce végétal servait à la fois à l’usage précédent, comme colorant des joues trop pâles et surtout comme parfum. À l’imitation de, leurs anciens maîtres et des nations voisines, les Juifs tenaient surtout à agrandir, à embellir les yeux, et à donner de l’éclat à leur regard, pratiques que suivaient du reste chez eux les femmes les moins recommandables s’il faut en croire les Prophètes. Il est visible que l’ars ornatrix, non seulement permis, mais encouragé par la foi, car innombrables sont les textes laudatifs concernant les divers parfums, que l’ars ornatrix, disons-nous, dérivait quelquefois vers des pratiques moins innocentes. À en croire M. Paschkis, une des filles de Job se serait appelée Keren Hapuch, ce qui signifie, paraît-il, « petit pot de fard, » surnom à coup sûr étrange pour la fille d’un patriarche. L’auteur viennois va plus loin ; il est persuadé que, pour affronter le regard d’Assuérus son royal époux, Esther non seulement se parfuma, comme l’indique formellement la Bible, mais se peignit la face, et il donne pour raison qu’a cette époque, les Juifs, sans cesse en contact avec les peuples voisins, en avaient adopté certaines habitudes. Comme, en Orient, elles se modifient bien peu, ce n’est point se lancer dans une digression que de passer des anciens Juifs ou Perses aux Persans modernes et aux Syriens actuels.

Lisons le récit de Chardin le célèbre voyageur du XVIIe siècle. Allant de Paris à Ispahan, il passe d’abord par la Mingrélie et remarque l’excès de fard dont les femmes du pays,— principalement les moins belles et les plus âgées, — couvrent leur visage, observant en outre que celles qui sont jeunes et jolies peignent au moins leurs sourcils. En Perse, la mode est aux sourcils noirs et épais : aussi les Persanes qui, à leur gré, ne se jugent pas assez favorisées sous ce rapport, les teignent et les frottent de noir sans préjudice d’une mouche noire au bas du front et d’une autre petite marque violette à la base du menton, celle-ci indélébile. Elles s’enduisent aussi mains et pieds de cette pommade orangée qu’on nomme hannah, qui est merveilleuse pour garantir la peau contre le hâle. Chardin ajoute que cette application leur épargne l’usage des gants qu’elles ne connaissent pas. Au fond, répétons-le, l’emploi des fards découle presque toujours de pratiques hygiéniques rationnelles.

On dira que les renseignemens de Chardin remontent à une époque déjà reculée. Mais ceux que nous fournit la princesse de Belgiojoso coïncident avec la période ultime de la civilisation orientale encore préservée de toute infiltration européenne, puisqu’ils remontent à une cinquantaine d’années environ. L’usage ou, pour mieux dire, l’abus du fard règne universellement dans les harems de Syrie. Par malheur, à la date où écrit la voyageuse, les miroirs y sont rares et chers, et chaque femme n’a pour guide de sa toilette que les conseils très intéressés de ses compagnes, toujours prêtes à redouter une rivale et qui la poussent avec perfidie à se barbouiller à tort et à travers. C’est un véritable concours de grossières enluminures entre odalisques : vermillon sur les lèvres, rouge sur les joues, sous le nez et le menton, au front, blanc « à l’aventure, » bleu autour des yeux. Quant aux sourcils, on en prolonge l’arc jusqu’à la tempe vers l’extérieur et du côté de l’intérieur du visage jusqu’à la naissance du nez. Nous allions oublier les mains et pieds bariolés de teinture orange. Comme, chaque fois que la femme turque se lave, elle est obligée de se repeindre à fond, elle s’épargne cette peine en ne se débarbouillant que le moins souvent possible. Détail prosaïque bien fait pour dépoétiser les Orientales !


III

L’emploi du fard et des divers artifices de toilette ne fut pas ignoré des anciens Grecs ; il est probable même qu’aux âges héroïques et historiques, les hommes se teignirent cheveux et peau autant et plus que les femmes, car il est connu que dans les sociétés primitives, le goût des ajustemens est l’apanage du sexe fort pour le moins autant que chez nous le monopole du sexe faible. Mais quel intérêt présenterait l’exposition d’un petit nombre de faits isolés ? Les Grecs de la belle époque étaient principalement blonds, quoique l’élément brun existât aussi parmi eux. Or les peuples blonds, — le fait n’a pas besoin d’être expliqué, — paraissent moins disposés à user du maquillage. Seulement, à la suite de guerres successives prolongées pendant des siècles, la race brune, plus résistante, persista seule dans la Grèce,ruinée, appauvrie et d’ailleurs « orientalisée, » s’il est permis de s’exprimer ainsi. Les Grecs, par leur contact avec les Asiatiques, en adoptèrent les mœurs et les usages, parmi lesquels la coutume du fard pour les femmes à la mode.

Quelle était la couleur du teint chez les vieux Romains ? Nous l’ignorons au juste[4], mais la même explication, — c’est-à-dire le fait d’une race blanche de peau, claire de cheveux, aux joues roses, devenant peu à peu, par sélection, brune à teint mat ; la même explication, disons-nous, paraît plus que vraisemblable. Cent ans avant l’ère chrétienne, non seulement Rome se grécisait par son contact avec l’antique Hellade, mais les légions romaines qui, jusqu’alors, n’avaient guère combattu que des Italiens, des Grecs, des Orientaux, des Africains, des Espagnols, se trouvèrent en conflit avec des peuples d’origine gauloise et germaine. Les captifs des deux sexes, arrachés à ces nations du Nord, amenés en Italie, ou transplantés dans les anciennes provinces, éblouirent Romains et surtout Romaines par l’or de leur chevelure, par leur peau transparente et fraîche, avantages fort rares sur les rives de la Méditerranée. Comme, en même temps, les mœurs antiques se transformaient, que les vieilles traditions s’effaçaient, les artifices de toilette de toute espèce, inconnus auparavant, firent leur apparition, parce qu’il était de bon ton dans le monde élégant d’imiter l’extérieur des vaincus du Nord et de l’Occident, en ayant recours aux drogues et aux recettes transmises par les peuples soumis en Orient. La mode s’en propagea avec une rapidité inouïe dans tout le monde romain, pour durer plusieurs siècles et continuer sous le Bas-Empire.

Les documens relatifs à ce sujet foisonnent. On peut débrouiller un peu ce chaos en les classant en trois séries : écrits techniques, en prose ou en vers ; anecdotes dont fourmille l’histoire publique ou privée ; puis, plus tard, extraits fort curieux des œuvres des Pères de l’Église, Grecs ou Latins, qui presque tous ont sévèrement attaqué et condamné tout déguisement de ce genre. La fréquence même et l’énergie de leurs anathèmes prouve qu’ils n’avaient pu, malgré leur autorité, couper le mal dans sa racine. Encore ferons-nous remarquer que l’examen des soins de propreté, des raffinemens de toilette, que l’emploi des parfums ne concernent pas notre sujet, parce que ces pratiques, quoique décrites, mentionnées ou blâmées dans des passages bien voisins de nos citations, ne constituent pas le petit mensonge en action que nous suivons à travers le cours des siècles.

Comme érudits, nous ferons comparaître Pline et Ovide. Le premier ne prend même pas en pitié le sort d’un proscrit des triumvirs, L. Plotius, parce que ce malheureux abusait des parfums et que les effluves caractéristiques des odeurs dont il se saturait permirent à ses meurtriers de découvrir la retraite où il était caché ; pourtant il n’a pas d’accens aussi indignés lorsqu’il parle des femmes qui se noircissent les yeux ou les cils avec du bitume grillé, de l’antimoine. Il se contente de dire — avec juste raison — que la nature a créé les cils ou les yeux dans un autre dessein. Il mentionne la céruse, dont les Romaines usaient largement pour rendre éclatante la blancheur de leur peau et qui, de son temps, se préparait déjà à peu près comme aujourd’hui. La terre de Chios ou celle de Samos (sans doute des variétés de craie) remplissait le même but. Enfin chez les Germains et dans les Gaules, non seulement les femmes, mais les guerriers plus souvent encore, frottent leur chevelure avec un mélange de suif de chèvre et de cendre de hêtre : ce « savon, » comme nous dirions aujourd’hui, blondit les cheveux, et les Romaines en adoptent l’usage avec empressement. Un peu amplifiée pour les besoins de la scène, cette circonstance a même été rappelée dans un ballet intitulé : l’Empire de la Mode. Écoutez le Mercure de France d’août 1731 rendant compte de la représentation :

« Plusieurs sauvages se peignent le visage pour ne point laisser paraître les mouvemens de leur âme. Ils sortent des bois, de leurs retraites et viennent livrer aux marchands romains le fard, la céruse, la pommade, le vermillon que ceux-ci mettent à la mode parmi les dames romaines, lesquelles s’en servent pour réparer des ans l’irréparable outrage. » Où ce ballet, avec les pas réglés par Blondy et Malterre aîné, fut-il dansé ? À l’Opéra, sans doute ? Non point, mais sur le théâtre et par les élèves du collège Louis-le-Grand alors dirigé par les Jésuites[5], à l’occasion d’une distribution de prix.

Ovide, en dehors de ses Métamorphoses et autres œuvres en vers, a rédigé en distiques fort harmonieux un poème moins connu intitulé : De medicamine faciei dont nous n’avons malheureusement que le début, juste cent vers :


 Discite quae faciem commendet cura, puellae,
Et quo sit vobis forma tuenda modo
[6].


Il est du reste fâcheux que de nombreuses lacunes, variantes ou fautes de copie enlèvent toute valeur aux renseignemens sur les préparations propres à rafraîchir le teint. Ces préparations, au surplus, obscures et compliquées, ont fait déclarer aux médecins modernes qu’Ovide n’entendait rien à la pharmacie. Quand on feuillette Pline lui-même, on s’étonne des moyens embrouillés, des procédés dégoûtans que les parfumeurs ou médecins de Rome recherchaient pour l’obtention des drogues de toilette ou remèdes les plus simples.

Ces vieux beaux, ces vieilles coquettes, ces jeunes élégans ou élégantes ne jouissaient pas comme actuellement, lorsqu’ils se paraient, des bienfaits de la lumière artificielle ; il est probable qu’au grand jour, leurs couleurs empruntées, leurs cheveux factices, ne trompaient personne. Aussi les poètes satiriques les daubent-ils à cœur joie, surtout à une époque où le lieu commun s’épanouissait dans tous les écrits ; Martial, en variant à peine la forme, ressasse bien des fois les mêmes plaisanteries. La mode était d’abord aux teints pâles, Ovide le déclare formellement :


Palleat omnis amans : hic est color aptus amanti[7].


Aussi craie et céruse recouvraient en couche épaisse ces visages que Martial comparait à une mûre. Chose digne de remarque, aucun auteur ancien n’a fait allusion aux graves dangers que présentait pour les femmes l’emploi quotidien de cette dernière substance ; il est probable que, dans la plupart des cas, de la craie, du talc, matières fort communes et inoffensives, se déguisaient sous le nom fallacieux de céruse, drogue plus rare et plus chère, pour le plus grand bénéfice des parfumeurs et aussi de la santé des dames de Rome.

Les mêmes femmes plâtrées mettaient-elles du rouge ? Les Romains connaissaient parfaitement ce fard sous le nom de purpurissum (était-ce du minium, du carmin, de l’orseille ? nous l’ignorons), mais sous le haut Empire on devait user peu de cet ingrédient, car les poètes érotiques comme Ovide et consorts n’en parlent presque pas pour le recommander, et Martial n’en ridiculise pas l’abus. Il faut pour retrouver une indication curieuse sur ce détail remonter de deux ou trois siècles en arrière et s’attaquer à un passage de Plaute dans la pièce intitulée : Mostellaria ou le Revenant[8] Philémathie, jeune personne plus jolie que farouche, assistée d’une vieille soubrette Scapha, procède à sa toilette sous les yeux de son amant, Philolachès, dissimulé derrière un rideau. Elle réclame d’abord du blanc, puis du rouge. « Non point, réplique Scapha, tu es trop belle pour cela ! Vouloir gâter par des couleurs postiches un chef-d’œuvre de la nature ! Est-ce qu’il faut à ton âge toucher à aucun espèce de fard, blanc de céruse, blanc de Mélos (craie), ou toute autre couleur empruntée ? Prends donc ton miroir… » Après quoi, Scapha se livre à une sortie d’un goût douteux contre les vieilles femmes qui abusent des parfums et du fard en temps de chaleur. Il est clair d’ailleurs qu’à Rome comme en Grèce, le maquillage, avant de se généraliser, a tout d’abord été mis en pratique par les courtisanes et les personnes âgées.

À un teint d’albâtre il était de mode d’associer des sourcils bien noirs et de grands yeux comme en Orient. Le noir de fumée y suffisait, mais, selon la pratique du temps, ou s’alambiquait l’esprit à rechercher, pour les torréfier, des matières bizarres, comme des oeufs de fourmis, et réaliser ainsi, à grand-peine, un produit si facile à obtenir. Un passage de Properce semble faire allusion à des marques au crayon bleu dessinées sur les tempes pour renforcer les veines ; mais ne s’agit-il pas tout simplement de sourcils prolongés à l’aiguille enduite de noir, car on sait que les Latins ne distinguaient pas nettement le noir du bleu, l’adjectif cæruleus employé par Properce s’appliquant tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces deux couleurs.

D’abord très recherchée, mais seulement dans la haute société, la nuance blonde ou rousse pour les cheveux se vulgarisa et finit à la longue par caractériser les femmes les moins recommandables. Les Romaines qui se trouvaient trop brunes à leur goût recouraient à deux procédés : ou bien elles se teignaient les cheveux au moyen d’alcali, ou bien, ce qui était plus simple, elles avaient recours aux dépouilles de la tête des Germains et des Germaines. Du temps où la mode autorisait ou tolérait les cheveux noirs pour une élégante, celle qui commençait à grisonner rajeunissait en apparence avec une teinture de brou de noix à laquelle le poète Tibulle fait allusion. Martial, parlant d’un homme qui use de la même recette, dit que le « cygne » de la veille se métamorphose en « corbeau. »

Au temps où vivait Martial, le christianisme commençait à se répandre, et moins d’un siècle d’intervalle sépare la date de la mort du poète espagnol de l’âge où écrivait saint Clément d’Alexandrie, qui ouvre la série nombreuse des Pères de l’Église ayant tonné contre les artifices de toilette ou pour mieux dire contre la toilette elle-même et le luxe. Leurs attaques, jugées par un lecteur moderne, sembleraient d’abord bien violentes et paraîtraient dépasser la mesure. Mais il ne faut pas, à notre époque terne et opportuniste, juger, par la comparaison des petits ridicules que nous avons sous les yeux, des abus fort graves qui régnaient dans le monde païen et que l’Église cherchait à corriger chez les néo-chrétiens.

Dans son Pædagogus, sorte de traité d’éducation, saint Clément compare à des temples égyptiens, superbes au dehors, et cependant recélant une bête immonde, objet d’un culte incompréhensible, à des temples égyptiens, disons-nous, les femmes qui s’oignent les joues, se teignent les yeux, colorent, leur chevelure, ou même se frisent et portent de l’or. Il fait observer très justement qu’elles compromettent leur beauté et qu’elles ne peuvent guère se montrer au grand jour, ni bien remplir leurs devoirs de mères de famille. On accentue, dit-il, par du noir de fumée les sourcils trop faibles ; la brune corrige son teint avec de la céruse ; celle qui se juge pâle se barbouille d’un fard liquide (de rouge sans doute) ; ces sortes d’emplâtres trahissent chez celles qui les portent non unie plaie extérieure, mais une véritable maladie de l’âme. « Malgré tes ornemens de pourpre et d’or et tes yeux peints à l’antimoine, ta beauté est vaine, » dit-il, citant Jérémie. Une femme peinte se transforme en idole, ce qui est contraire à la loi divine. Est-ce que, conclut-il enfin, les chevaux et les oiseaux s’ajustent de fausses crinières et se parent de plumes fausses ? Ne sourions pas trop de ce dernier argument ; tout enfantin qu’il nous paraisse, il était si cher aux classiques que Boileau, quinze cents ans plus tard, l’a repris et ressassé sous toutes ses formes dans sa VIe satire.

Après les matrones vient le tour des hommes. Saint Clément blâme d’abord l’abus de l’épilation ; nous ajouterons, avec Pline, à l’adresse de ceux qui comprennent difficilement l’importance capitale dont jouissait cet art chez les anciens, qu’une habile épilation devenait une source de profits pour les marchands d’esclaves et les propriétaires peu scrupuleux, en rajeunissant l’apparence de leur bétail humain quand il était mis en vente. Puis notre écrivain, s’appuyant sur un texte de saint Mathieu dont il détourne un peu le sens, taxe de sacrilège les vieillards qui convertissent leurs cheveux blancs en cheveux noirs. Renouvelant une métaphore familière aux rhéteurs de l’antiquité, il déclare que celui qui pare sa tète de couleurs fausses, ne saurait posséder une âme droite. Il condamne même l’habitude de se raser, pour des raisons trop longues à développer ici, et propose naturellement l’exemple des lions et des sangliers.

Tertullien, qui a écrit sur ou plutôt contre la toilette des femmes, produit des argumens à peu près semblables, dont quelques-uns ne seraient pas désavoués par un médecin moderne. À propos de perruques rousses, il fait appel au patriotisme des Romaines qui rougissent presque de leur nation et semblent regretter de n’avoir pas vu le jour en Gaule ou en Germanie. Comme Tertullien, et ainsi que nous l’avons dit au début de ce travail, saint Cyprien attribue’ au démon descendu sur la terre l’art de teindre les étoffes, d’ajuster en bijoux les pierres précieuses et l’or. Mais les modes ont changé depuis ses devanciers et, si la coutume de se noircir les yeux et de se teindre les cheveux en blond (crines flammeæ) règne toujours, le rouge, déjà nommément anathématisé par Tertullien, semble avoir pris sa place sur les joues à côté de la céruse.

Enfin le paganisme est terrassé. On pourrait croire que l’habitude de se peindre va complètement disparaître des mœurs. Il n’en est rien. Saint Basile, saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze luttent encore avec énergie contre les anciennes coutumes que les chrétiennes ne peuvent se résigner à abandonner ; elles mettent toujours du blanc sur toute leur face, du rouge sur leurs pommettes, enfin du noir aux sourcils, et, à ce dernier sujet, saint Basile compare le trait artificiel au croissant de la lune. Les lèvres ne sont pas oubliées dans la distribution du purpurissum, car saint Jean Chrysostome assimile la bouche d’une femme qui se peint à la gueule ensanglantée -d’une ourse. Plus modéré dans ses expressions, saint Grégoire se contente d’avertir ses lectrices que cette pratique ne les embellit nullement.


IV

On a remarqué depuis longtemps que la peau, après avoir été nettoyée au savon ou lavée à l’eau pure, redoute le contact de l’air qui la rend rude et gercée, même si elle a été soigneusement essuyée. Pour la préserver de cet inconvénient, comme aussi pour en absorber les sécrétions, on a eu recours, d’assez bonne heure, aux poudres végétales répandues en couches infiniment minces, et cette pratique nous amène à parler des fards blancs en poudre dont la poudre de riz constitue le premier degré et, à coup sûr, le plus innocent. Elle était déjà recommandée au XIVe siècle par le célèbre Guy de Chauliac, mais actuellement elle ne prête plus que son nom aux produits pulvérulens vendus par les parfumeurs parce qu’on lui reproche de ne pas « couvrir assez. La poudre d’amidon offre des reflets bleuâtres et la fécule de pommes de terre des reflets jaunâtres qui ne permettent pas leur emploi comme fard, à l’état de pureté.

Mais on utilisera plutôt les poudres minérales de couleur blanche (en conservant la dénomination de poudre de riz décorative) et, en cela, on ne fera que se conformer aux habitudes des anciens Romains et peut-être aussi des Égyptiens contemporains de Sésostris. Tout sel blanc, pulvérulent, insoluble dans l’eau, fera l’affaire, qu’il soit un composé naturel ou un produit de laboratoire.

Donc instinctivement, on a éliminé toutes les bases qui, comme la potasse ou la soude, rendent solubles les sels, toutes les bases aussi fournissant des composés colorés comme le fer, le manganèse, le cuivre. Il reste encore du choix, puisque l’on dispose de certains dérivés de chaux, de magnésie, de baryte, de zinc, de bismuth et de plomb, sans parler même de la silice pure.

La craie ou carbonate de chaux naturel s’emploie depuis la plus haute antiquité. Avec la céruse, ç’a été le blanc classique des matrones de l’empire romain.


Crassior in facie vetulæ stat creta Fabullæ[9].


Blanc un peu grossier, par exemple, et on a mieux actuellement, le carbonate de chaux « précipité » qu’on obtient en traitant par le carbonate de soude un sel soluble de calcium, le chlorure, par exemple, lavant et séchant le résidu, ou le carbonate de magnésie précipité qui se prépare d’une manière analogue.

Mais il est plus économique encore de recourir au talc ou silicate de magnésie hydraté, bien connu de nos lecteurs ou lectrices, puisque le talc en fragment sert aux tailleurs à indiquer les rectifications de coupe sur les costumes qu’ils essayent et le talc écrasé à saupoudrer l’intérieur des gants neufs. Le talc, grâce à son bas prix, s’utilise encore en vue d’un emploi moins licite et s’incorpore aux savons de mauvaise qualité dont il augmente frauduleusement le poids sans accroître la qualité. Quoi qu’il en soit, il se pulvérise très finement et remplace avec avantage la craie avec laquelle il a été souvent confondu, car même de nos jours on le nomme encore en parfumerie « craie de Briançon. »

Pour augmenter l’éclat de cette poudre, on ne se contente pas de broyer et de tamiser le minéral, mais on le lave à l’acide acétique pour le débarrasser des traces de craie qu’il peut renfermer, on le rince à l’eau et finalement on le sèche sous le nom de « craie de Venise. » Le talc est déjà cité par Porta, savant opticien napolitain de la fin du XVIe siècle, qui s’est amusé à composer tout un traité sur les artifices de toilette. On n’a aucun avantage à préparer le talc artificiellement, mais on a proposé de lui substituer la silice pure réalisée par synthèse chimique.

Nous ne dirons rien sur les sels de baryte (carbonate et sulfate) parce qu’ils ne conviennent que médiocrement, ni sur le blanc de zinc ou oxyde de zinc, quoiqu’il ait bien son mérite. Le « blanc de perles, » à base de bismuth, ne diffère souvent pas d’un remède dont tout le monde connaît l’emploi. Chez les pharmaciens, il est chimiquement pur, mais chez les parfumeurs droguistes (au moins en Autriche, s’il faut en croire Paschkis) il renferme souvent de l’arsenic. La céruse, carbonate de plomb ou blanc de plomb dont la préparation est si anciennement connue, n’a pas toujours été distinguée de la craie dont elle diffère sous bien des rapports cependant : c’est un fard admirable en tant qu’auxiliaire décoratif, mais extrêmement dangereux au point de vue hygiénique.

Il est évident que ces poudres minérales, lorsque la transsudation de la peau les humectera, subiront une épreuve chimique, au sujet de laquelle la science contemporaine pose trois distinctions. Et d’abord la poussière ne peut-elle absolument résister ? Si la substance chimique qui la compose était agglomérée à l’état de bloc compact, elle ne céderait absolument rien à des agens de force aussi médiocre que les sécrétions de la peau ; à l’état de division et avec le temps, sa résistance fléchit un peu, mais si peu que l’entraînement vers l’intérieur reste négligeable (exemple le blanc de baryte ou sulfate de baryte). Puis, et c’est le second cas, quand il s’agit d’un sel de chaux ou de magnésie, peu importe la résorption, car l’organisme ne reçoit alors de l’extérieur que des élémens qu’il possède naturellement. Puis enfin, et c’est la troisième circonstance, des métaux absolument étrangers à la constitution de notre corps sont dissous à l’état de traces et aspirés ensuite à travers l’épiderme. Alors le danger peut exister.

Il éclate alors avec ce malheureux blanc de plomb, il se montre aussi avec les fards à base de bismuth quand ils sont souillés d’arsenic ou même mélangés de sels de bismuth solubles. En revanche, la nocuité des blancs à hase de zinc ne paraît pas absolument démontrée, quoiqu’un médecin spécialiste, le docteur Tuttle, de New-York, les condamne en toute rigueur. La plupart du temps, au reste, on associe différentes matières entre elles : par exemple, le carbonate de magnésie à l’oxyde de zinc et au talc de Venise qui donne de l’adhérence à la poudre.

En été, la transpiration des pores de la peau entretient celle-ci dans un état de lubréfaction suffisant pour l’adhésion des poudres jouant le rôle de fards, mais en hiver et dans les climats froids, et lorsque enfin la femme qui désire embellir son teint, doit se produire en plein air, l’application directe d’une poussière sèche ne donnerait pas de résultats durables. On a recours alors aux fards gras, c’est-à-dire que la poudre est additionnée d’une petite quantité de sperma ceti (blanc de baleine) ou de beurre de cacao. Quelquefois aussi on répand la poudre sur la peau enduite à l’avance d’une légère couche de corps gras. À côté des fards : gras se placent tes fards liquides qu’on appelle encore parfois « émaux ; » leur nom est impropre, car ce sont simplement, d’après le docteur Tuttle, des poudres blanches à base de plomb ou de zinc en suspension dans de l’eau aromatisée dont le sujet se barbouille la face.

Mais ce n’est pas tout : aux lis du teint il faut joindre les roses. Pour les obtenir on se sert de fard blanc, à base de talc et d’oxyde de zinc par exemple, dans lequel on incorpore à doses convenables, soit de la carthamine, soit du carmin, deux drogues, l’une d’origine végétale l’autre de nature animale, connues et employées depuis des siècles et qui du moins ne jouent par elles-même qu’un rôle absolument inoffensif.

On cultive en Égypte, dans le Levant, et en Espagne le « carthame » ou « safran bâtard, » Carthamus tinctorius des botanistes. Lorsque, les pétales de ses fleurs étant convenablement écrasés, on les traite par l’eau pure, le liquide se charge d’un principe colorant jaune dont tout d’abord on se débarrasse. La bouillie résiduelle est ensuite mise à macérer avec une lessive faible de carbonate de soude ; on filtre le mélange et l’on obtient de nouveau une solution jaune. C’est enfin de cette dernière liqueur qu’on précipite par addition d’un acide, vinaigre ou jus de citron, une substance d’un rouge splendide, laquelle, desséchée, constitue la « carthamine » pure. Insoluble dans l’eau et les acides, soluble dans l’alcool et dans l’éther, la carthamine pulvérulente s’offre avec une couleur violacée à reflets verdâtres ; elle perd sa nuance en se dissolvant dans les alcalis et s’altère à l’humidité.

Quant au carmin, peu de personnes ignorent qu’il s’extrait de la cochenille, petit insecte qui séjourne sur le nopal ou cactus. Comme le rouge de carthame, c’est un composé assez complexe dont le rôle chimique, peu accentué à la vérité, se rapproche de la fonction acide.

Même, parmi les divers procédés d’extraction, l’un d’eux est exactement parallèle à celui que nous avons résumé pour la carthamine. Mais le meilleur carmin s’extrait de la « laque carminée, » précipité formé de carmin entraîné par l’alun. La laque carminée, le carmin liquide à l’ammoniaque dont se servent les dessinateurs, les architectes, les élèves construisant leurs épures, ont même origine, même nature, et remplissent à peu près le même but que la drogue que débitent les parfumeurs, à l’état soit de poudre, soit de pâte, pour accroître la fraîcheur du teint Ce qui explique le succès du carmin, c’est qu’il ne nuit pas à la santé - nous l’avons déjà dit - et qu’étendu sur le papier ou appliqué sur la peau d’une coquette, il ne s’altère point à la lumière.

En présence des avantages qu’offrent ces deux substances, peut-on espérer du succès pour les autres composés chimiques qu’on a proposés à l’usage des personnes trop pâles à leur gré ? L’oxyde de plomb ou minium, connu de toute antiquité, est trop grossier : on l’abandonne aux clowns et aux artistes dramatiques de bas étage. Le cinabre ou sulfure de mercure coûte assez cher ; il donne d’excellens résultats au point de vue de la coloration et de détestables au point de vue de la santé du sujet, car il détermine l’absorption de mercure dans l’organisme. Si, par bonheur, il ne se diffusait lentement à travers les pores de l’épiderme, il provoquerait d’inévitables accidens qu’il entraîne presque immédiatement lorsqu’on l’applique sur les lèvres.

Au bon vieux temps, les femmes qui se peignaient la figure n’avaient à se préoccuper, pour atteindre le but d’utilité contestable qu’elles poursuivaient, que d’affronter soit l’éclat du jour, soit la lueur des bougies, des quinquets ou du gaz. Aujourd’hui, comme troisième mode d’éclairage, dans les théâtres comme dans les salons de réception, la lumière électrique se généralise, et nous n’apprendrons à personne que ses reflets sont plus blancs, plus crus que ceux émis par les anciens procédés d’illumination. Mais si la physique moderne joue un vilain tour aux dames maquillées, en défiant leurs tentatives, la chimie actuelle vient à leur aide ; elle leur enseigne qu’à défaut du cinabre, vraiment trop dangereux, il existe dans la série aromatique une matière nouvelle, l’ « éosine »[10] (ce nom en rappelle la belle teinte aurore) dont les combinaisons avec la potasse ou la baryte constituent d’excellens fards rouges sous les feux électriques parce que leur insensible reflet jaune, corrigeant la blancheur trop crue des rayons des lampes, imite parfaitement le teint normal.

Reprenons l’histoire des fards. Leur usage, après la ruine de l’empire romain, se concentre chez les Byzantins, et ce n’est pas beaucoup blâmer nos ancêtres du moyen âge que de signaler leur indifférence vis-à-vis des couleurs empruntées. Nous avons, à cet égard, le témoignage d’un célèbre chirurgien languedocien du XIVe siècle, Guy de Chauliac, lequel a composé un ouvrage, « la Grande Chirurgie, » restitué en 1659, par Joubert, professeur royal à la Faculté de Montpellier. On y trouve, à en croire M. Paschkis, des recettes excellentes que les médecins contemporains ne désavoueraient pas, mais ces recettes, souvent- très compliquées, ont moins pour but de farder le visage que d’en conserver la fraîcheur naturelle ou d’en faire disparaître les imperfections, par exemple les taches de rousseur… etc. Comme, à cette époque, les rapports de Montpellier avec l’Italie étaient faciles et fréquens, il est plus que probable que les ordonnances de Chauliac provenaient de la péninsule où les souvenirs de l’ars ornatrix s’étaient perpétués à travers les générations. Lorsque survient la Renaissance, le goût, ou pour mieux dire, la, passion de l’antiquité se manifeste jusque dans les cosmétiques : l’ars fucatrix fleurit de nouveau, mais perfectionné par l’expérience et par les notions techniques acquises durant plusieurs siècles.

Les dames italiennes, surtout celles appartenant à une corporation très nombreuse à Venise, s’appliquent force blanc et rouge, non seulement sur la face, mais sur la poitrine. Des peintres distingués, ainsi que Marinello de Venise, ne dédaignent point de disserter sur un art., après tout, assez voisin du leur, et d’illustres savans, comme Porta, déploient leur érudition sur le même objet. À une époque où l’Italie, par ses artistes, ses savans, ses poètes, marchait à la tête de la civilisation, il ne faut pas s’étonner que les habitudes italiennes s’implantent en France, du temps des derniers Valois, d’autant que les deux reines Catherine et Marie de Médicis sont les premières à prêcher d’exemple.

Bonnes ou mauvaises, ces coutumes se propagent avec fureur à la cour, à la ville, en province ensuite. Résultat : le XVIIe siècle fut l’âge d’or des parfumeurs. Tous les auteurs contemporains de Louis XIII et de Louis XIV, poètes, romanciers, anecdotiers, reviennent continuellement sur le sujet de l’emploi et de l’abus des pommades et du fard. Même sous le premier des deux règnes s’introduit un perfectionnement de coquetterie : la « mouche, » sorte de rondelle de velours ou de taffetas noir gommé que les dames se placent sur la figure. On nous apprend même qu’une phrase de défi d’un sermon de Bourdaloue prêchant contre le luxe et la toilette inspire l’idée d’en disposer sur la gorge. Il est visible qu’à cette époque où une dame de qualité ne sortait jamais sans préserver sa figure par un masque, la délicatesse du teint, que la mouche faisait ressortir, devait être parfaite. À la campagne, le masque garantissait aussi les châtelaines jalouses de préserver leurs traits des morsures du hâle et de se distinguer ainsi des paysannes d’alentour. Comme la personne qui le portait, à moins de se condamner à une quasi-réclusion perpétuelle, devait s’exposer au soleil beaucoup plus longtemps et plus souvent qu’une petite-maîtresse de Paris, les masques de campagne, Furetière nous l’affirme, différaient des masques de ville par leurs dimensions plus fortes.

Une chanson du temps, citée par Tallemant des Réaux, conseille aux femmes qui veulent plaire de ne pas négliger les mouches et de les choisir chez la bonne faiseuse ; il recommande surtout la mouche « assassine » au coin de l’œil, et le mot tempe, qu’on prononçait alors temple, amène, grâce à la rime, le conseil de braver les foudres de son curé en en portant même à l’église. Le clergé en effet n’avait pas vu d’un bon œil ce raffinement de coquetterie, et, bien des années plus tard, le catéchisme de Mgr Colbert, frère du ministre et évêque de Montpellier, condamne encore sévèrement les mouches. S’il faut en croire un moraliste postérieur à cette époque, tel curé de Paris eut recours à l’artifice un peu grossier qu’on va lire. « Autrefois, proclama-t-il en chaire, je défendais à mes paroissiennes d’étaler des mouches sur leur visage. Désormais je le tolérerai, ayant été informé que plusieurs dames ou demoiselles sont obligées de les porter pour dissimuler leurs pustules, boutons et rougeurs ; je veux bien avoir pitié de ces malheureuses. » Aussitôt, prétend le narrateur, mouches de s’envoler. Pour longtemps ? Nous en doutons fort.

La mouche se portait donc à l’église et sur le pavé. Sa forme variait non moins que sa position sur la face, tantôt ronde, tantôt allongée. On imagina même de la découper en étoile dont un petit diamant occupait le centre.

Corneille, dans la pièce intitulée la Galerie du Palais, met en scène une lingère qui vante aux autres boutiquiers, ses voisins, une nouvelle toile de soie.


Je n’en saurai fournir autant qu’on m’en demande,
Elle sied mieux aussi que celle de Hollande,
Découvre moins le fard dont un visage est peint
Et donne, ce me semble, un plus grand lustre au teint.


Ces vers nous montrent l’importance déjà acquise par le fard vers 1628, parce que la qualité essentielle, primordiale, d’une étoffe était qu’elle s’accommodât avec un visage maquillé.

Mais lorsqu’on feuillette le théâtre de Molière, les allusions instructives concernant notre sujet se multiplient. Il existe un récit contemporain, moitié prose, moitié vers, de la farce des Précieuses. D’après ce récit, interrogée par le vieux Gorgibus qui cherche Cathos et Madelon, la soubrette Marotte déclare ses maîtresses occupées dans leur chambre à fabriquer, non seulement de la pommade pour les lèvres, conformément au texte classique[11], mais aussi des mouches, du fard, des parfums de civette et d’ambre. Le commentateur ajoute que ces sortes d’occupations n’étaient pas trop en usage du temps de la jeunesse du bonhomme et que la réponse de la servante le surprit extrêmement. Cela doit être exact, mais notre écrivain passe la mesure lorsqu’il rappelle qu’à cette époque, déjà éloignée de lui, le fard se réduisait à de la claire eau de fontaine. Tout au plus dans les familles bourgeoises les plus austères et encore !

Le tolérant Ariste, de l’École des Maris, permet les mouches à sa pupille et future, mais Arnolphe, de l’École des Femmes, oblige Agnès à méditer des maximes, — déjà antiques il est vrai, — proscrivant le blanc. À l’époque où Molière retraçait les mœurs de la Cour, le blanc dut être à la mode chez les femmes sur le retour désirant « déguiser la faiblesse de leurs attraits usés. » La vieille Émilie en arbore, au grand scandale d’Alceste. Célimène, incarnée par Mlle Molière, jette crûment le même reproche à la face d’Arsinoé, figurée par Mlle Duparc. Ce n’était pas la première fois que la même comédienne raillait en scène sa camarade sur sa fraîcheur artificielle. Relisons l’Impromptu de Versailles : Mlle Molière, personnifiant une satirique spirituelle, se moque de Mlle Duparc, marquise façonnière. — Mon Dieu ! madame, dit-elle, que je vous trouve le teint d’une blancheur éblouissante et les lèvres d’une couleur de feu surprenante ! — Ce qui montre que l’incarnat des lèvres devait rehausser la blancheur du teint : la pommade pour les lèvres des Précieuses tendait sans doute au même but. Mlle Duparc refuse le compliment, pour la forme, et Mlle Molière, de plus en plus cruelle, ajoute — Oh ! madame, vous n’avez aucun désavantage à paraître au grand jour, je vous jure. Les méchantes gens qui assuraient que vous mettiez quelque chose. Vraiment je les démentirai bien maintenant. — Hélas, répond la pauvre victime, je ne sais pas seulement ce qu’on appelle mettre quelque chose !

On a énormément discuté sur l’âge et sur la condition sociale de Dorine du Tartufe. Est-ce une fille du peuple, ancienne nourrice d’un enfant d’Orgon ? Est-ce une demoiselle de compagnie, suivant l’expression moderne ? Quoi qu’il en soit, elle n’appartient pas au même milieu que les personnages énumérés ci-dessus et néanmoins n’a pas abdiqué toute prétention à plaire. Aussi soignée qu’Elmire, elle met du rouge et des mouches malgré les admonestations de Laurent, valet de Tartufe. Ces mêmes accessoires se rangent, parmi les emblèmes de la déesse Vénus, s’il faut en croire les couplets chantés par les trois magiciens dans la Pastorale comique, lorsque ces derniers invoquent « la déesse des appas. »

De notre grand auteur comique nous passerons à son plus cruel ennemi, Montfleury. Il nous apprend ce que La Fontaine nous dit de son côté, que toutes les fois qu’une femme disposait des mouches sur sa figure, c’est qu’elle allait en conquête. Il nous montre une suivante qui, pour débarrasser sa maîtresse d’un amant ridicule et importun, se substitue à elle en s’ajustant de son mieux :


Et mes mouches ? J’allais les oublier, je jure,
Sans les mouches, je dis nargue de la parure,
C’est la clef du bel air, et sans mouches jamais
La plus rare beauté n’offre d’attraits complets.


Dans un autre passage, Montfleury est plus explicite encore. Il énumère tout ce qu’une femme à la mode, — parfaitement honnête d’ailleurs, — doit employer pour s’embellir. La liste est longue :


Poudres, pâtes, tours blonds, gommes, mouches, pincettes,
Racines, opiats, essences et parfum
De J’eau d’ange, du lait virginal, de l’alun,
— Et mille ingrédiens à peu près de la sorte
Que le diable a sans doute inventés…


ajoute un mari grincheux. Sa femme plaide la cause de son sexe, déclare que la nature a besoin du secours de l’art, qui change les brunes en blondes, blanchit un teint basané, noircit les cheveux gris, couvre les dents d’émail, rougit les lèvres trop pâles (on voit que ce détail présentait alors une immense importance)[12]. Nous aimons à croire que, malgré tout, les dames françaises de cette époque ne peignaient leur visage qu’avec une certaine mesure. Il n’en était pas ainsi pour les Espagnoles et le rouge (sans doute du carthame) venait de leur pays même. Mme d’Aulnoy, dans son intéressante relation de voyage dans la péninsule, affirme que jamais elle ne vit d’ « écrevisses cuites » d’une aussi belle couleur que dans la salle de spectacle de Vittoria. À Madrid, elle assiste à la toilette d’une dame de la Cour : celle-ci trempe un pinceau dans une tasse pleine de rouge et s’en barbouille à fond, non seulement le visage, sans oublier l’intérieur des narines, mais les oreilles, les mains, les doigts, les épaules. Cet usage dégoûtant était devenu obligatoire. Moins adroites et douées de moins de goût que les Françaises, les dames espagnoles ne savaient pas s’y prendre, ni bien combiner avec cette épaisse couche de rouge le blanc qu’elles employaient aussi, ni appliquer judicieusement le noir aux sourcils. Les plus raffinées se nettoyaient (Mme d’Aulnoy emploie le terme plus expressif « décrassaient ») la figure avec un mélange de sucre et de blanc d’oeuf battu qui venait à bout de l’affreux mastic dont la face était enduite, mais finissait par laisser sur la peau du front une sorte de glacis luisant.

Rentrons en France. Nous parlerons, dans un autre chapitre de ce travail, de la mode des cheveux poudrés ; elle devint générale au temps de la Régence. Mais ce genre de coiffure, appliqué aux femmes, n’allait point sans un peu de fard, parce qu’il pâlissait la figure. Donc toute femme élégante ou simplement soignée dans sa tenue se poudrait d’abord la face, puis portait plus ou moins de rouge. Rousseau fait remarquer que les petites filles n’en usaient point : cette règle, que le bon sens eût dû rendre absolue, souffrait quelques exceptions. Ainsi la future impératrice Catherine II, lorsqu’elle quitta, vers l’âge de dix ans, sa petite cour d’Allemagne pour se rendre en Russie, dut apprendre à mettre du rouge, parce qu’à Saint-Pétersbourg les modes françaises faisaient loi. En Angleterre, en Allemagne, en Hollande, où les teints étaient naturellement roses et fleuris, on se montrait plus raisonnable. Un Hollandais, visitant Paris en 1733, insiste sur le ridicule abus du rouge dont les femmes qu’il rencontre sur les promenades publiques enduisent leur visage. Marie Leczynska, avant son mariage, ne connaissait pour fard que l’eau pure. Un demi-siècle plus tard, l’empereur Joseph II vient voir à Versailles sa sœur Marie-Antoinette ; il est stupéfait de la profusion de rouge qu’elle s’applique et ne peut s’habituer à cette exagération, dit Mme Campan. Un jour que sa sœur, faisant sa toilette devant lui, prodigue le fard, il lui conseille ironiquement d’en ajouter encore un peu sous les yeux, et, désignant une dame du palais outrageusement maquillée, l’empereur s’écrie « En furie comme Madame ! » De pareils traits n’étaient pas faits pour rendre populaire à la cour le monarque autrichien dont la visite contribua à la fois à discréditer la reine et faire détester sa famille.

Lorsqu’elles prenaient le deuil, les dames quittaient le rouge pour un temps ; il était même de bon ton d’avoir une figure non soignée, une coiffure sordide, de sorte que le deuil transformait en quelques jours ces jolies poupées en créatures hideuses. On en vint à se grimer comme des acteurs pour accentuer encore ce désordre. Enfin, de temps à autre, sous Louis XIV comme sous Louis XV, on voyait à la cour ou à la ville, quelquefois une jeune femme, plus souvent une dame ou demoiselle d’un âge mûr, cesser tout à coup de mettre du rouge : c’était signe qu’elle se faisait dévote, renonçait à toute coquetterie et se retirait du monde. Inutile, n’est-ce pas, de transcrire quelques-unes des plaisanteries que des événemens de ce genre inspiraient aux contemporains, ni de citer Mme de Sévigné, Gresset, Voltaire et bien d’autres. Les confesseurs étaient devenus plus tolérans.

— Est-il permis de mettre du rouge ? demandait une pénitente.

— Pourquoi donc ?

— Mais pour m’embellir.

— Mettez-en, madame, vous êtes assez laide pour que je vous y autorise.

Mais avant l’époque où Marie-Antoinette excitait les moqueries de son frère, une réaction s’était produite déjà. On avait constaté que l’usage prolongé du rouge abîmait le teint. Toutefois la disparition de la poudre put seule faire se résigner les grandes dames à la suppression de cet accessoire. Quant aux mouches, elles s’évanouirent à peu près à la même époque. Nous en avons remarqué encore sur un portrait de femme au pastel daté de 1791.

Sous le Directoire et sous le Premier Empire, on adopte un moyen terme entre les habitudes du XVIIIe siècle et celles qui règnent de nos jours. On ne porte plus de fard, ni au grand jour, ni dans l’intimité, ni même la nuit au lit (ce que faisaient les femmes à la mode sous Louis XV), mais on s’en estompe les joues pour une soirée, une grande cérémonie. Les mariées et leurs mères dissimulent ainsi souvent leurs émotions les jours de noces. (duchesse d’Abrantès). Napoléon oblige presque les dames de sa Cour à forcer leurs couleurs naturelles, afin d’imiter Joséphine laquelle, pour diverses raisons faciles à comprendre, use et abuse du maquillage. Marie-Louise, douée d’une fraîcheur de carnation magnifique, renonça et fit renoncer à ces erremens, qui d’ailleurs ne tardèrent pas à disparaître tout à fait… ou presque…

Un dernier détail pour clore ce chapitre. En relisant une des comédies pour jeunes filles, de Mme de Genlis, on apprend que le rouge en pots s’affaiblissait avec le temps et qu’il fallait le renouveler fréquemment (défaut dont les femmes de chambre et les coiffeurs ne se plaignaient probablement pas). On en composait aussi d’inaltérable, mais fort cher. Les Goncourt rappellent dans leur Journal qu’ils ont eu l’occasion de manier, chez leurs parens, un pot de rouge datant d’un siècle, demeuré encore excellent, mais ayant coûté le prix respectable de quatre louis d’or. Il provenait d’une dame Martin (la femme du célèbre vernisseur), dont la maison de parfumerie existait encore au début du XIXe siècle sous le même nom. En l’année 1808, Joséphine paya au sieur Martin, — qui n’était pas même son seul fournisseur de cosmétiques, — pour plus de deux mille sept cents francs de rouge ! chiffre fantastique, invraisemblable et pourtant garanti par un des historiens les plus distingués de notre temps, M. Frédéric Masson[13].


V

Au temps où la manie du blanc et du rouge s’imposait à toute femme à la mode des classes élevées ou moyennes, les moralistes, en fulminant contre l’abus de cette peinture, ne manquaient pas d’ajouter que le sexe faible du peuple le plus civilisé de l’univers adoptait par le fait les habitudes des sauvages les moins policés, lesquels se barbouillaient de noir, d’ocre, ou se tatouaient le corps de façon à se rendre méconnaissables. Donc, après avoir parlé brièvement du délicat maquillage des petites maîtresses au XVIII° siècle, nous sommes amenés à dire quelques mots du tatouage qui se pratique toujours en Océanie, qui orne même encore les membres de plus d’un de nos soldats ou marins, et qui, s’il faut en croire des indiscrétions de journaux, fleurirait même, comme mode plus que bizarre, dans certaines classes de la haute société anglaise.

Suivant M. Mayrac, qui a composé tout un ouvrage sur l’art de graver sur le corps des marques indélébiles, les tatoueurs de profession de l’Égypte actuelle, les Ghagariât, se rattacheraient par une chaîne ininterrompue aux opérateurs similaires de l’Égypte ancienne. Si ces contemporains des Pyramides se zébraient la peau de lignes blanches et bleues, ce n’était pas sans raison : tantôt ils réalisaient ainsi une véritable opération hygiénique et prophylactique, tantôt ils accomplissaient un rite religieux. Une légende contée par Hérodote explique ce fait. Pâris, ayant enlevé Hélène à Ménélas, fuyant les messagers lancés à sa suite par l’infortuné mari et cherchant à regagner Troie, fut jeté aux bouches du Nil par la tempête. Il paraît que les esclaves du beau berger n’aimaient point leur maître ; s’échappant immédiatement, ils se réfugièrent dans le temple d’Hercule, qui constituait un asile sacré, et firent imprimer sur leurs corps des stigmates mystérieux qui les rendaient libres et inviolables. Le tatouage jouait donc le rôle de l’ancienne marque, mais le rôle renversé.

Du temps de Cook et de Bougainville, le tatouage se pratiquait dans toute l’Océanie. Les femmes, à la Nouvelle-Zélande, ne se tatouaient que les lèvres, rarement d’autres parties du visage et du corps ; celles des îles Marquises, suivant Cook, se tatouaient peu également. S’il faut en croire un auteur beaucoup plus récent, M. Berchon, qui, en 1860, a publié un travail sur le tatouage dans ce dernier archipel, les tatouages de femme, tout en étant inférieurs, consistent en ornemens très jolis, décorant les pieds, les chevilles, les mains, oreilles, épaules, lèvres, tandis que les traits gravés sur les hommes envahissent tout le corps. Cette différence résulte de la supériorité sociale des hommes qui, d’ailleurs, chez les sauvages, — au rebours de ce qui se passe chez les nations civilisées, — se parent bien plus que leurs compagnes.

Il faut, paraît-il, beaucoup de force d’âme pour résister à la souffrance vive et persistante que cause l’opération. Aussi les adolescens la subissent de gré ou de force et souvent on étouffe leurs cris sous le tapage d’un orchestre primitif, à peu près comme le faisaient naguère nos arracheurs de dents sur la place publique. Certains usages se répètent partout. De plus, bien entendu, le malheureux jeune garçon est retenu de force ; on le ligotte, non seulement pour l’empêcher de s’enfuir, mais pour maintenir sa peau parfaitement tendue. Sans que nous puissions expliquer quel mode d’opérer occasionne le moins de douleur, nous sommes en mesure d’indiquer, d’après Cook, qu’aux Nouvelles-Hébrides on procédait par coupures et partout ailleurs par piqûres. C’est-à-dire que, dans l’archipel susnommé, on produisait la blessure avec un fragment de bambou bien coupant ou une coquille aiguisée imprégnée de peinture, s’arrangeant de façon que les lèvres de la plaie fissent cicatrice après guérison, et qu’à Tahiti, par exemple, on piquait le patient avec un instrument analogue à une houe, organisée avec une arête de poisson, une coquille dentelée ou un os aiguisé. On frappait à petits coups sur le manche, pas assez fort pour tirer du sang, échec très essentiel à éviter, et les dents de l’appareil, fort nombreuses, pénétraient toutes ensemble dans la chair. Cook estimait que la victime ainsi martyrisée subissait une centaine de piqûres par minute, et l’opération, ajoutait le grand navigateur, durait plusieurs heures ! On ne doit pas s’étonner ensuite de voir le sujet avoir besoin d’un traitement émollient qui, joint à la diète et au repos, ne réussit pas toujours à lui épargner gangrène, phlegmons, en un mot divers accidens, parfois même suivis de mort. Quant à la matière colorante, c’est presque toujours du noir de fumée que fournissent les lampes à huile de coco noir, qu’on délaie dans l’huile ou plus simplement dans un peu d’eau et dont on enduit le tranchant ou les piquans. On s’est servi également de rouge de carmin, mais fort peu.

Il y a bien des années que le tatouage a disparu complètement chez les indigènes de Tahiti, un peu moins longtemps qu’il n’est plus de mode aux îles Marquises. Dans la Nouvelle-Zélande, du temps de Cook, il offrait cela de particulier qu’il se multipliait et se compliquait sans cesse de nouveaux dessins à mesure que le sujet avançait en âge. Quoi qu’il en soit, les anciens navigateurs et, plus tard, Berchon s’accordent tous pour affirmer que les dessins étaient charmans, qu’ils figuraient des objets très variés, astres, arbres, fleurs[14], animaux, ou des tracés géométriques de fantaisie, qu’ils ne laissaient rien à désirer au point de vue de la régularité et du goût et qu’on rencontrait chez ces misérables insulaires de véritables artistes spécialistes. Pour mieux réussir, les plus soigneux d’entre eux traçaient au préalable une esquisse sur la peau, avec du charbon.

C’est ce que font encore aujourd’hui les opérateurs qui travaillent sur l’épiderme des ouvriers, des matelots, des troupiers d’Afrique ; ils exécutent d’abord la maquette du. croquis au moyen d’une plume on d’un pinceau. La matière colorante - presque toujours de l’encre de Chine, laquelle n’est, on le sait, que du noir de fumée aggloméré - est délayée dans un godet. Assemblant de deux à quatre aiguilles à coudre, le dessinateur trempe les pointes dans l’encre, puis les enfonce dans la peau en suivant les contours du tracé dans l’épaisseur du derme. Les trous successifs, très rapprochés les uns des autres, finissent par déterminer une série de piqûres presque confluantes. Chaque fois que le paquet d’aiguilles est retiré, on l’immerge de nouveau dans la peinture. On enfonce plus ou moins les aiguilles, mais, suivant une règle absolue, elles doivent toujours être disposées en travers des lignes à suivre. Immédiatement après l’injection on lave la plaie avec du rhum ou de l’eau-de-vie dont l’artiste graveur prélève une bonne part pour lui ; souvent on emploie plus simplement de l’eau ou même un liquide qu’il est superflu de désigner.

Selon l’éminent docteur Tardieu, qui s’est occupé de cette question, on emploie, concurremment avec l’encre de Chine, du vermillon, de la poudre écrasée, du bleu de blanchisseuse, de l’encre ordinaire noire ou bleue. Quelquefois la salive supplée à l’eau pour le délayage. Il est à remarquer, — et quiconque a vu le bras tatoué d’un ouvrier l’aura observé, — que l’encre de Chine, insinuée sous l’épiderme, ne donne pas une teinte noire franche, mais bien plutôt bleu foncé, qui pâlit même à la longue par un effet de diffusion aisé à comprendre.

Les anciens Pictes de l’Écosse devaient leur nom à leurs tatouages que remarquèrent les soldats romains. D’autre part, les anciens Germains pratiquaient souvent la même coutume en se zébrant le corps de lignes rouges. Est-ce par un effet d’atavisme inconscient que la manie du tatouage s’est conservée jusqu’à nos jours dans le Royaume-Uni et même au sein des classes riches et élégantes, bien qu’excentriques ? Tardieu cite des cas de maladies survenues après un tatouage trop complet et ajoute qu’il s’agit d’Anglais originaux. Les chroniques scientifiques des journaux contemporains témoignent du fait ; bien entendu ce tatouage est savant et polychrome. Croirait-on que la guerre du Transvaal lui a fourni un regain d’actualité en provoquant l’apparition sur les jambes de jeunes Anglaises d’inscriptions et d’emblèmes patriotiques ! Ces misses devront-elles conserver indéfiniment leurs stigmates et les étaler aux plages de bain de mer sous l’œil moqueur des assistans ? Non point, car le tatouage se détruit très bien. On répand sur la peau jadis injectée une solution concentrée de tannin, qu’on fait pénétrer sous l’épiderme à l’aide de piqûres d’aiguille et on frotte ensuite au crayon de nitrate d’argent. Il se forme une « eschare » -qui se détache au bout de quelques jours ; le derme et l’épiderme sont réparés au-dessous et l’on aperçoit à la place du tatouage une cicatrice superficielle rougeâtre qui disparaît à son tour.

Il semble incroyable qu’un homme tatoué de façon originale puisse, de son vivant, et sans éprouver la moindre douleur, vendre sa peau dans le sens littéral du mot, et la céder moyennant finances à un amateur de curiosités. Dernièrement le Journal citait le cas d’un ex-disciplinaire qui portait sur son corps cent vingt dessins, très élégamment exécutés, tous relatifs à la triste affaire Dreyfus, et ajoutait que le chirurgien du régiment lui avait offert jusqu’à 400 francs de sa dépouille. L’homme, il est vrai, un sieur. F… avait refusé cette offre.

Au risque d’être accusé de verser dans la banalité, nous terminerons ce travail en exprimant un blâme sans réserve à l’adresse des femmes jeunes ou vieilles qui se peignent le visage ou se fardent habituellement. Nous avons parlé déjà, et nous pourrions parler plus longuement encore, des graves inconvéniens que la médecine moderne attribue à l’emploi des fards gras, et du mauvais effet de l’usage des poudres elles-mêmes, quoique plus innocentes. Le monde, qui est sans pitié, remarque autre chose ; il proclame tout haut que la jeune personne qui se maquille est obligée, pour ne pas provoquer un brusque changement, de continuer devenue jeune femme et de persister de plus belle lorsque la vieillesse se fait pressentir, que plus la malheureuse avance en âge, plus sa beauté artificielle devient difficile à entretenir, d’autant qu’aux rides, provenant du cours des années ou des soucis de la vie, s’ajoute la fatigue que procure à la peau cette couverture continuelle entravant l’élimination indispensable. « D’ailleurs, cela se voit toujours, quelque soin qu’on y mette, » ajoutent, non sans motif les femmes raisonnables.

Paradoxe curieux, si l’on veut, mais vérité stricte cependant l’usage continuel du fard marche de front avec une certaine saleté. Les femmes levantines que fréquenta la princesse de Belgiojoso[15], et les dames espagnoles que vit Mme d’Aulnoy avaient horreur de l’eau. Même en France, sous Louis XV, les pots à eau en argent finement ciselé, en porcelaine ou faïence artistique, ne contenaient pas, tout charmans qu’ils étaient, le quart de l’eau indispensable pour ses ablutions matinales à la Parisienne de nos jours. Un officier du premier Empire, Elzéar Blaze, raconte que dans le cours d’une campagne en Pologne il reçut l’hospitalité chez un riche châtelain. La face de la jeune fille de la maison, demoiselle fort élégante, était ornée de petites taches noires qui ne produisaient pas vilain effet. Pourtant au premier aspect ces taches différaient des grains de beauté naturels et, toujours posées au même point de la face, ce n’étaient pas des mouches. En regardant d’un peu plus près, Blaze constata leur nature : des pépins de poire collés sur la peau. Il finit par demander : Comment faites-vous, après les avoir ôtés le soir, pour les replacer, le lendemain, exactement au même endroit. — Mais je ne les ôte point ! — Le commentaire, emprunté aux réflexions de Blaze, serait peu flatteur pour la propreté de la face de la noble Polonaise.

À la suite de cette sévère condamnation et de ces réflexions rétrospectives, on sera surpris de ne pas nous entendre prononcer contre les fards une sentence d’anathème absolu. Si l’usage continu ou même trop fréquent, de préparations grasses ou liquides est à proscrire, l’emploi à rares occasions d’un peu de poudre blanche ou colorée, d’un soupçon de noir de fumée, non pas en plein jour, mais à la lumière artificielle, peut être toléré et même, dans certains cas, recommandé. Mensonge, soit, mais dont personne n’est dupe, puisque tout le monde en est averti ! Nul ne reprochera à une jeune fille de dissimuler au bal la rougeur de ses bras nus sous une infime couche de poudre de riz (ou soi-disant telle), — à une actrice ou chanteuse de société de forcer à peine ses traits naturels, de corriger sa pâleur, avant de se montrer sur ses tréteaux de quelques mètres carrés ou de paraître devant le classique paravent. Dans les bals costumés, dans les dîners ou soirées de « têtes, » une trace de fard agrémente d’une façon piquante la physionomie, et la coiffure poudrée en particulier ne saurait se passer d’une faible couche de rouge aux joues, de mouches et de quelques légers traits au noir de fumée. Contrairement aux idées généralement reçues, un très discret maquillage rehausse agréablement la figure d’une femme jeune encore, mais convient beaucoup moins à la tête d’une personne plus vénérable, parce qu’alors il faut forcer l’application du fard sans certitude de masquer les imperfections.

Il nous reste maintenant à examiner, toujours aux mêmes points de vue, les artifices de toilette concernant la chevelure ou spéciaux au théâtre ancien et moderne.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. On appelle savon, en chimie, la combinaison d’un alcali, potasse, soude, chaux, avec un acide gras, comme l’acide acétique, que tout le monde connaît, ou l’acide butyrique.
  2. Il y a peu d’années, de jeunes Américaines de New-York avaient même imaginé d’orner l’intérieur de leur bouche de petits diamans montés sur fils et crochets en or dissimulés par les dents, de façon à posséder un sourire « étincelant ».
  3. Il ne s’agit pas dans le présent cas de dégarnir pour de l’argent la bouche d’un pauvre diable. Les dents, souvent très saines, qu’on est obligé d’extirper aux adolescens dont la mâchoire présente trop de désordre, fournissent en suffisance une réserve à utiliser. — Il n’est pas à propos de discuter ici une question plus curieuse qu’utile : la « greffe dentaire. » Mentionnons cependant un cas aussi intéressant qu’authentique : en s’y prenant habilement, on a pu faire reprendre des dents arrachées depuis plusieurs mois et simplement conservées dans un tiroir (Paul Dubois).
  4. Ovide qualifie les Sabines contemporaines de Romulus de rubicundæ, c’est à dire de « grosses rougeaudes » (fort peu semblables aux gracieuses héroïnes immortalisées par David).
  5. Ernest Boysse, le Théâtre des Jésuites.
  6. Apprenez, jeunes filles, les soins qu’exige la face et comment il faut conserver votre beauté.
  7. Que tout amant soit pâle, le teint pâle convient à l’amant.
  8. C’est le modèle du Retour imprévu de Regnard.
  9. Martial. La craie s’entasse toujours plus épaisse sur la face de la vieille Fabulla.
  10. De η ω ς aurore. D’après la nomenclature moderne, on doit dire tétrabromofluorescéine. Un autre dérivé aromatique, l’alloxane, a été également proposé comme fard rouge. Par un singulier phénomène, l’alloxane est incolore et ne rougit sur la peau qu’au contact de l’air.
  11. Il est probable qu’avant l’impression de la pièce, comédiens et comédiennes ajoutaient à leur rôle et improvisaient. Cela se fait du reste encore.
  12. Les trois pièces de Montfleury auxquelles nous avons fait allusion, sont la Fille Capitaine, l’Ambigu Comique et surtout la Femme juge et partie. Celle-ci a même été reprise de nos jours.
  13. Joséphine impératrice.
  14. Les indigènes de la Floride portaient des ornemens de ce genre ; d’où le nom de cette presqu’île américaine.
  15. Voyez dans la Revue des 1er février et 1er mars 1855, la Vie intime et la Vie nomade en Orient.