Les Arts en 1851/02

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Les Arts en 1851
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 125-147).
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LES ARTS


DEPUIS LE DERNIER SALON.




LA PEINTURE ET LA SCULPTURE MONUMENTALES.




Si grandes qu’aient été les agitations de ces dernières années, le domaine des arts n’en a que faiblement ressenti les atteintes. Les troubles de la place publique ne paraissent pas avoir franchi le seuil des ateliers. Tandis que le monde s’agite, les artistes produisent et multiplient les œuvres avec cette insouciante fécondité qui, de tout temps les a caractérisés. Les trois dernières expositions, les plus nombreuses qui aient jamais eu lieu, ont déjà témoigné de cette singulière activité. Si ces efforts ne sont pas toujours heureux, ils annoncent néanmoins un surcroît d’énergie dont on doit tenir compte, et qui, mieux dirigé, produirait sans doute d’excellens résultats.

Nous aussi, nous sommes partisan de la liberté dans les arts, mais de la liberté réglée par la raison, fécondée par l’étude, et nous doutons fort que cette franchise illimitée, conquise il y a tantôt vingt années, ait beaucoup profité aux artistes et à l’art. La discipline de l’école avait du moins pour résultat de concentrer les forces et de les mener à maturité ; on ne se croyait pas artiste parce qu’on avait fait l’emplette, d’une palette et d’un pinceau : il fallait avoir fait preuve réelle de talent dans de nombreux concours et pris le pas sur ses camarades de l’atelier, en un mot il fallait savoir son métier, pour tenter la périlleuse épreuve du Salon et affronter le jugement du public. C’est ainsi que se sont formés la plupart des artistes qui se sont illustrés dans ces trente dernières années, à commencer par MM. Ingres, Paul Delaroche et Eugène Delacroix. Avant de devenir des maîtres et de se placer, chacun dans son genre, à la tête de l’école, ils ont consenti à être élèves. La génération qui les suit a imité leur exemple, et, comme eux, elle a étudié pour apprendre. Quant à la spontanéité du talent, elle est d’origine toute récente ; elle procède en ligne directe de la franchise illimitée de l’art, et nous paraît la conquête la moins contestable de notre époque de perfectibilité. On devient artiste comme on devient poète, comme on devient homme d’état, par une sorte d’intuition secrète et de subite révélation. Que de jeunes gens, après avoir suivi pendant quelques mois les cours de l’École des Beaux-Arts ou après avoir fait une apparition dans l’atelier du naître à la mode, finissent par se croire dessinateurs, parce qu’ils peuvent mettre une figure ensemble, et par se persuader qu’ils sont peintres, parce qu’ils sont arrivés à couvrir plus ou moins fantastiquement des nuances les plus hétérogènes une toile de quelques pieds carrés ! Ils revêtent un à-peu-près de forme d’un à-peu-près de coloris, et ils envoient au salon ce beau chef-d’œuvre, qu’ils appellent un tableau ! Soit pitié, soit fatigue, soit faiblesse de la part du jury, qui se trouve débordé par cette invasion compacte du médiocre, le prétendu tableau est admis, et voilà un peintre de plus, un exposant ! De là ces milliers d’œuvres sans nom qui garnissent les murailles des salles de l’exposition. Ces éducations incomplètes et ces fausses vocations font le désespoir d’honnêtes familles ; elles perdent de malheureux jeunes gens qu’elles condamnent aux labeurs les plus ingrats, à l’existence la plus précaire ; elles perdraient l’art par l’abus qu’elles font de ses procédés, par le dégoût qu’elles inspirent pour ses productions en les vulgarisant, si l’art était moins robuste et qu’il pût être perdu.

Sans vouloir prêcher un retour absolu aux anciennes disciplines et aux traditions académiques, nous croyons qu’il y a nécessité d’insister sur une réforme prompte et radicale dans les études, et particulièrement dans ce qu’on pourrait appeler l’instruction secondaire. De même qu’on n’est ni poète ni écrivain parce qu’on sait lire et écrire, on n’est pas peintre parce qu’on sait faire emploi du crayon et de la couleur. On ne le devient qu’à la charge de remplir certaines obligations essentielles et pratiques, et de se livrer à des études consciencieuses et toujours pénibles, à la condition surtout de montrer plus de respect pour le public et plus de souci de sa dignité propre.

Un critique d’une parfaite bonne foi, et dont l’expérience ne peut être contestée, M. Delécluze, dans le préambule du volume qu’il a publié sur la dernière exposition, a établi une ingénieuse statistique des expositions de peinture à partir de 1673, époque de la première exposition publique des couvres des artistes académiciens, jusqu’au Salon de 1851. Les résultats auxquels il est arrivé, s’ils étaient rigoureusement exacts, prouveraient peu en faveur du progrès. En 1673, cinquante artistes exposèrent cinq cent vingt morceaux ; sous l’empire, cinq cent trente-trois exposans envoyèrent treize cent vingt-neuf ouvrages de peinture et de sculpture au Salon de 1810. Or, M. Delécluze prouve d’une manière assez péremptoire que, si de 1673 à 1810 le nombre des artistes exposans a varié de cinquante à cinq cent vingt-trois, le nombre des artistes appartenant à chacune de ces deux époques qui sont restés célèbres n’a peut-être pas varié de deux unités. Ce premier résultat nous paraît d’autant moins contestable, que parmi les célébrités de 1810 m M. Lelécluze comprend des hommes d’un mérite fort secondaire et qui ne nous paraissent pas devoir fournir une très longue traite dans leur route vers la postérité. De 1810 à 1850, le nombre des artistes exposans a presque triplé ; M. Delécluze paraît croire néanmoins que celui des artistes d’un vrai mérite dépasserait peu la moyenne de 21, qu’il a trouvée en 1810 comme en 1673. Quelque nombreux que soient les producteurs, quelque multipliées que soient leurs œuvres, le nombre des hommes éminens qui possèdent le véritable génie de leur art resterait donc toujours le même pour chaque génération.

Sans nous inscrire en faux d’une manière absolue contre cette conclusion bizarre, nous croyons cependant qu’on peut en contester la rigoureuse exactitude. Les arts du dessin se sont sans aucun doute singulièrement vulgarisés, et le nombre des hommes qui les cultivent sans vocation et sans étude s’est accru dans une déplorable proportion. Néanmoins, depuis 1810, époque à laquelle M. Delécluze a dû forcément prendre son dernier terme de comparaison, — et encore sommes-nous bien la postérité pour les hommes de 1810 ? — nous devons reconnaître qu’une grande et complète révolution s’est accomplie dans le domaine des arts. Cette révolution s’est faite, comme toujours, au cri de liberté ; auquel on a bizarrement accolé le mot de réalité ; elle a dû provoquer bien des écarts, bien des folies, et nous venons tout à l’heure de signaler une de ses plus fâcheuses conséquences : toujours est-il néanmoins que beaucoup d’hommes de talent ont su se dégager de certaines routines sans s’affranchir des règles, et que beaucoup d’autres, parmi les paysagistes surtout et les peintres de genre, sont revenus à une interprétation de la nature plus rigoureuse et plus intelligente. L’analogue de ce qui s’est passé à Venise et dans les Flandres doit donc se retrouver aujourd’hui chez nous. Que de peintres renommés et dont les ouvrages ont conservé une valeur inestimable, les Flandres n’ont-elles pas produits ! C’est un art moins élevé, sans doute, que l’art romain, florentin ou lombard ; c’est cependant un art complet, et dont les productions, pour être moins relevées et plus modestes, n’en ont pas moins leur prix et leur charme. La nature nous offre des analogies semblables : la violette et le myosotis ont leur couleur et leur parfum comme le magnolia et la rose.

Nous croyons donc que, si le niveau de l’art a baissé sous certains rapports, le nombre des gens de talent, d’un vrai talent, et par là nous entendons ceux dont les productions auront une valeur durable, s’est accru dans une notable proportion. C’est là même un des caractères de notre époque, et dont nous devons peut-être autant nous attrister que nous réjouir, car cette dissémination des talens, dans les arts comme dans les lettres, est presque toujours un présage de décadence. Aussi croyons-nous que les efforts de la critique, comme les encouragemens de l’état, doivent s’attacher aujourd’hui à restreindre cette production exagérée et tendre moins au développement qu’à la concentration des talens. C’est dans ce sens que les efforts les plus énergiques doivent être dirigés. L’administration, nous ne le savons que trop, n’a rien négligé, dans ces dernières années, pour arriver à ce résultat ; elle y tend au milieu de difficultés énormes et à travers mille obstacles sus-cités souvent par ceux-là même qui devraient les aplanir ; elle doit et veut atteindre à ce but, et elle y atteindra. En attendant que ses sages efforts portent fruit, les inconvéniens d’une production inconsidérée, de l’absence de toute discipline et de toute règle, se manifestent de plus en plus clairement, et c’est surtout aux expositions annuelles qu’on les voit se produire. Le mal semble là d’autant plus grand, qu’il apparaît sans atténuation et sans remède. Ce remède, les maîtres seuls pourraient l’offrir en se mêlant à la lutte et en consentant à placer sous les yeux de la foule ces morceaux d’élite qu’ils réservent à l’admiration complaisante d’un public restreint. Nous savons que plusieurs artistes éminens mettent un point d’honneur à tenter la rude épreuve du Salon, et nous leur savons un gré infini de cette louable condescendance ; mais le nombre de ceux qui se retirent du combat est beaucoup trop considérable, et, par suite de ce fâcheux système d’abstention, que nous ne pouvons trop hautement déplorer, le mal fait chaque jour de nouveaux progrès. Ce remède, ou plutôt ce correctif, que nous ne rencontrons pas assez complètement dans les expositions annuelles, il appartient à la critique de le chercher, de le signaler partout où il existe, en dehors des expositions, dans les ateliers des artistes chargés de travaux affectés à certaines destinations spéciales, et au besoin dans les monumens mêmes dont la décoration leur est confiée. Il est bon aussi que le public soit mis à même d’apprécier les efforts que l’on a tentés récemment pour rallier les forces éparses et donner à l’art une direction à la fois plus sérieuse et plus digne.

C’est sous ce nouvel aspect que le mouvement des arts nous paraît vraiment utile à étudier ; c’est sur les grands travaux de la peinture et de la sculpture monumentale qu’il convient de détourner un peu de cette attention, que se disputent chaque année tant de productions frivoles.

I

Autrefois on demandait une pensée à une œuvre ; on voulait qu’elle eût une signification. Aujourd’hui, sous prétexte de porter l’art à sa dernière puissance et de lui donner tous les développemens qu’il comporte, on a écarté la pensée, qu’on n’a plus considérée que comme un accessoire insignifiant. Les moyens sont devenus le but. L’art pour l’art ! tel a été le mot d’ordre qui a présidé aux dernières évolutions de l’école. La théorie de l’art pour l’art conduit rapidement au matérialisme et à l’imitation littérale, qui n’est qu’un des élémens de l’art et qui ne doit pas en être le principe. Le peintre, comme le poète, a dans les mains un des rayons du feu créateur ; or, reproduire, ce n’est pas créer ; faire briller ce rayon de toute la splendeur possible, ce n’est pas s’en servir pour féconder. L’art doit dédaigner ce rôle secondaire ; il doit s’attacher à reconquérir une partie de ce terrain que la littérature a envahie et revendiquer cette part d’influence que, dans, les sociétés antiques, au moyen-âge, à l’époque de la renaissance, et même au commencement du siècle actuel, il a si noblement exercée. Ce n’est pas assez de se montrer, fût-ce même dans la plus riche parure : il doit parler, on l’écoutera.

Si, à cet égard, quelque doute pouvait exister, nous citerions l’effet produit au dernier Salon par une composition des plus simples et des moins ambitieuses, mais qui révélait une pensée juste et un sentiment exquis de la nature : nous voulons parler du tableau de la Malaria, de M. Hébert. Les Exilés de Tibère, de M. Barrias ; la Cléopâtre, de M. Gigoux ; l’Incendie, de M. Antigna ; la Sceur de Charité, de M. Pils ; la Frise et les Néréides, de M. Gendron ; la Jeune Malade, de M. Jobbé-Duval ; la Sainte Véronique, de M. Landelle ; le Gué, de M. Decamps ; le Dimanche et l’Amateur de dessins, de M. Meissonier ; la Forêt, de M. Bodmer, qui ont partagé avec le tableau de M. Hébert les honneurs du Salon de 1851, ont dû à la pensée la meilleure partie de leur succès. Il va sans dire qu’un artiste doit savoir tous les rudimens de son métier. Il peut, s’il le veut, faire étalage des puissantes et magnifiques ressources que la palette a pu lui offrir, ou plutôt qu’il a su y trouver ; mais avant tout il doit penser, et appliquer ces moyens nouveaux à rendre sa pensée vivante et palpable.

Ces observations s’appliquent à tous les genres et à chaque ordre de compositions et de sujets. Est-ce au dessin seul et à ce respect religieux de la forme qu’il s’est imposé que M. Ingres doit la haute position qu’il occupe à la tête de l’école française ? N’est-il pas avant tout, un penseur des plus profonds et des plus ingénieux. S’il pouvait à ce sujet vous rester un doute, étudiez son plafond d’Homère, ou la moins importante de ses compositions, l’Arétin chez le Tintoret par exemple, M. Paul Delaroche, qui se maintient, après M. Ingres, à un rang si honorable, ne doit-il pas à la pensée la meilleure partie de ses succès, et à la pensée présentée de la manière la plus saisissante, c’est-à-dire sous une forme dramatique ? Son œuvre la plus récente, le beau tableau de la Reine Marie-Antoinette devant le tribunal révolutionnaire, que nous avons eu occasion d’apprécier ici même[1], emprunte encore à la pensée sa plus incontestable valeur. M. Eugène Delacroix, si prodigieux coloriste, mais si dédaigneux de la forme, que serait-il sans la pensée ? M. Picot, le peintre de Psyché ; M. Schnetz, l’auteur de Sixte-Quint enfant et du Voeu à la Madone ; M. Couderc, le peintre du Lévite d’Éphraïm ; M. Court, l’historien de la Mort de César ; M. Robert Fleury, l’auteur de tant de compositions énergiques, qui naguère nous a fait assister aux Derniers momens de Jane Shore, et qui aujourd’hui achève la Mort de Montaigne ; M. Scheffer, le peintre de Saint Augustin et de Sainte Monique ; M. Gleyre, qui a su reproduire le Soir d’une manière si poétique ; M. Ziégler, qui trouva un jour cette heureuse figure de Giotto enfant dans l’atelier de Cimabué, enfin tous ces artistes qui jouissent d’une réputation méritée, MM. Léon Cogniet, Flandrin, Lehmann, Mottez, Amaury Duval, Couture, Corot, Chassériau, et tant d’autres qui se sont fait remarquer à divers titres, n’est-ce pas à la pensée, et souvent à une pensée unique heureusement exprimée, qu’ils doivent leur renommée présente et leurs succès ?

Celui de nos artistes dont le talent, aujourd’hui dans tout son éclat et toute sa force, jouit de la popularité da plus étendue, et qui, depuis plus de quarante années[2], a su capter les suffrages du public, ne doit, lui aussi, cette haute faveur qu’à la conception vive et intelligente qui caractérise son talent et à l’application ingénieuse d’une pensée unique. M. Horace Vernet, témoin des prodiges que l’esprit militaire si propre à notre nation avait enfantés, s’est fait le chroniqueur de nos armées. Il a retracé avec un égal succès l’escarmouche et la bataille ; il nous a montré le soldat, ses officiers, ses généraux dans toutes les attitudes, sous tous les aspects, et nous a fait comprendre tous les incidens de leur vie si glorieuse et si agitée. Cette donnée, spirituellement traduite dans ces étincelantes esquisses que la lithographie à sa naissance lui permettait de multiplier sans recourir à une main étrangère, avait déjà popularisé son nom à un âge où d’autres commencent à peine à tenir un crayon. Le développement de cette même idée a consolidé sa réputation et la rendra durable. M. Horace Vernet connaît sans aucun doute les moyens de son art, mais il ne s’est jamais bien sérieusement attaché à en approfondir les ressources. Il se sert de la palette comme un improvisateur de la langue, d’une manière facile et suffisante, sans effort, mais sans grand éclat. Nous doutons fort qu’il se soit jamais préoccupé de tel ou tel système d’empâtemens ou de glacis, de telles ou telles combinaisons de nuances, qui absorbent toutes les méditations des adeptes de l’art pour l’art. M. Horace Vernet nous semble toujours plus occupé de ce qu’il va dire que de la manière dont il le dira, et, comme ce qu’il dit est toujours intéressant, le succès ne lui fait jamais défaut.

Dans le tableau de la Prise de Rome, une des trois grandes compositions que cet artiste exécute en ce moment pour le musée de Versailles, nous le retrouvons tel que nous le connaissons. M. Horace Vernet a représenté le fait historique dans toute sa nudité, et cependant son tableau est un des plus dramatiques qu’il ait produits ; mais aussi le sujet de ce drame est la prise de Rome, et le lieu de la scène, ce bastion n° 8 si long-temps, si vivement disputé. Du point où l’artiste s’est placé, l’œil embrasse la campagne romaine arrosée par le Tibre et dominée à l’horizon par le Monte-Cavo. Une lueur livide est répandue sur tout le tableau. Ce n’est plus la nuit, ce n’est pas encore le jour ; c’est la morne clarté du matin. Cette première heure du jour que les hommes ont si souvent choisie pour s’entr’égorger est indiquée avec autant de bonheur que le formidable crépuscule de la soirée de Montmirail. Au fond du tableau, vers la droite, on aperçoit la brèche déjà praticable, vivement attaquée et vivement défendue. C’est là que le brave commandant du génie Galbaud-Durfort vient d’être frappé. L’ennemi dirige vers ce point plusieurs pièces de l’artillerie qu’il tient en réserve, et s’apprête à foudroyer les Français dès qu’ils atteindront la crête de la brèche. Il est évident que les assiégeans ne pourront pénétrer de ce côté sans sacrifier bien des hommes. Aussi le général français, tout en continuant l’attaque de front, s’est-il décidé à chercher quelque autre point plus accessible. Une forte colonne, commandée par le chef de bataillon Laforest, s’est glissée, à la faveur d’un reste de nuit et cachée par un pli de terrain, jusque sous la batterie du bastion, dont les défenseurs n’étaient pas sur leurs gardes. Tout à coup la tête de colonne aperçoit la gueule des canons qui couronnent la batterie, et, sans laisser aux Romains le temps de se reconnaître, nos intrépides soldats se précipitent dans le bastion par les embrasures, faisant main-basse sur tout ce qu’ils rencontrent. C’est ce moment que le peintre a choisi. Nous sommes au centre du bastion que les Français envahissent de toutes parts. Les insurgés, voyant le jour poindre et croyant l’assaut ajourné, se reposaient ou mangeaient. La terre est jonchée de leurs vêtemens, de leurs armes et des débris du repas interrompu. Ici, on se fusille à bout portant ; là, on lutte corps à corps, on s’entretue, on s’égorge ; point de quartier. Partout le désordre, la fuite, la mort. Le peintre a réuni sur les premiers plans du tableau tous les incidens qui accompagnent une prise d’assaut. Chacun obéit à son tempérament ou à ses instincts. On sait que les bandes qui défendaient Rome se composaient d’individus de toutes les nations. Le peintre s’est attaché à bien caractériser dans ce moment suprême les impressions et la manière d’être de ces personnages, eu égard à la nationalité à laquelle appartient chacun d’eux, et peut-être a-t-il mis un peu de recherche dans cette étude. Les Italiens fuient on se précipitent en aveugles au-devant du danger ; les Allemands gardent leur calme accoutumé : l’un d’eux, jeune étudiant, à en juger par son costume, s’arrache difficilement à la méditation où l’avait plongé la lecture de son auteur favori. Les Français qui combattaient avec les Romains s’indignent et veulent haranguer leurs compatriotes vainqueurs ; ils pensent, au moyen de l’article 1er de la constitution affiché dans les batteries et qu’ils proclament à haute voix, conjurer les baïonnettes et les balles. Un d’eux, pâle de colère, a découvert sa poitrine ; il est à craindre que les assaillans ne voient en lui qu’un transfuge, et que la poitrine d’un Français ne soit frappée par une arme française. Une femme, une Romaine, s’est jetée au-devant des vainqueurs, les bras en avant et implorant leur pitié, non pas pour elle sans doute, mais pour un amant. Cette scène de confusion et de terreur est rendue avec tout le talent de M. Horace Vernet. Les épisodes sont saisissans et le mouvement du combat est très bien exprimé. Nous aurions voulu peut-être que ce désordre fût plus complet encore et sentît moins l’arrangement, surtout vers la gauche, à l’extrême premier plan du tableau. On peut souhaiter de ce côté plus de liaison entre les groupes, un peu de ce pêle-mêle sauvage de Salvator Rosa, de cette furie qui précipite l’un contre l’autre les deux premiers pelotons des combattans de Montmirail ; mais M. Vernet nous dira que des gens surpris et débandés ne combattent pas avec la même énergie que ceux qui s’attaquent de front et à forces égales, et il aura raison.

Quoi qu’il en soit, cette nouvelle et importante composition de M. Horace Vernet lui fait grand honneur. On peut lui appliquer le mot de Napoléon à propos de la bataille de Friedland : La dernière bataille de M. Horace Vernet est digne de ses aînées. Nous ne doutons pas que les deux morceaux qui doivent compléter ce dernier chapitre de notre histoire militaire, l’Arrivée des Français à Civita-Vecchia et la Reddition de Rome, ne soient, eux aussi, dignes de l’Attaque du Bastion. M. Horace Vernet ne peut déchoir.

M. Ingres, dont le talent s’est développé et a commencé à poindre à la suite de nos orages révolutionnaires, n’est pas un des fils du XVIIIe siècle. Sa jeunesse a été grave, et, jusque dans ses moindres compositions, il a prouvé qu’il savait prendre au sérieux les choses sérieuses. C’est un esprit méridional, vif, mais réfléchi, qui ne marchande ni avec les convictions, ni avec les sentimens. Une de ses plus grandes colères a toujours été causée par ce poème de la Pucelle, dont les prologues résumaient les croyances religieuses et morales de nos pères. M. Ingres a toujours rêvé une réhabilitation de la glorieuse fille de Vaucouleurs, plus maltraitée peut-être encore par les poètes qui l’ont prise au sérieux, à commencer par Chapelain, que par celui qui l’a tournée en dérision. La statuaire et la peinture ne lui avaient guère été plus favorables. Sauf les statues de la princesse Marie et de M. Feuchères, qui l’ont représentée, l’une sous les armes, l’autre sur le bûcher, et le tableau où M. Paul Delaroche nous l’a montrée aux prises avec ce hideux cardinal de Winchester, rien n’avait paru qui fût digne de la naïve et sublime libératrice du royaume de France. M. Ingres a entrepris de réhabiliter la jeune fille et la guerrière, et, à l’aide des moyens les plus simples, sans recourir à l’épopée comme lorsqu’il veut nous montrer Napoléon ordonnant le passage du Rhin, ni à la chronique ou au drame comme dans ses tableaux de l’Entrée à Paris du Dauphin Charles V ou de Françoise de Rimini, il s’est contenté d’un cadre restreint et d’une seule figure, celle de la guerrière. Il nous l’a représentée debout, dans son costume de bataille, appuyée sur l’oriflamme qu’elle tient de la main droite, la main gauche posée sur l’autel et assistant au sacre du roi Charles VII, qu’elle vient de conduire à Reims. Le peintre l’a dépouillée de son casque et de ses gantelets de fer, qui sont placés à terre et à ses pieds. Sa tête nue est couronnée d’une abondante chevelure ; sa figure a ce mâle embonpoint qui convient à la fille des champs ; l’étincelle morale brille dans ses yeux levés au ciel, auquel elle semble rapporter sa victoire. Cependant sa main appuyée si franchement sur l’autel, orné de fleurs de lys, et sur lequel la couronne royale et les vases du sacre sont placés, indique plus énergiquement que tout autre geste ou toute autre démonstration quel a été son concours dans ces glorieux événemens, et à quel titre elle assiste à la royale cérémonie. L’expression de son visage n’a rien toutefois de la joie ou de l’enivrement du triomphe, et il y a de la tristesse dans son regard tourné vers le ciel : elle a accompli sa promesse, son rôle est achevé ; tout à l’heure, après la cérémonie, elle dira à l’archevêque de Reims : « Plût à Dieu mon créateur que je pusse maintenant partir, abandonnant les armes, et aller servir mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui moult se réjouiroient de me voir ! »

Ce tableau que M. Ingres vient d’entreprendre est destiné à la galerie du Luxembourg, pour lequel l’éminent artiste achève également une répétition modifiée du tableau de la Vierge à l’hostie, qui appartient au prince impérial de Russie. Dans ce dernier tableau, la Vierge, les mains jointes devant un autel, adore la divinité de son fils dans le calice et l’hostie, emblèmes de la rédemption du genre humain ; mais le saint Nicolas et le saint Alexandre, protecteurs de l’empire russe, sont remplacés sur le second plan du tableau par saint Denis et par sainte Geneviève, protecteurs de la France. Ces deux belles compositions, jointes aux tableaux de Roger et Angélique et des Clés de saint Pierre, déjà placés au Luxembourg, et au plafond de l’Apothéose d’Homère qu’on voit au Louvre, permettront un jour d’apprécier M. Ingres, sinon c mplétement, du moins sous les principaux aspects de son talent. Ajoutons que l’illustre maître achève encore en ce moment, pour la famille du roi Louis-Philippe, un tableau représentant Jésus au milieu des docteurs, qui lui avait été commandé par l’ancienne liste civile. Cette vaste composition, l’une des plus complètes et des plus travaillées que M. Ingres ait jamais exécutées, suffirait pour prouver qu’il a su se maintenir à sa hauteur, et que chez lui rien n’annonce le déclin. On peut juger de l’intérêt et de l’importance de ces derniers travaux par les dessins qui viennent d’en être donnés dans la collection des Œuvres de M. Ingres, gravées au trait par M. Réveil, et que M. Magimel, un de ses élèves de prédilection, vient d’éditer[3]. Ce précieux recueil, dont M. Ingres lui-même a surveillé la publication, ajoutant à quelques-uns des morceaux qu’il renferme d’heureux accessoires, de curieuses variantes, se compose de cent deux dessins, et nous permet d’embrasser d’un seul coup d’œil cette existence d’artiste si bien remplie, et qui comprend plus d’un demi-siècle. M. Ingres a dû lutter contre plus d’un obstacle et s’est vu long-temps méconnu. Rien n’a pu le détourner de la ligne qu’il s’était tracée et qu’il savait être la bonne, ni les conseils timides de l’amitié, ni les emportemens de la critique, ni les séductions du monde. Il nous montre aujourd’hui ce que peuvent le talent et la volonté réunis, et à quelle hauteur peut s’élever l’homme qui a la conscience de sa force et le sentiment juste et profond du vrai et du beau.

M. Ingres laissera dans l’histoire de l’art français une trace durable et profonde. Son influence aura été d’autant plus réelle, qu’il ne l’aura pas seulement exercée comme artiste, mais à titre d’homme qui se respecte, qui respecte le public et qui sait allier l’élévation du caractère à la puissance du talent. Beaucoup de ses élèves occupent aujourd’hui un rang distingué dans l’école, et l’un d’eux, M. Hippolyte Flandrin, peut être rangé dès à présent au nombre des maîtres. Tout en se rappelant un illustre enseignement, il a su s’ouvrir une voie originale. D’autres, comme MM. Amaury Duval, Tyr et Comairas, se sont montrés, avant tout, fervens imitateurs, et n’ont pu briser encore cette lisière qui retient l’élève au maître, et dont, pour être maître soi-même, il faut savoir s’affranchir. Il en est quelques-uns, au contraire, qui semblent avoir à cœur de faire oublier qu’ils procèdent de l’école de M. Ingres, et ceux-ci, pour faire preuve d’indépendance, se livrent à des écarts qui doivent souvent le contrister.

Nous hésitons à ranger au nombre de ces derniers M. Gérôme, que nous nous plaisons encore à regarder comme une des plus brillantes espérances de l’école, et cependant, il faut bien le reconnaître, déjà au dernier Salon, les tableaux qu’il avait exposés, et particulièrement l’Intérieur grec et le Souvenir d’Italie, accusaient une certaine tendance à l’affectation et un dédain du naturel qui pouvaient faire concevoir de sérieuses inquiétudes. Depuis et tout récemment, M. Gérôme a terminé les peintures qui complètent la décoration de l’ancienne chapelle du Conservatoire des Arts et Métiers, restaurée et transformée en bibliothèque par l’habile architecte M. Vaudoyer. Ces peintures comprennent deux grands médaillons où sont figurés à mi-corps l’Art et la Science, et au-dessous de ces figures de proportions colossales, quatre compartimens de forme oblongue et ogivale, dans chacun desquels l’artiste a placé une figure allégorique avec attributs s’enlevant sur un fond bleu à gaufrures d’or. Ces quatre figures en pied représentent la Forme, la Couleur, la Physique et la Chimie. On retrouve certainement dans ces peintures le talent de l’auteur du Combat de Coqs et d’Anacréon, et cependant, soit que le jeune artiste ait été à l’étroit dans les compartimens qu’il devait remplir, soit que ces représentations abstraites et symboliques convinssent peu à la nature de son talent, correct et précis quant au mode d’exécution, mais qui incline vers la fantaisie et ne craint pas d’exagérer le mouvement pour atteindre à la grace, toujours est-il que ces peintures laissent quelque chose à désirer. Ces critiques ne s’appliquent pas aux deux médaillons. Les figures de l’Art et de la Science nous paraissent réussies et ne manquent pas d’un certain caractère héroïque. Les quatre figures des compartimens, exécutées avec largeur et distinction, pèchent par certaines exagérations coquettes de mouvement, par des recherches de raccourcis que ne comporte pas ce système de décoration, mais surtout par l’absence de style, et par là nous entendons ce mélange de calme et de force qui convient à la peinture monumentale, particulièrement dans la représentation de figures isolées. On a reproché également à M. Gérôme la multiplicité des accessoires, qui brisent et tourmentent la ligne et amènent à distance un peu de confusion, et on a eu raison. À cela il y a remède ; il y en a peu aux autres imperfections que nous venons de signaler et qui résultent d’un manque d’expérience, dont M. Gérôme a du reste le temps de se corriger. Nous ne doutons pas que ce jeune artiste n’ait à cœur de prendre une autre fois dignement sa revanche.

Les deux caryatides de M. Robert, commandées, comme les peintures de M. Gérôme, par le ministère de l’intérieur et destinées à la décoration de la grande porte d’entrée du Conservatoire des Arts et Métiers, sont un travail fort remarquable, et qui fera honneur au statuaire. M. Robert a su, lui, se plier sans murmure aux convenances architecturales, et il a eu grandement raison. La sculpture et l’architecture ont toujours gagné à être bonnes sœurs ; plus elles sont d’accord, plus elles se font mutuellement valoir. Il paraît que cette heureuse entente s’établit beaucoup plus difficilement entre la peinture et l’architecture : nous en avons une preuve de plus dans la bibliothèque du Conservatoire des Arts et Métiers. On n’en doit pas moins reconnaître que l’ensemble de ces travaux du Conservatoire, et particulièrement la restauration de la chapelle, si heureusement transformée en bibliothèque, font honneur à M. Vaudoyer. Ils le placent au nombre de ces architectes érudits et ingénieux à la fois, qui ont appliqué si heureusement leurs talens à la conservation et à la restitution d’un passé qui, sans eux, allait disparaître. Cette restauration de la chapelle du Conservatoire des Arts et Métiers prendra place à côté des belles restaurations de la Sainte-Chapelle, de Notre-Dame et du Louvre.

À propos du Louvre, il est un détail de cette vaste restauration qui doit surtout nous occuper ici ; nous voulons parler des peintures qui complètent la décoration de la galerie d’Apollon. Cette décoration se compose, comme on sait, de voussures placées aux extrémités nord et sud de la galerie et terminant le berceau de la voûte, de cinq grands cartouches disposés au centre du plafond dans toute la longueur de la voûte qu’ils sont comme destinés à soulever en simulant autant d’ouvertures sur le ciel et d’échappées dans l’espace, de deux rangées inférieures de médaillons où sont figurés en camaïeu rehaussé d’or les mois de l’année, de quatre compartimens descendant jusqu’à la corniche où sont peintes les quatre saisons, enfin de vingt-quatre panneaux placés au milieu de la galerie, douze entre les fenêtres et douze entre les portes qui leur font face. Ces panneaux sont vides encore, mais contiendront les portraits, en tapisseries des Gobelins, des personnages célèbres du temps de Louis XIV, exécutés sous la direction de M. Ary Scheffer, qui doit se servir pour ce travail des peintures de Lebrun, Mignard, Largillière et Rigaud.

Les voussures, cartouches et médaillons de la voûte devaient être peints par Lebrun lui-même ou sous sa direction. Cette exécution, poursuivie au début avec une ardeur extrême, suspendue et reprise à diverses fois, n’aura été achevée que dans l’année 1851. C’est environ cent quatre-vingt-dix années que ce travail aura duré. L’une de ces peintures, la voussure du midi, qui représente le Triomphe d’Amphitrite, avait été exécutée par Lebrun lui-même. Elle se trouvait dans un affreux état de dégradation, et vient d’être restaurée assez heureusement par M. Poppleton. Lebrun avait, à ce que l’on présume, également mis la main à trois des quatre cartouches du centre de la voûte qui représentaient les quatre parties du jour ; le quatrième, représentant Castor ou l’Etoile du matin, ne fut peint qu’en 1781, par Renou. L’une de ces peintures, l’Aurore, fut détruite, à la fin du dernier siècle, par des couvreurs, qui chargèrent imprudemment de gravois cette partie du plafond ; elle vient d’être rétablie par M. Muller, qui, tout en se conformant au dessin de Lebrun, conservé par la gravure de Saint-André, son élève, a su garder son originalité et un coloris éclatant et harmonieux. Peut-être cependant ce morceau gagnerait-il, si certaines nuances par trop chatoyantes du manteau de la déesse et du groupe des Amours renversant des corbeilles de fleurs étaient légèrement adoucies. Les autres cartouches, représentant le Soir et la Nuit, bien que fort dégradés, ont pu cependant être conservés, grace à la restauration intelligente de M. Poppleton.

Restent le cartouche central, la voussure du nord et les compartimens et médaillons de la courbure de la voûte. Les peintures des quatre compartimens de forme quasi-rectangulaire et s’appuyant sur la corniche représentent les quatre Saisons de l’année, peintes par quatre académiciens comme morceaux de réception : l’Automne, par Taraval, 1769 ; l’Été, par Durameau, 1774 ; l’Hiver, par Lagrenée, 1775 ; le Printemps, par Callet, 1780. L’exécution de ces quatre peintures dura douze années. Les médaillons où sont figurés les Mois ont été peints de même à diverses époques. Tous ces morceaux viennent d’être restaurés, et, on peut le dire pour quelques-uns, achevés. La voussure de l’extrémité nord de la galerie était restée vide. M. Joseph Guichard a été chargé de la remplir, en se servant d’un dessin laissé par Lebrun représentant le Triomphe de Cybèle. C’est une peinture un peu hâtée peut-être, mais fort convenable. M. Guichard a tiré un excellent parti du canevas qui lui était fourni, et auquel il a même apporté d’heureuses modifications. La figure de Cybèle a de la majesté, et le groupe des faunes, des satyres et des nymphes qui accompagnent la déesse en chantant et en jouant des instrumens est bien dans le sentiment de la peinture de Lebrun.

Il y avait enfin à remplir le cinquième grand cartouche, placé au milieu de la galerie et qui occupe, en se cintrant, la largeur entière de la voûte. D’après les plans de Lebrun, ce vaste compartiment devait représenter le triomphe d’Apollon. D’anciens Guides de Paris ont décrit ce plafond comme existant ; mais il est certain que Lebrun n’y a jamais mis la main, et qu’il n’a même laissé aucun dessin qu’on puisse considérer comme le projet ou même la première pensée de cette œuvre. M. Eugène Delacroix, chargé de l’exécution de ce cartouche central, ne s’est donc pas astreint à la simple reproduction de la pensée de Lebrun le sujet seul, le triomphe d’Apollon, appartient au premier peintre de Louis XIV ; tout le reste, la façon de comprendre le sujet, la composition, la disposition pittoresque des groupes, en un mot tout ce qui est du domaine de l’invention ou de l’expression appartient à M. Eugène Delacroix. Et cependant ce qui distingue avant tout cette vaste composition, exécutée avec la verve et l’intelligence du peintre de la Médée et du Combat de Taillebourg, c’est sa convenance parfaite au double point de vue de l’exécution et de l’entente du sujet, qui semblerait n’avoir pu être autrement compris par Lebrun lui-même. En effet, ce morceau n’est pas une pièce de rapport, comme tant d’autres ouvrages du même genre : il convient essentiellement à la place pour laquelle il a été fait ; c’est un vrai plafond, c’est-à-dire une échappée sur les célestes espaces, et non un tableau horizontalement accroché, dont les personnages, couchés de tout leur long, menacent de se précipiter et vont vous écraser. M. Delacroix a rarement été coloriste plus souple et plus vigoureux. Chaque groupe, chaque accessoire, chaque détail ne laisse rien à désirer, quant à la richesse et à la localité du ton, et concourt puissamment à l’effet. M. Eugène Delacroix a fait preuve, une fois de plus, de cette rare intelligence du clair-obscur qu’il doit à l’étude combinée des coloristes flamands et des vénitiens. Pour être le plus grand et le plus vrai peintre de notre époque, il ne lui manque qu’un peu plus de clarté dans ses compositions et surtout plus de respect pour la forme.

Nous ne voulons pas quitter les galeries du Louvre sans nous occuper d’une peinture à laquelle M. Landelle met la dernière main, et qui devait être placée dans la salle dite de la Renaissance. M. Landelle, chargé de personnifier cette époque, s’est fort heureusement inspiré du XVIe siècle. Sa Renaissance est une femme jeune et belle, à la taille élevée, aux formes opulentes, d’une physionomie ouverte et intelligente et magnifiquement vêtue d’étoffes de soie et de brocart d’or, dont M. Landelle a été assez heureux pour retrouver des échantillons chez, les revendeurs vénitiens. Ses cheveux, relevés en couronne, selon la mode du temps, laissent au front qu’ils encadrent tout son développement et toute sa saillie ; l’œil est doux et rayonnant, la bouche délicate et réfléchie, le col puissant et rattaché à la tête avec une rare énergie. Cette femme, qui rappelle à la fois Diane de Poitiers et la belle reine de Navarre, trône avec majesté dans une espèce de somptueuse galerie. Sa main droite s’appuie sur un cadre de l’époque, entourant un portrait du roi François Ier. Autour d’elle sont groupées, dans le plus heureux désordre, des œuvres de la sculpture, de l’architecture, de l’orfèvrerie et de la ciselure du choix le plus rare et le plus précieux. M. Landelle a fort heureusement caractérisé cette charmante époque de l’émancipation ou plutôt de la sécularisation de l’art, quand, brisant le joug de l’ascétisme, il se fait mondain et retourne au culte de la souveraine’ beauté. Ce sujet, bien compris par M. Landelle, convenait à la nature de son talent gracieux et distingué, et inclinant volontiers à la reproduction de la beauté ; le seul écueil que M. Landelle ait à éviter, c’est sa facilité. Cette fois, le jeune artiste s’est livré à l’exécution de son œuvre avec un soin et un amour tout particuliers il l’avait ébauchée dès l’an dernier ; il a voulu voir l’Italie avant de la reprendre et d’y mettre la dernière main. Ce voyage lui aura profité, et lui permettra de se rapprocher de cette perfection à laquelle il veut atteindre.

L’imagination est le caractère distinctif du talent de M. Matout. Il conçoit vivement un sujet, en dessine fièrement la charpente, et plus la machine est vaste et a d’importance, plus il semble se trouver à l’aise. L’immense composition qu’il exécute en ce moment pour la décoration du grand amphithéâtre de l’École de Médecine, et qui représente Ambroise Paré opérant pour la première fois la ligature de l’artère sur un gentilhomme blessé au siège d’Anvillers, eût effrayé un artiste moins résolu. M. Matout, au contraire, quand il a été assuré de pouvoir couvrir une toile de trente-deux pieds de long sur vingt pieds de haut, a respiré plus librement. Il s’est livré à de savantes recherches sous la direction du professorat de l’école ; il a recueilli des renseignemens de toute espèce, s’est entouré de nombreuses études, et un beau jour il a jeté sur la toile cinquante figures de dimension héroïque, les esquissant en camaïeu. Aujourd’hui M. Matout est en pleine composition : tout est en train, tout marche, rien n’est encore achevé ; mais si le souffle qui l’a animé jusqu’à présent se soutient, et surtout, si au lieu de se borner à de brillans à-peu-près, il sait et veut finir, nous pouvons présager que le succès ne lui fera pas défaut. La figure d’Ambroise Paré opérant sur le champ de bataille, et disposée de façon à ce que tout l’intérêt converge bien autour d’elle, suffit à elle seule pour faire comprendre le sujet. D’une main il a saisi, au moyen de la pince, l’artère dans le moignon sanglant de l’amputé ; de l’autre, il montre le fil rouge avec lequel il va opérer la ligature. L’opéré et les aides qui le soutiennent sont dessinés avec une grande originalité, et l’on sent parfaitement que l’auteur a dû s’inspirer de la nature. Le groupe des docteurs, encore incrédules, qui ont fait rougir les fers et proposent la cautérisation en usage jusqu’alors, mais qu’Ambroise Paré va convertir avec son fil rouge, contraste heureusement avec le groupe de l’opéré ; leurs amples et riches costumes, copiés sur les manuscrits du temps, semblent taillés à souhait pour le peintre. La continuation de la bataille et de l’assaut livré à Anvillers forment un fond de tableau de la plus heureuse disposition. M. Matout doit maintenant se rappeler que l’effet de ces vastes machines réside en grande partie dans une habile entente du clair-obscur, et qu’elles réclament la magie de coloris d’un Titien, d’un Paul Véronèse, ou la fougue splendide d’un Rubens. Lanfranc donnant la première leçon orale de chirurgie à l’hospice de Saint-Jacques-la-Boucherie au XIIIe siècle, et Desault installant la Clinique, doivent, avec le tableau d’Ambroise Paré, compléter cette décoration de l’amphithéâtre de l’École de Médecine, qui a été confiée à M. Matout.

M. Courbet, auquel une fraction fort compromettante de l’école naturaliste avait fait un succès si bruyant à l’ouverture du dernier Salon, ne s’est pas laissé abattre par le rude contre-coup qui a suivi cette turbulente ovation. Tandis que les uns le proclamaient le seul homme de génie qui comprît l’art contemporain et l’annonçaient comme le régénérateur de l’école, d’autres ne voulaient voir en lui qu’un grotesque barbouilleur : nous sommes ainsi faits en France. C’est à la raison et au bon sens de chercher le vrai entre ces exagérations systématiques. L’auteur de l’Après dîner à Ornans, persuadé, à ce qu’on nous assure, qu’il n’avait mérité

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité,


s’est répété que, malgré tout, il était peintre : il s’agissait de le prouver, et l’artiste cherchait un sujet qui pût passionner le public, quand un jour il voit passer un détachement de pompiers attelés à leurs pompes, qu’ils traînaient en toute hâte vers une maison qui brûlait ; une foule inquiète et curieuse les accompagnait en courant. Ce mouvement, cette émotion, ces uniformes frappèrent l’artiste : il avait trouvé son tableau. M. Courbet, profitant des facilités que lui donnait le ministère de la guerre, s’est mis intrépidement à l’œuvre : on verra bientôt le résultat. Barrer le chemin à M. Courbet, comme on prétend qu’on a essayé de le faire, n’eût été ni possible ni digne. Laisser faire et laisser passer doit être un des axiomes fondamentaux de l’art. Le bon goût et le bon sens public sont là pour faire justice des erreurs et des folies.

Il y a peu d’analogie entre le talent de M. Ziégler et celui de M. Courbet : l’un procède du naturalisme le plus positif, l’autre de l’abstraction la plus quintessenciée, et cependant M. Ziégler a eu, comme M. Courbet, ses jours de succès et d’enivrement, que plus d’une fois ont suivis de brusques reviremens d’opinions. M. Ziégler s’est toujours dignement relevé sous les coups de la critique, et il est resté peintre. Au dernier Salon, son tableau des Premiers Pasteurs nous l’a prouvé. À la prochaine exposition, la grande composition qu’il exécute pour la salle des séances de l’hôtel de ville d’Amiens, et qui représente la Signature de la paix d’Amiens, confirmera la preuve, et montrera l’auteur de l’hémicycle de la Madeleine sous une face toute nouvelle. L’exécution de cette page d’une histoire héroïque, où la réalité se combine si heureusement avec une certaine majesté d’apparat, appartenait de droit à M. Ziégler, que certaines affinités rattachent à l’école espagnole, et particulièrement à Vélasquez. Nous nous rappelons encore la grande tournure et la largeur d’exécution des portraits du Connétable de Sancerre et de Kellermann, et, quelles que soient les difficultés de costume et de disposition que présente l’œuvre que M. Ziégler a entreprise, nous ne doutons pas un seul moment de sa réussite.

D’importans travaux de peinture décorative ont été commandés pour les salles d’attente du conseil d’état et de la cour des comptes, au palais du quai d’Orsay. Cette décoration, qui comprend à la fois des peintures monumentales et des travaux d’ornementation, a été confiée, pour ces derniers travaux, à M. Laurent-Jean, et pour les peintures à MM. Landelle, Ange Tissier et Gigoux. Les travaux de M. Laurent-Jean ont été poussés avec une grande activité ; ils sont exécutés avec goût, et témoignent d’une étude particulière de ce genre de décoration et d’un véritable savoir-faire. Les peintures de MM. Landelle et Ange Tissier, représentant la Loi, le Calcul, la Vigilance et la Prudence, ne sont encore qu’à l’état d’étude ou d’ébauche. M. Gigoux, qui a voulu représenter la source des richesses de l’état ou la production„ nous fait assister aux moissons et aux vendanges ; il a poussé plus loin son travail. Son tableau des Vendanges est même fort avancé. Le cadre de cette peinture est fort étendu, et n’a pas moins de quatre mètres de long sur trois mètres de haut. M. Gigoux l’a rempli fort heureusement. Il ne se sert de son sujet que comme d’un gracieux prétexte pour représenter de jeunes hommes et de jeunes filles naturellement groupés et se montrant sous les attitudes les plus variées : les uns à demi perdus dans les pampres, cueillant les raisins et les chargeant dans des paniers ; les autres suspendus aux treilles ou transportant dans des corbeilles les grappes recueillies et les versant dans de vastes cuves. Cette peinture, disposée avec une largeur qui sent son maître, n’est pas encore terminée. Telle qu’elle est, elle rappelle la simplicité des peintures italiennes de la meilleure époque, auxquelles certains groupes paraissent dérobés. Nous citerons, par exemple, ces deux jeunes filles vêtues de lilas et de rose qui occupent le centre du tableau. On retrouve chez elles cette grace à la fois naturelle et étudiée, et cette forte et élégante désinvolture des personnages des fresques florentines.

D’autres commandes de peinture monumentale ont été également faites par l’état à MM. Eugène Delacroix, Bremond et Chasseriau. M. Eugène Delacroix a été chargé par la ville de Paris, de compte à demi avec le ministère de l’intérieur, de la décoration d’une chapelle à Saint-Sulpice, et MM. Bremond et Chasseriau doivent exécuter des peintures décoratives pour les églises de la Villette et de Saint-Philippe du Roule. Ces travaux sont ou à peine commencés, ou trop peu avancés pour être convenablement appréciés dès à présent. Nous ne voulons pas prolonger davantage cet examen des efforts incessans de nos peintres dans l’intervalle des expositions, et notre but ne peut être, on le comprendra, de pénétrer dans chacun des ateliers où s’achève une œuvre d’art de quelque importance. Ce que nous voulons surtout démontrer, c’est l’utile action qu’exercent sur les arts du dessin les grands travaux de peinture monumentale, comme complément et au besoin comme correctif des expositions annuelles. On ne peut mieux compléter cette démonstration qu’en passant des peintres aux sculpteurs, dont les travaux se relient plus directement encore aux encouragemens que reçoit parmi nous l’art monumental.


II

On sait que les chefs-d’œuvre de l’art antique qui furent rapportés d’Italie à la suite de nos victoires avaient été cédés à la France par un des articles du traité de Campo-Forrnio. Bonaparte, qui ne négligeait aucun des moyens de frapper l’imagination des hommes, veilla personnellement à ce que cette clause fût rigoureusement exécutée, et il ne voulut faire grace aux vaincus ni d’une statue ni d’un tableau. Il songeait dès-lors à s’attacher l’opinion, et il savait que les Français résistent difficilement aux séductions qui s’adressent à leur amour-propre et à leur goût. Il voulait que le Louvre fût le musée de l’Europe et que les principaux monumens des arts y fussent réunis. L’Amour grec, le Bacchus indien, la Flore, l’Antinoüs, le Discobole, le Faune au repos, le Torse, l’Apollon du Belvédère, et quarante autres statues de même valeur y furent transportés successivement. On savait que la Vénus de Médicis était au nombre des objets cédés, et on s’étonnait de ne pas la voir figurer parmi ces chefs-d’œuvre immortels. Voici ce qui était arrivé : à la première nouvelle de ce qui venait d’être décidé, le chevalier Puccini, directeur du musée de Florence, avait lestement emballé la Vénus, et, en homme véritablement passionné, s’était réfugié à Palerme, de compagnie avec elle. Le secret ne fut pas si bien gardé, que sa retraite ne fût bientôt découverte. Or, quelque temps après la signature de la paix d’Amiens, une frégate française se présente dans le port de Palerme. Le commandant était porteur d’une lettre autographe du général Bonaparte, adressée au roi des Deux-Siciles. Cette lettre réclamait d’une manière polie, mais péremptoire, la Vénus de Médicis, comme faisant partie des conquêtes de la France. Le roi, qui avait une horrible peur des Français, mais surtout du général Bonaparte, et qui ne se souciait guère de cette Vénus compromettante, qui pouvait devenir un casus belli, un prétexte peut-être pour lui enlever la Sicile, s’empressa de donner des ordres pour qu’elle fût immédiatement remise aux Français. Il fallait obéir. Puccini prit donc rendez-vous avec le consul-général de France à Palerme, qui s’appelait M. Marson, et tous deux se rendirent dans le jardin d’un couvent de capucins, où la Vénus était cachée sous dix pieds de terre. Tandis que l’on déterrait la statue, le chevalier gardait un morne silence, qu’il n’interrompait que pour pester contre la prépotence française. Voyons donc, cher chevalier, lui dit M. Marson, ne vous désolez donc pas ainsi ; ne fallait-il pas que Vénus allât retrouver son Apollon ? — Le chevalier, se tournant brusquement vers lui et le regardant entre les deux yeux : — C’est là justement, dit-il, ce qui me net en colère, car ces gens-là ne feront jamais d’enfans chez vous.

Le mot était rude ; était-il juste ? Peut-être alors l’aurions-nous cru ; aujourd’hui nous en doutons. En effet, depuis Bosio, Cois et Chaudet, ces aigles du commencement du siècle, la statuaire a fait chez nous d’immenses progrès. Il est telles œuvres qui nous paraissent procéder en ligne assez directe de ces dieux, et qui cependant n’ont fait chez nous qu’une apparition bien fugitive. À quelle époque de l’histoire de l’art en France a-t-on pu signaler une réunion de statuaires d’un égal mérite et de styles plus divers, bien que procédant la plupart de la tradition antique : sévères et châtiés sans exclure la grace, comme MM. Simart, Duret et Dumont ; énergiques et pleins d’accent, comme MM. David d’Angers, Rude, Étex et Préault ; fantaisistes brillans, variés et naturels, comme MM. Pollet, Marochetti, Feuchères, Barre, Bonnassieux, Dantan, Courtet et tant d’autres ; universels et réunissant toutes les conditions de l’art, comme MM. Pradier et Barye ? La dernière exposition a prouvé que ce progrès ne s’était pas ralenti. M. Pradier, dans son Atalante, s’est maintenu à sa hauteur ; MM. Clesinger, Jouffroy, Etex et Jaley, talens acquis, n’ont pas démérité aux yeux du public ; M. Barye s’est révélé sous un nouvel aspect dans son groupe du Centaure et du Lapithe. De jeunes talens se sont manifestés avec un certain éclat : parmi eux brillent au premier rang MM. Lequesne et Pollet dans un genre à la fois élevé et gracieux ; MM. Soitoux, Renoir, Bosio et Loison dans le genre héroïque et quelque peu académique ; MM. Demesmay, Cordier, Marcellin, d’Orsay, Leharivel, Fremiet, Caïn et Mène dans les genres les plus divers, où chacun d’eux présente une égale supériorité, et a souvent fait les plus heureuses rencontres.

La clôture du Salon a été signalée dans les ateliers par un redoublement d’activité. Les uns ont achevé l’œuvre commencée ; d’autres, en dépit des préoccupations politiques, se sont lancés dans de véritables entreprises. Le public a déjà pu apprécier quelques-uns des résultats de cet énergique mouvement. Le Guillaume-le-Conquérant de M. Rochet, statue équestre en bronze d’un jet vigoureux, mais dont l’exécution dénote un peu de précipitation ; le Marceau de M. Préault, bronze vraiment héroïque et qu’anime ce souffle martial qui jeta, il y a un demi-siècle, toute une génération à la frontière, ont été provisoirement exposés sur les places de la capitale et depuis ont été inaugurés, l’un à Falaise, l’autre à Chartres. Les Deux Siècles de M. Duret, ces colosses d’un aspect si imposant, ont été placés à la porte du tombeau de Napoléon, où les douze grandes Victoires de M. Pradier les avaient devancés. Jamais capitaine, jamais empereur n’aura été entouré, vivant ou mort, d’une garde plus héroïque et plus majestueuse. Les magnifiques bas-reliefs que M. Simart termine, et qui doivent décorer les parois de la crypte funéraire, seront le digne complément d’un travail qui mérite à lui seul une étude toute particulière.

La création du musée de Versailles sera une des gloires du dernier règne. L’idée de cette collection fut, il est vrai, conçue vers la fin du XVIIIe siècle, au milieu de la tourmente révolutionnaire, et comme moyen peut-être de sauvegarder cette habitation royale. Le roi Louis-Philippe eut du moins le mérite de la mettre à exécution, bien qu’un peu hâtivement sans doute. Cette création n’a pas été abandonnée. L’administration nouvelle, sans disposer des mêmes moyens que la liste civile, — obligée de faire face à des nécessités de toute nature et de répartir ses ressources sur toute l’étendue du pays, — a voulu néanmoins continuer l’œuvre commencée. Les statues en marbre de trois maréchaux, Macdonald, Oudinot et Bugeaud, exécutées par MM. Nanteuil, Jean Debay et Dumont, et du jeune marin Viala, œuvre du ciseau de M. Matthieu Meunier, la statue de Chateaubriand par M. Duret, et les bustes de plusieurs personnages célèbres, parmi lesquels on distingue les généraux Bréa et Corbineau, l’amiral Leray, le comte Mollien, vont enrichir les galeries de sculpture du palais et compléter ses collections.

Parmi les principaux ouvrages de sculpture qu’on termine en ce moment, nous signalerons encore les deux grands groupes de MM. Etex et Clesinger : le premier a représenté la Ville de Paris implorant la miséricorde divine sur les victimes du choléra ; le second, le Christ mort, la Vierge et la Madeleine, vaste composition qu’il a complétée au moyen d’un magnifique bas-relief de la Cène qui doit former le devant de l’autel, sur lequel la Pietà doit être placée, et de deux anges éplorés qui seront placés à chacune des extrémités du même autel. Ces deux figures d’ange, que M. Clesinger vient de terminer, peuvent rivaliser dignement avec les meilleurs morceaux de la sculpture italienne. Le groupe de M. Etex, composé de quatre figures de dimensions colossales, sera digne de ce beau groupe de Caïn qui fonda la réputation de cet artiste il y a une vingtaine d’années. La figure de la ville de Paris est pleine d’accent et de majesté : comme la Niobé antique, elle pleure sur ses enfans étendus autour d’elle, ce vieillard, cette jeune femme, cet enfant que le fléau a frappés ; mais sa douleur, que la Foi console, que la Résignation soutient, est calme et sympathique, elle est surtout étrangère à ces révoltes de l’amour maternel et de l’orgueil qui caractérisent le désespoir de la mère païenne. Ce groupe, exécuté en marbre de Carrare, doit servir à la décoration de la salle principale du grand hospice construit sur les terrains du clos Saint-Lazare. La Pietà de M. Clesinger est destinée à l’une des chapelles de l’église Sainte-Clotilde.

Un autre morceau de sculpture extrêmement remarquable est exposé dans les ateliers de M. Courtet. C’est la reproduction en bronze du modèle de la Centauresse enlevant un Faune qui fut exposé en 1849, et que le jeune artiste, qui a débuté par un coup de maître, appelle, nous ne savons pourquoi, une Bacchanale. En effet, en dépit des pampres, des grappes de raisin, des coupes et de la panthère, ces deux personnages sont animés par une tout autre ivresse que l’ivresse du vin. La centauresse surtout a bien toute la fougueuse ardeur qui convient à ces êtres hybrides. Femme et cavale à la fois, l’énergique et voluptueuse créature brûle du double amour allumé dans ses doubles flancs :

Scilicet antè omnes furor est insignis equarum !…

Le feu qui la dévore la fait bondir et haleter, gonfle son col, soulève son sein, et, serpentant le long de sa croupe sur laquelle elle vient de jeter le jeune faune, lui communique l’ardeur qui la consume et lui livre sans défense ce bel adolescent sur les yeux duquel elle attache son œil chargé d’amour.

La croupe robuste et frémissante contraste merveilleusement avec la légèreté de ce torse de femme si souple, si vivant, si poli, et le bras relevé sur la tête est d’une grace incomparable. La draperie si heureusement jetée sur le corps de la cavale, et qui sert à rattacher les deux natures, est d’une facture et d’un goût excellent. La panthère, les autres accessoires bachiques qui ne nous paraissent imaginés que pour sauver ce que le sujet pouvait avoir de trop délicat, accompagnent fort heureusement la composition. Ils comblent certains vides, cadencent les lignes principales, et, bien que nécessaires à la consolidation du groupe, ne font nullement l’effet de ces pièces de rapport en usage en pareille occasion. Le faune est bien jeune et bien vivant. Il ne s’appartient plus et se livre avec un curieux abandon à ces étranges caresses. L’exécution de cette figure présente aussi de véritables beautés : les extrémités ne laissent rien à désirer ; l’abdomen seul nous paraît fruste et négligé ; sa tension est bien exprimée, mais le xiphoïde semble brisé, et les droits sont à peine indiqués. On pourrait critiquer aussi le trop peu de longueur du corps de la cavale et la maigreur des jambes de devant, peu en proportion avec l’ampleur de la croupe. Le groupe de M. Courtet n’en est pas moins un morceau d’une haute distinction, une de ces heureuses rencontres qu’il est donné à peu d’artistes de faire, et c’est cependant à cette source de l’antiquité que l’on croirait tarie qu’il a puisé son sujet. André Chénier, arrivant à la suite de la tourbe mythologique des poètes musqués du dernier siècle, nous avait déjà montré l’or pur et ductile que ce sol fécond recélait. La Centauresse de M. Courtet nous semble un poème d’André Chénier coulé en bronze.

Le Faune dansant de M. Lequesne est encore une de ces heureuses inspirations de l’art antique et de la fable. Cette statue, qui, au dernier Salon, a balancé la grande médaille, est trop connue pour que nous la décrivions ici. Exécutée en bronze sur la commande du ministère de l’intérieur, elle sera l’un des morceaux d’élite de la prochaine exposition, si elle n’en est le chef-d’œuvre.

Deux statues équestres et monumentales, la Jeanne d’Arc de M. Foyatier et le Napoléon de M. de Nieuwkerke, vont sortir également de l’atelier du fondeur et seront inaugurées prochainement l’une à Orléans, l’autre à Lyon. Jeanne d’Arc et Napoléon, ces deux grandes gloires de la France, qui, au moment où le pays était tombé si bas, l’ont replacé si haut, l’une en repoussant l’invasion étrangère, l’autre en écrasant les factions, et qui tous deux sont morts en martyrs, victimes des mêmes bourreaux, Jeanne d’Arc et Napoléon auront trouvé, nous n’en doutons pas, de dignes interprètes.

Parmi les travaux de sculpture récemment terminés ou en voie d’achèvement, nous devons encore mentionner la décoration sculpturale de la gare du chemin de fer de Strasbourg, œuvre de MM. Lemaire et Brian ; les bas-reliefs et médaillons de l’hôtel du timbre, exécutés par MM. Jacquemart et Oudiné ; les groupes d’animaux commandés à MM., Barye, Fratin, Fremiet et Caïn ; le gracieux modèle des Nymphes à la fontaine, de M. Desboeufs ; l’étude fort remarquable du groupe d’Acis et Galatée guettés par le Cyclope, que termine M. Ottin, et qui pourra s’appliquer à la fontaine monumentale du Luxembourg. Nous signalerons également, et en première ligne, les quatre groupes équestres destinés aux quatre piédestaux des angles du pont d’Iéna, que terminent dans les ateliers de l’île des Cygnes MM. Feuchères, Préault., Devaulx et Daumas. Chacun de ces groupes représente un cavalier et un cheval appartenant à une race différente. M. Daumas a reproduit la race romaine, M. Devaulx la race grecque, M. Préault la race gauloise, et M. Feuchères la race arabe. Ces morceaux se distinguent par des qualités éminentes, et quelques-uns annoncent une singulière puissance de jet. Toutefois ce travail ne pourra être convenablement apprécié que lorsque chacun de ces grands groupes aura été élevé sur sa base aux quatre angles du pont. Nous faisons les mêmes réserves pour le fronton de l’école des mines, que la mort de M. Legendre-Héral vient de laisser inachevé, et pour le monument funéraire de l’archevêque de Paris, que M. Auguste Debay, lauréat d’un concours célèbre, termine sur place dans l’une des chapelles de l’église Notre-Dame de Paris.

On le voit, dans un pays aussi agité que le nôtre, et dont naguère encore l’avenir était si incertain, la situation des arts est prospère au-delà de toute espérance : c’est plutôt même contre les excès de la production que contre l’impuissance et le découragement qu’il y aurait aujourd’hui à les prémunir. Des esprits chagrins trouveront que cette situation des arts présente une étrange anomalie. Nous voulons, nous, y voir un gage de sécurité pour le présent, d’espérance pour l’avenir. Les artistes, nous le savons, sont les plus insoucians des hommes : ils s’abritent, dans la tempête, sous un rameau de laurier ; mais cette indifférence et ce stoïcisme ne peuvent avoir qu’un temps, car, après tout, il faut vivre. Aussi, quand on a vu, le lendemain d’un bouleversement social et en dépit des terreurs générales, tant de gens de talent se reprendre d’une si ardente passion pour leur art et produire avec cette fiévreuse activité, on a dû croire qu’ils obéissaient à ces mystérieux instincts communs aux artistes et aux poètes, et que l’avenir leur apparaissait stable et pacifique. Espérons que la nouvelle ère qui s’ouvre justifiera leurs prévisions. Quoi qu’il en soit, l’année qui vient de s’achever laissera une trace brillante dans les annales de l’art français. L’impulsion est donnée, et le mouvement ne doit pas s’arrêter. C’est au pouvoir de le féconder et de le diriger. Les arts, dans notre pays de France, veulent être pris au sérieux. Tandis que des politiques à courte vue affectent de ne les considérer que comme une sorte de brillante et onéreuse superfluité, l’homme d’état découvre en eux un des ressorts les plus énergiques et les plus propres à agir sur l’opinion des hommes qu’ils passionnent, un des élémens les plus essentiels à la vie d’une nation, dont ils manifestent l’intelligence et constatent la grandeur.


F. MERCEY.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet 1851.
  2. M. Horace Vernet a reçu au Salon de 1812 la médaille de 500 francs, alors médaille de première classe. Cette exposition de 1812 fut, ainsi que l’exposition de 1810, dont M. Guizot a rendu compte, l’une des plus brillantes de l’empire. Onze médailles de première classe furent décernées aux artistes dont voici les noms : Bidault, Ponce Camus, Fragonard, Géricault, Heim, Hobelt d’Amsterdam, Mauzaisse, Pajou, Sérangeh, Horace Vernet, Gois. La liste civile impériale acheta pour 61,000 francs de tableaux, au nombre desquels le Pierre-le-Grand sur le lac Ladoga, de Steuben (5,500 francs), et le Caïn de Paulin Guérin (5,000 fr.). L’impératrice acheta de son côté dix tableaux moyennant 25,000 fr., et le ministère de l’intérieur employa 15,000 francs sur le fonds d’encouragemens à l’acquisition de cinq tableaux. Le total des encouragemens à la suite du Salon s’éleva à 116,000 francs, savoir : onze médailles de première classe, 5,500 fr. ; trente-six médailles de deuxième classe, 9,000 francs ; tableaux achetés par l’empereur, 61,000 fr. ; par l’impératrice, 25,500 fr., par le ministère de l’intérieur, 15,000 francs.
  3. Voyez sur cette collection la livraison du 15 décembre.