Les Assemblées du clergé en France sous l’ancienne monarchie/04

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Les Assemblées du clergé en France sous l’ancienne monarchie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 621-667).
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LES
ASSEMBLEES DU CLERGE
EN FRANCE
SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE

IV.[1]
LES ASSEMBLÉES DU CLERGÉ A LA FIN DU XVIIe ET AU XVIIIe SIÈCLE.

Les derniers retentissemens de la fronde s’étaient tus au commandement de Louis XIV. En prenant en main le gouvernement de son royaume, le jeune monarque ne devait pas plus souffrir d’opposition à ses volontés dans le clergé que chez le reste de ses sujets. Il poursuivit à l’égard de cet ordre avec plus de décision que ne l’avait fait Mazarin la politique de Richelieu. Mais tout en exigeant des prélats l’obéissance, il garda toujours envers eux une déférence que lui prescrivait sa foi ; il leur témoigna plus de respect que ne leur en avait témoigné le ministre de Louis XIII. Sa dignité de cardinal et sa haute position dans l’église permettaient à Richelieu vis-à-vis du clergé des libertés et des allures que Louis XIV ne pouvait prendre. Fort ignorant en théologie, encore moins versé dans les matières canoniques, le monarque était obligé de consulter sans cesse son confesseur et les évêques qui avaient sa confiance ; devant eux, s’il tenait la tête haute, il lui fallait courber sa raison. Pour Richelieu, la religion n’était guère qu’un moyen de gouvernement. Louis XIV, tout despote qu’il fût, se sentait retenu par la crainte d’encourir la condamnation de l’église, dont il ne mettait point en doute l’infaillibilité. S’il entendait ne pas laisser porter atteinte à son autorité, il ne songeait pas moins à son salut, et, afin de rassurer sa conscience, il faisait tous ses efforts pour obtenir du pouvoir spirituel des sentences conformes à ses visées et à ses intérêts. Aussi est-ce moins à l’intimidation qu’il recourut qu’au prestige de sa dignité royale, à la séduction de sa propre grandeur. Il voulait convaincre l’église qu’elle devait marcher d’accord avec lui pour la plus grande gloire de Dieu. Sans doute, Louis XIV avait près de lui quelques conseillers moins préoccupés qu’il ne l’était de rester dociles aux décrets de l’église et qui travaillaient à le prémunir contre les entreprises du clergé. Mais les principes que lui avait inculqués son éducation défendaient à ce roi de laisser des laïques décider des choses de la religion. Voilà comment, alors même qu’il amoindrissait l’autonomie administrative de l’église, qu’il affaiblissait l’indépendance des prélats, Louis XIV en relevait l’autorité spirituelle. De la sorte il se ménagea dans l’épiscopat un auxiliaire contre les prétentions du saint-siège et une caution de la pureté de sa foi. Louis XIV donnait, en agissant ainsi, le change à sa conscience ; en gagnant les évêques, il s’imaginait demeurer le plus fidèle serviteur de l’église. Son erreur était au reste bien naturelle. Il rencontrait chez la majorité d’entre eux tant d’empressement à condescendre à ses désirs ! Regimbant contre le despotisme de Rome, l’épiscopat français se résignait aisément à reconnaître l’autorité du monarque, sur un terrain que revendiquait l’église, en échange de la part d’indépendance que la couronne lui garantissait à l’égard du saint-siège. En exaltant l’autorité du roi, l’église gallicane se grandissait elle-même, puisque c’était, à ses décisions qu’il en demandait la sanction, puisque, plus elle fortifiait la puissance de Louis XIV, plus elle était en droit d’attendre de lui privilèges et appui.


I.

Les deux assemblées générales du clergé qui suivirent celles dont j’ai rappelé les actes dans un précédent travail, et où l’affaire du cardinal de Retz avait occupé la place principale, ne furent pas marquées par ces contestations irritantes, ces résolutions de nature à inquiéter la cour, qui s’étaient produites antérieurement. On y vota les décimes réclamés, on y renouvela le contrat avec l’Hôtel de Ville, on y traita de ces affaires particulières, de ces litiges qui se présentaient à tout instant dans l’administration ecclésiastique et qu’avaient multipliés les contacts plus fréquens avec l’administration et la justice royales, dont le zèle et la vigilance étaient stimulés par le souverain. Sans doute, nombre de ces affaires intéressaient les immunités de l’église et se rattachaient à l’exercice des droits qui lui étaient le plus chers, mais le désir qu’avait l’assemblée de ne pas se donner l’apparence d’une opposition systématique au gouvernement du roi la rendait plus conciliante, et s’il y eut quelques démêlés, ils ne furent jamais bien sérieux ; si la représentation ecclésiastique fit entendre des remontrances, elles n’eurent point le caractère de récriminations.

La querelle du jansénisme ne troubla même que faiblement le calme que la docilité aux volontés du monarque assurait aux délibérations de ces assemblées. La grande majorité se prononça pour la condamnation de doctrines que leurs adhérens feignaient de désavouer afin de détourner les foudres du saint-siège. Dans ce qui touchait aux intérêts de l’église gallicane, une seule question, celle de la régale, eut le privilège de passionner les débats, parce qu’elle remuait l’épiscopat tout entier. On eût dit que c’était sur ce terrain que s’était réfugié ce qui restait de véritable indépendance aux évêques. La question de la régale rendit aux assemblées une vie qui commençait à les abandonner. Le droit ainsi appelé était un de ceux où l’église souffrait le plus de l’invasion de l’autorité royale. Il donnait au souverain la libre disposition du revenu des archevêchés et des évêchés vacans et la faculté de conférer les bénéfices qui étaient à leur collation jusqu’à ce que les nouveaux prélats eussent prêté serment de fidélité à la couronne. Les origines de ce droit étaient entourées d’obscurité et se discernaient mal dans la confusion juridique du moyen âge. Comme il favorisait singulièrement l’immixtion du pouvoir laïque dans le gouvernement de l’église, quoique admis par le saint-siège, il avait maintes fois soulevé les réclamations du clergé. Mais les rois de France n’avaient jamais voulu s’en dessaisir. Au reste l’exercice de ce droit était de dates fort diverses suivant les provinces. Il en était plusieurs où il n’avait été qu’assez récemment introduit. Les réclamations du clergé s’étaient surtout fait entendre sous Henri IV. Louis XIII parut en vouloir tenir compte, et à l’assemblée de 1655, l’espoir que les mêmes dispositions subsistaient à la ; cour fit nommer une commission spéciale pour examiner la question de la régale ; les assemblées qui suivirent imitèrent cet exemple. L’assemblée de 1670 adressa à Louis XIV par la bouche de l’archevêque d’Embrun une remontrance particulière. Mais le monarque ne demeurait pas moins jaloux de ce droit qu’il ne l’était de toute autre branche de son autorité. Préoccupé d’établir dans le royaume une uniformité de régime qui facilitât son gouvernement en lui donnant plus d’action, Louis XIV cherchait à étendre la régale à toutes les provinces, et, se fondant sur la doctrine qui représentait ce droit comme étant non l’exception, mais la règle commune, il exigea que les provinces qui s’en prétendaient exemptes produisissent leurs titres. Pour couper court aux remontrances qu’avait faites l’assemblée de 1670, deux déclarations, l’une, de 1673, l’autre de 1675, portèrent que le droit de régale devait être exercé dans tous les diocèses du royaume, à la réserve seulement des archevêchés et évêchés qui en étaient exemptés à titre onéreux. Les déclarations étaient conçues dans des termes qui ne souffraient guère de réplique. Le clergé n’osa pas d’abord protester : il savait que ce droit était soutenu par le parlement ; l’assemblée de 1675 courba la tête. Le pape même ne fit faire par son légat et par ses nonces aucune représentation. Louis XIV n’admettait pas qu’une autre juridiction que son conseil d’état s’érigeât en tribunal souverain des contestations auxquelles l’exercice de ce droit ne cessait depuis près d’un siècle de donner lieu. Les déclarations de 1673 et 1675 ne firent que les multiplier. Les provinces de Guyenne, de Languedoc et de Dauphiné soutenaient qu’elles devaient être affranchies de la régale. Leurs réclamations furent portées au conseil. Le débat dura longtemps, et le procès aboutit à un arrêt qui déboutait les provinces opposantes, quoique le saint-siège eût appuyé leurs plaintes. Comme c’était généralement le cas dans les conflits entre l’église et l’état, on produisait de part et d’autre des raisons spécieuses ; on se fondait sur des interprétations ambiguës, on invoquait des précédens différens, on faisait surtout appel à des autorités opposées. Tandis que le pape alléguait à l’appui de la réclamation les canons des conciles, le roi s’armait du silence gardé par le saint-siège, quand ses prédécesseurs avaient réservé au conseil d’état et au parlement de statuer sur tout ce qui touchait à la régale, pour des provinces telles que la Bretagne, où ce droit n’était point auparavant appliqué. Dans ce conflit, il s’agissait non d’une question de l’ordre spirituel, mais d’un privilège, en apparence purement temporel, lié à la jouissance des anciens droits féodaux. Louis XIV n’était pas homme à l’abandonner de la sorte et à diminuer l’étendue de la puissance que ses prédécesseurs lui avaient léguée. Les quatre provinces déboutées en restèrent là ; seuls, deux évêques protestèrent : c’étaient des prélats imbus des principes jansénistes, et d’un caractère indépendant, l’évêque d’Alet, Nicolas Pavillon, naguère collaborateur de saint Vincent de Paul, et l’évêque de Pamiers, Etienne-François de Caulet, fils d’un président au parlement de Toulouse. Ils s’élevèrent avec énergie contre l’application de la mesure dans leurs diocèses, invoquant un des canons du deuxième concile de Lyon. Cette double résistance ne tarda pas à se réduire à une seule par suite de la mort de Pavillon ; mais elle émut tout le clergé français et irrita au plus haut degré Louis XIV. Des mesures coercitives furent sur son ordre prises contre l’évêque de Pamiers. On le menaça de la saisie de son temporel s’il n’obéissait pas aux arrêts du conseil. Caulet tenta vainement de détourner le coup en écrivant par deux fois au roi. Son temporel fut saisi ; il recourut alors à l’appui du saint-siège.

Autour de cette opposition pouvaient s’en grouper bien d’autres ; elle avait causé dans l’épiscopat une vive agitation, à laquelle la mort de Caulet, arrivée bientôt après, ne mit même pas un terme. La résistance de cet évêque trouva de l’écho, tout au moins de la sympathie chez trois autres prélats, les évêques de Rieux, d’Agde et de Saint-Pons. Voyant le temporel de leur collègue séquestré, ils prirent à leur charge tous les frais de son entretien. Dans le diocèse de Pamiers, la saisie mise sur les revenus de l’évêque fut étendue aux bénéfices qui en dépendaient. Caulet mort, le chapitre de Pamiers nomma des vicaires généraux capitulaires. L’archevêque de Toulouse, auquel les régalistes en avaient appelé à titre d’autorité métropolitaine, du vivant de Caulet, qui les avait frappés de censures ecclésiastiques, en nomma de son côté. Les jésuites, qui gardaient rancune à la mémoire d’un prélat avec lequel ils avaient eu de graves démêlés, prirent chaudement le parti des régalistes, et le diocèse de Pamiers se trouva ainsi en proie à la plus déplorable division. Pour y porter remède, le pape envoya à l’église de Pamiers un bref qui cassait le choix fait par l’archevêque métropolitain et confirmait celui du chapitre, menaçant d’excommunication ceux qui persisteraient à reconnaître les vicaires généraux désignés par l’archevêque de Toulouse. Le parlement de Paris répondit par un arrêt à la lettre du souverain pontife, dont il affectait au reste de contester l’authenticité, d’accord en cela, contre l’ordinaire, avec les, jésuites. Le parlement de Toulouse se prononça dans le même sens et les deux cours apportèrent. une regrettable passion dans leurs poursuites contre tous ceux qui faisaient cause commune avec l’église de Pamiers. Le parlement de Toulouse alla même jusqu’à condamner à mort et à faire exécuter en effigie dom Cerle, que le parti antirégaliste avait nommé grand vicaire de Pamiers, assimilant les menées de ce religieux à une conspiration contre la sûreté de l’état, sentence qui n’empêcha pas au reste Cerle d’entretenir la résistance du fond de sa retraite.

Tel fut le point de départ de la longue contestation qui s’éleva entre Louis XIV et le saint-siège, et où s’entremit activement l’ambassadeur de France à Rome, le cardinal d’Estrées. L’assemblée du clergé de 1680 ne pouvait garder le silence en cette conjoncture ; elle intervint et donna son avis. La question divisait alors le corps ecclésiastique en deux partis, les régalistes et les antirégalistes. La grande majorité des membres de l’assemblée, tout en n’étant pas favorable à l’extension de la régale, n’admettait cependant pas les prétentions de la curie romaine. Ils blâmaient la façon dont le souverain pontife avait répondu à Louis XIV, et ils témoignèrent leurs sentimens dans une lettre qu’ils adressèrent à ce monarque : « Nous souffrons avec une peine extraordinaire, y disaient-ils, que l’on menace le fils aîné et le protecteur de l’église comme on a fait en d’autres rencontres pour les princes qui ont usurpé ses droits. Nous sommes si étroitement attachés à votre majesté que rien n’est capable de nous en séparer. » Cette lettre avait été vraisemblablement provoquée par le roi lui-même, mais l’assemblée n’eût pu tenir un tel langage si elle avait partagé toutes les vues du saint-siège. En soutenant ainsi les droits de la couronne de France, elle rendait plus difficile un rapprochement entre Innocent XI et Louis XIV. Le pape envoya en effet, le 7 août de cette année 1680, un second bref qui était un nouvel acte de mauvais vouloir à l’égard de l’épiscopat français. Il improuvait ce qu’avait fait l’archevêque de Paris dans un certain couvent de filles de Charonne. Aussi le bref ne fît qu’accroître le dissentiment. L’archevêque de Toulouse n’eut pas plus gain de cause dans son différend avec les vicaires capitulaires de Pamiers, qui en avaient appelé à Rome à l’instar de feu leur évêque. Les brefs se succédèrent. Le pape revendiquait pour lui-même le droit de juger souverainement les causes d’un caractère ecclésiastique portées de France à son tribunal, prétention contraire au concordat de 1517. Le conflit continua jusqu’à la fin de l’année, et le 1er janvier 1681, Innocent XI adressait à l’église de Pamiers un nouveau bref dont les termes étaient une atteinte plus claire encore au concordat. Il fallait sortir de cette situation périlleuse, et le moyen qui paraissait le plus sûr c’était de convoquer, soit un synode national, soit une assemblée spéciale du clergé. Le chancelier Le Tellier se prononça pour ce second moyen, et son avis prévalut. A son instigation, les agens généraux demandèrent, dans un mémoire, au roi la permission de réunir ceux des évêques qui se trouvaient alors à Paris. Mais cette petite assemblée ne pouvait offrir une garantie sérieuse d’indépendance, placés qu’étaient tous ces prélats sous l’influence de la cour. C’est ce que ne manquèrent pas de dire les antirégalistes ; ils dénoncèrent au pape, comme de coupables menées, les actes de la camarilla dont l’âme était le P. de La Chaise, surnommé par les mauvais plaisans le père nourricier de la régale et qui tenait à sa dévotion quelques jésuites, notamment le P. Maimbourg. Le gouvernement s’était imaginé que la petite assemblée, aux ordres du roi, suffirait à arranger l’affaire, conduite qu’elle serait par l’archevêque de Reims, Le Tellier, fils du chancelier. Elle se réunit en mars 1681 pour donner son avis sur la difficulté pendante : il fut conforme aux désirs de Louis XIV, à quelques restrictions près sur le caractère du droit de régale, que les évêques avouaient être une servitude imposée à l’église. La commission chargée d’examiner la question et dont l’archevêque de Paris, Fr. de Harlay, avait dicté la composition, choisit pour président l’homme sur qui le roi pouvait le plus compter, l’archevêque de Reims. Le prélat dit dans les conclusions de son rapport que les évêques de France avaient eu raison de se soumettre aux déclarations de 1673 et de 1675, mais il évita de se prononcer sur le fond du débat. Il en agit de même pour l’affaire de Charonne, qui avait été également soumise à l’examen de la commission. L’archevêque se montra moins réservé sur l’affaire de Pamiers : il ne craignit pas de soutenir que la juridiction ecclésiastique et les libertés de l’église gallicane avaient été violées par les brefs du pape. La petite assemblée approuva le rapport de Le Tellier. Quelques évêques parlèrent de la nécessité de réunir un concile national pour prononcer sur tous les points en litige. Un plus grand nombre se borna à demander la convocation spéciale d’une assemblée générale du clergé. Tout le monde était d’accord pour que l’église de France saisît cette occasion de faire une exposition de principes qui assurât l’indépendance épiscopale. Cette indépendance semblait en effet gravement menacée ; elle était attaquée sans ménagement par les ultramontains, par les jésuites surtout. Déjà les dernières assemblées générales du clergé avaient dû prendre la défense du pouvoir des évêques. Louis XIV consulta son entourage, et il se décida pour la convocation d’une assemblée générale du clergé ; mais, comme l’on eût pu contester aux députés qui m’étaient pas évêques une autorité spirituelle suffisante pour prononcer en pareille matière, il fut entendu que les députés du second ordre n’auraient que voix consultative. On évitait de la sorte les dangers et les difficultés d’un concile. Le roi avait toute raison d’espérer qu’il trouverait dans une telle assemblée des dispositions favorables à ses vues. On prit d’ailleurs des mesures pour qu’il en fût ainsi. On prépara l’opinion du clergé par l’envoi du procès-verbal de la petite assemblée. On se hâta de répandre ce document dans tous les diocèses afin de neutraliser l’effet des écrits dont les antirégalistes inondaient clandestinement les provinces.

Aucune assemblée du clergé n’avait encore eu de mission si grave ; ce qui allait lui imprimer un caractère à part, c’est qu’elle serait uniquement réunie pour statuer sur une question touchant aux rapports fondamentaux de l’église et de la royauté. Le roi n’osait pas donner à cette diète la qualification de concile, de synode, et cependant il voulait qu’elle en eût le plus possible l’apparence. Aussi décida-t-il qu’on ne se bornerait pas à appeler les députés des provinces ecclésiastiques, il voulut qu’on fît encore venir des représentans du clergé des pays d’obédience, qui ne prenaient point part d’ordinaire aux élections.

Depuis que le droit de régale était devenu l’objet de sérieuses contestations entre la couronne de France et la cour de Rome, les défenseurs du pouvoir royal avaient songé à chercher un appui dans les assemblées du clergé. M. l’abbé J.-Th. Loyson nous en fournit la preuve dans le savant ouvrage qu’il a publié sur l’assemblée du clergé de 1682, et auquel je suis redevable de précieuses indications. Dès 1670, le docte Baluze, que Colbert avait chargé d’étudier la question de la régale, disait à ce grand ministre : « Je me suis un peu étendu sur l’autorité spirituelle des assemblées pour examiner si en certaines occasions elles peuvent avoir le pouvoir d’un concile national, tant parce que cela était du sujet que monseigneur m’a prescrit que parce que j’estime qu’il est important de donner du crédit à ces assemblées sous l’autorité du roi. Il peut arriver que le roi sera bien aise de pouvoir opposer cette autorité aux entreprises de la cour de Rome, à l’exemple de Philippe le Bel, de Charles VI, de Louis XI et de Louis XII. » Louis XIV fut donc encouragé à prêter à l’assemblée qui allait se réunir l’autorité d’un concile, et la qualification qui lui est attribuée dans les lettres de convocation en fait foi, car on l’y désigne sous le titre d’assemblée générale extraordinaire représentant le concile national. Les électeurs durent être avertis qu’il ne s’agissait pas d’une assemblée comme il s’en était déjà tenu antérieurement ; le gouvernement pensa qu’il fallait éclairer leur choix et surtout ne pas les laisser libres d’imposer à leurs députés les procurations que bon leur semblerait. Les agens généraux reçurent l’ordre de faire parvenir à toutes les provinces un modèle uniforme de procuration qu’avaient rédigé les commissaires désignés par la petite assemblée. Il y était dit que les députés devaient maintenir l’observation des clauses du concordat de 1517 et procurer par toutes sortes de voies dues et raisonnables la conservation des maximes et libertés de l’église gallicane.

Dans les assemblées provinciales qui se tinrent, comme cela avait déjà eu lieu tant de fois, et notamment lors des élections à la dernière assemblée, le gouvernement pesa sur les choix. Les ministres et l’archevêque de Paris agirent activement pour faire nommer des candidats agréables au roi. Celui-ci eut même en bien des provinces des candidats officiels qu’il fit connaître par lettres de cachet, c’est-à-dire lettres cachetées. Il enjoignit à divers métropolitains d’intervenir pour faire élire tels et tels évêques. Les intendans de province jouèrent alors un rôle que nous avons vu si souvent en ce siècle dévolu aux préfets pour assurer de bons choix. On écarta soigneusement les prélats dont les opinions ultramontaines inspiraient de la défiance. C’est ainsi que Camille de Villeroy, malgré sa dignité d’archevêque de Lyon et la parenté qui l’unissait au maréchal pour lequel Louis XIV avait tant d’amitié, ne put réussir à se faire désigner. Le gouvernement se fonda sur ce que l’assemblée avait à débattre, non des questions de temporel, mais un point d’une nature quelque peu théologique, pour ne pas observer les règles auxquelles on s’était jusqu’alors astreint dans les élections. Par exemple les provinces eurent la faculté de prendre leurs députés parmi les ecclésiastiques qui n’y possédaient pas de bénéfices.

Pendant qu’on procédait au choix de ces mandataires spéciaux, les négociations se poursuivaient activement près du saint-siège, mais elles n’avançaient pas. Tout annonçait qu’Innocent XI persévérerait dans ses sentimens. C’était là ce qui inquiétait l’opinion. On se préoccupait de ce qu’allait faire une assemblée dont on ne contestait pas les lumières, mais à laquelle on voyait imposer une mission des plus délicates. Plusieurs conseillers de Louis XIV, et en première ligne Colbert, le plus résolu dans l’opposition à Innocent XI, étaient d’avis que le roi ne devait pas abandonner l’assemblée à sa libre initiative, qu’il importait que les commissaires royaux formulassent les points qu’il s’agissait d’établir et les présentassent à cette compagnie afin qu’elle y donnât son acquiescement. D’autres pensaient différemment. C’est au milieu de ces incertitudes que l’assemblée se réunit à Paris, dans l’automne de 1681. Elle tint une séance préparatoire le 1er octobre, à l’archevêché. Le 27 du même mois, les députés s’assemblèrent aux Grands-Augustins, et le 30, Fr. de Harlay et Ch. Maurice Le Tellier furent élus présidens. Ces choix étaient significatifs, car les deux archevêques s’étaient montrés les plus zélés pour les libertés de l’église nationale et avaient toute la confiance du roi. Il semble pourtant que la majorité de la compagnie ne professait pas des opinions aussi avancées que les leurs. Toute décidée qu’elle était à défendre les privilèges de l’église de France, elle ne voulait pas se faire l’instrument des rancunes du gouvernement contre le saint-siège. Bossuet fut l’interprète de ces sentimens dans son Discours sur l’unité de l’église qui devait inaugurer la séance solennelle du 9 novembre. Il dut, avant de le prononcer, soumettre ce sermon au conseil du roi. On y trouvait cette phrase : qu’il fallait tout supporter plutôt que de rompre avec l’église romaine, Fr. de Harlay, présent à la lecture, arrêta l’évêque de Meaux en l’entendant et l’engagea à supprimer l’épithète de romaine. Bossuet n’y voulut pas consentir, preuve que l’assemblée dont ce grand prélat reflétait l’esprit prétendait rester en communion étroite avec le saint-siège. Malgré la condescendance qu’elle témoignait pour les volontés de Louis XIV, elle n’acceptait pas le rôle passif auquel on poussait celui-ci à la condamner. Tel était le sens dans lequel agissait le cardinal d’Estrées qui jugeait l’effacement de l’assemblée nécessaire au succès de l’affaire, alors qu’au mois de septembre précédent il écrivait au P. de La Chaise : « Je crois qu’il est très important que l’assemblée du clergé n’entreprenne point de faire examiner l’affaire de la régale par ses députés ni de l’examiner elle-même, mais que les commissaires du roi leur déclarent qu’encore que le roi n’ait pas besoin de rendre compte à personne d’un jugement qui regarde les droits de la couronne et dont il ne doit rendre compte qu’à Dieu, tel qu’est celui de la régale, il a bien voulu leur en faire savoir les fondemens afin qu’ils en informent sa sainteté et qu’elle cesse de s’engager dans une affaire où elle ne peut faire que de mauvais pas. » L’assemblée n’obéissait qu’à demi. De même que les assemblées antérieures avaient cherché à réduire le chiffre des subsides qu’on exigeait d’elles, celle-ci, en concédant l’extension du droit de régale, s’efforçait d’en restreindre au moins l’exercice ; l’archevêque de Reims partageait ce sentiment. Sur ses conclusions, l’assemblée résolut d’envoyer des députés au roi pour l’informer qu’elle avait reconnu la légitimité de l’application de la régale à tout le royaume, mais pour le supplier en même temps d’y apporter certaines modérations. La députation se rendit à Saint-Germain, ayant à sa tête les deux présidens. Louis XIV dit qu’il examinerait en conseil le message qu’elle lui apportait, et huit jours après, il répondait aux délégués que la compagnie lui avait de nouveau députés, qu’attendu qu’il s’agissait de relâcher des droits de sa couronne, il ne voulait pas décider seul et qu’il avait nommé des commissaires pour prendre connaissance de l’affaire. Le choix que fit le monarque à cette occasion montra suffisamment son intention de ne point laisser amoindrir ce qu’il tenait pour le privilège de son pouvoir souverain. Colbert et Pussort étaient du nombre des commissaires et la commission était présidée par le chancelier Le Tellier. Telle que Louis XIV l’avait composée, cette commission se trouvait en majorité d’accord avec le parlement sur les points en discussion ; aussi jugea-t-elle à propos d’en référer au procureur général de cette cour, Achille de Harlay, et aux deux avocats généraux, Talon et Lamoignon. Les débats se prolongèrent dans la commission, et les opinions restaient encore fort partagées. Ce que voyant, Louis XIV pensa qu’il serait plus sage de faire quelques concessions, et il remit en conséquence aux députés du clergé l’édit du 14 janvier 1682, qui donnait satisfaction aux demandes de l’assemblée, en réglementant l’usage de la régale. Dès lors la compagnie ne pouvait plus refuser l’acquiescement que le roi attendait d’elle, et le 2 février elle votait l’acte de consentement par lequel elle souscrivait à l’extension de la régale conformément aux termes de la déclaration royale du 10 février 1675. Dans cet acte, la compagnie exprimait l’espérance que le pape, entrant dans la véritable intérêt des églises de France et comprenant les motifs de paix qui avaient fait agir le clergé, recevrait favorablement la lettre qu’elle était résolue de lui écrire, pour lui bien expliquer les raisons de sa conduite. Les députés s’étaient flattés qu’Innocent XI approuverait la façon dont ils terminaient un différend avec l’autorité royale qui troublait l’église depuis plusieurs années ; mais le temps n’était plus où le souverain pontife voyait dans les évêques des collaborateurs investis presque des mêmes droits que lui-même et au milieu desquels il n’était guère que le primus inter pares. La doctrine de l’infaillibilité pontificale avait gagné bien du terrain, et les envahissemens de l’autorité papale effrayaient ceux mêmes qui, comme Fénelon, acceptaient cette infaillibilité. « Les papes, dans ces derniers siècles, écrivait l’archevêque de Cambrai dans son ouvrage latin sur l’autorité du pape, ont négligé l’antique coutume de définir, de concert avec les évêques, qui sont leurs frères, et même ils ont voulu déprimer l’épiscopat tout entier. » Le saint-père, qui avait été déjà informé des résolutions prises par l’assemblée tenue à Paris, en manifesta son mécontentement, et, la lettre arrivée à Rome, il la garda trois jours sans l’ouvrir et n’y répondit que le 11 avril, pour casser les décisions de l’assemblée. Le bref fut apporté, le 6 mai, par l’abbé Lauri, auditeur de la nonciature, à Courcier, secrétaire de l’assemblée. Celui-ci crut devoir, par déférence, avant de le recevoir, prendre les ordres du président de l’assemblée. Il n’y avait pas moyen de le supprimer, et la réponse papale fut lue en séance trois jours après ; Innocent XI traitait la compagnie en termes fort durs. Il trouvait mauvais le motif qu’elle avait mis en avant pour acquiescer à l’édit royal, motif qui, ainsi qu’on l’a vu, était la crainte de voir la discorde s’établir entre le sacerdoce et la couronne. Cette crainte, Innocent XI la condamnait comme indigne des défenseurs de l’église. Et non-seulement il annulait la décision qui étendait le droit de régale aux provinces qui en avaient été exemptes, mais ; il repoussait ce droit même comme une atteinte portée à l’autorité de l’église. Si ce bref n’amena pas une rupture entre le souverain pontife et l’épiscopat français, que l’attachement à ses prérogatives n’empêchait pas de vouloir demeurer uni au saint-siège, par contre il irrita au dernier degré Louis XIV, indigné de voir le pape lui dénier un droit à l’exercice duquel il était résolu à ne point renoncer. La lettre d’Innocent XI ne pouvait donc qu’envenimer la querelle entre Rome et Versailles. Les conseillers du monarque les plus opposés aux prétentions de la papauté, Colbert, le chancelier Le Tellier, son fils l’archevêque de Reims, Fr. de Harlay, jugèrent le moment opportun pour obtenir de l’assemblée une décision plus catégorique. Puisque le saint-père avait traité dans son bref les évêques en sujets révoltés, c’était, disaient-ils, à eux de revendiquer leurs droits, et afin de les y amener, ils poussèrent le roi à demander à la compagnie une déclaration qui pût être opposée à un bref pontifical. On entrait dans une voie périlleuse où l’orthodoxie de l’église gallicane risquait de se compromettre. Bossuet, tout en soutenant le principe de l’indépendance des évêques, voulait qu’on se contentât de la décision de la Sorbonne que le pape n’avait point ostensiblement condamnée. Le P. de La Chaise, tout jésuite qu’il fût, tenait pour les droits de son royal pénitent ; de même qu’il s’était hautement prononcé en faveur de la régale, il approuvait l’idée d’un manifeste de l’épiscopat. Cette idée ne pouvait manquer d’être accueillie par l’assemblée, car il lui fallait, si elle voulait maintenir ses résolutions en face du saint-père, formuler nettement le droit des évêques. Une déclaration solennelle des principes qu’elle entendait adopter était le corollaire naturel de l’acte au prix duquel l’édit de janvier avait été obtenu. On l’avait si bien compris que plusieurs mois avant l’arrivée du bref, antérieurement à l’édit de janvier, une commission de l’assemblée avait été chargée de traiter la question doctrinale touchant la nature de l’autorité des évêques. Le gouvernement comptait sur cette commission pour faire consacrer d’une manière plus solennelle les six articles de la Sorbonne, dont il voulait faire une loi fondamentale du royaume. Ces six articles établissaient que le pape n’a aucune puissance sur l’autorité temporelle du roi, laquelle ne relève que de Dieu, qu’il ne peut déposer à son gré les évêques et se placer au-dessus des conciles, son autorité n’étant point infaillible. On ne trouvait au reste là que ce qui était de tradition dans l’église gallicane, et en cherchant à faire sanctionner par l’épiscopat de France tout entier de tels principes, Louis XIV n’innovait pas. Les parlemens, qui y étaient encore plus attachés que le clergé gallican, s’étaient hâtés d’enregistrer la décision de la faculté de théologie de Paris, que la déclaration royale du 4 août 1663 avait corroborée. Cette déclaration portait défense d’enseigner dans le royaume une doctrine contraire aux six articles de la Sorbonne. La question demeurée obscure et controversée de l’autorité du saint-siège se trouva ainsi soulevée, et le travail de la commission pouvait donner lieu à de dangereux et interminables débats. Bossuet, voyant l’impuissance de ses efforts pour éviter qu’on ne se lançât dans une si grosse entreprise, consentit à proposer qu’on abordât la matière, mais il demanda qu’on y apportât toute la maturité nécessaire. Cela ne faisait pas le compte de Louis XIV, qui était pressé de sortir de la situation délicate que lui faisait le bref. Son entourage le poussait à demander à l’assemblée de statuer au plus tôt, et il donna l’ordre à la commission de hâter le travail. On chargea d’abord l’évêque de Tournai, Choiseul-Praslin, de rédiger les articles de la déclaration à soumettre au vote de la compagnie. Mais la majorité des commissaires s’effraya de la netteté des principes qu’énonçait le prélat. Choiseul-Praslin niait en effet formellement l’indéfectibilité du saint-siège, laquelle suivant lui ne pouvait être admise sans entraîner l’infaillibilité papale. Bossuet y contredit. Il soutint que les deux principes n’étaient point connexes. Son opinion moyenne prévalut, parce qu’elle avait l’avantage de permettre au clergé français de rester, malgré la déclaration, en communion de sentimens avec Rome. Voilà comment, au dire de Fénelon, l’évêque de Meaux fut finalement chargé de rédiger la déclaration, et sa rédaction fut soumise à l’approbation de l’assemblée par l’évêque de Tournai, resté le rapporteur officiel. Choiseul-Praslin, tout en gardant sa manière de voir, avait accédé au tempérament qu’apportait dans les principes formulés son collègue de Meaux.

Je n’entrerai point dans l’examen critique de cette fameuse déclaration, qui fut considérée pendant un siècle et demi comme l’arche sainte du gallicanisme. Elle a fourni matière jusque de nos jours à de vives discussions où les préoccupations théologiques ont trop souvent pris la place de la recherche impartiale de la vérité historique. On pourra consulter à ce sujet les ouvrages de M. Gérin, de M. l’abbé J. Th. Loyson et du P. Lauras, qui sont les plus récens. Je me bornerai à remarquer ici que les articles avaient un double but : c’était d’assurer l’indépendance de l’épiscopat français à l’égard du saint-siège, sans rompre l’union qui doit toujours exister entre eux ; c’était ensuite de soustraire la royauté à la prétention qu’avait eue si souvent la papauté d’exercer sur elle une tutelle politique au nom des intérêts de la catholicité. Ces articles étaient donc destinés à cimenter l’alliance du trône et de l’église nationale. Ils déclaraient que le saint-père, pas plus que l’église, n’a reçu de puissance de Dieu que sur les choses spirituelles et qui concernent le salut, qu’il n’en a pas sur les choses temporelles et civiles, qu’il doit se soumettre aux canons des conciles œcuméniques, maintenir les règles et les constitutions de l’église de France. En déniant au pape l’infaillibilité, le quatrième et dernier article prenait, il faut le reconnaître, le caractère d’un canon et donnait à l’assemblée la compétence d’un véritable concile ; mais, dans la forme, la déclaration se bornait à énoncer une doctrine depuis longtemps acceptée par l’église de France. « Quoique le pape, est-il dit dans cet article, ait la principale part dans les questions de foi, et que ses décrets regardent toutes les églises et chaque église en particulier, son jugement n’est pourtant pas irréformable, à moins que le consentement de l’église n’intervienne. » Ces termes avaient été habilement calculés pour dissimuler la dissidence qui existait entre l’église de France et le saint-siège, dissidence à laquelle l’épiscopat entendait enlever toute apparence schismatique. Si ces articles devaient être mal reçus à Rome, ils n’en devaient pas moins satisfaire pour le fond la majorité du clergé français, surtout du clergé séculier. Mais beaucoup contestèrent l’opportunité d’une telle déclaration. Ils estimaient qu’elle rendrait plus difficile l’accord entre le pape et le roi de France, c’est ce que nous montrent les Mémoires du marquis de Sourches, dont le P. Lauras a relaté d’importans passages dans son ouvrage intitulé : Nouveaux éclaircissemens sur l’assemblée de 1682. Ceux qui tenaient à ne point envenimer la querelle eussent préféré qu’on laissât les choses dans le statu quo ; de la sorte, les adversaires de l’infaillibilité pontificale eussent pu garder leur opinion, tout en demeurant, au moins en apparence, en union spirituelle avec Rome. D’ailleurs la question de la régale ne semblait pas d’assez grande importance pour que l’on s’exposât à sacrifier pour elle la paix de l’église. Il advint ce qui était déjà souvent arrivé. Le gouvernement avait été de l’avant sans pressentir les difficultés qu’il se préparait et, une fois engagé, il ne voulut plus reculer, bien qu’il fît tous ses efforts pour sauver sa dignité et son droit sans compromettre son orthodoxie. S’il y réussit, il risqua pourtant de troubler la paix au sein même de l’église de France, dont il s’était fait le champion ; car une minorité qui allait toujours grossissant se déclarait pour les doctrines ultramontaines, et dans cette minorité se trouvaient plusieurs de ceux qui, s’élevant avec le plus d’énergie contre l’immixtion de l’autorité laïque dans les affaires de l’église, semblaient conséquemment le plus dévoués à son indépendance. Une telle opposition ne pouvait manquer de donner à ceux-ci, surtout dans le clergé inférieur, une certaine popularité. Le gouvernement dut donc user de son autorité pour que les quatre articles fussent reçus dans tout le royaume, et, à sa suggestion, l’assemblée chargea Bossuet de rédiger une lettre destinée à être envoyée à tous les prélats et à tous les ecclésiastiques des différens diocèses. Une semblable circulaire, en même temps qu’elle pouvait provoquer de la résistance, donnait à la déclaration de l’assemblée encore plus de solennité, ce qui devait indisposer davantage la cour de Rome. Louis XIV s’effraya, et il en interdit l’envoi. Il avait obtenu la consécration de son droit ; cela M suffisait. On était arrivé au 9 mai ; il manda à la compagnie de suspendre ses séances, et le 29 juin elle recevait l’ordre de se séparer pour ne se réunir de nouveau que le 1er novembre. « Je désire, disait Louis XIV dans la lettre qu’il adressa aux députés, que vous vous retrouviez en ma bonne ville de Paris pour la recommencer suivant les ordres que vous en recevrez de ma part en ce temps. » L’assemblée obéit ; elle ne devait plus se réunir. Rencontrant à la cour de Rome une opposition persistante, le roi se garda bien de fournir un nouvel aliment à la querelle par de nouvelles manifestations officielles de l’esprit gallican. Afin de se faire pardonner par le pape l’ attitude qu’il avait prise à son égard, il redoubla de zèle contre l’hérésie, entra plus résolument dans la voie d’une réaction contre les idées de tolérance que son aïeul avait tenté de faire prévaloir. En agissant ainsi, il payait sa dette de reconnaissance envers l’épiscopat, qui venait de lui apporter dans l’assemblée de 1682 un si précieux concours. Les évêques n’avaient cessé de réclamer contre l’édit de Nantes, et à la dernière séance de cette assemblée, le 23 juin, ils s’étaient occupés des mesures à prendre à l’égard des religionnaires, contre lesquels, dans sa harangue d’adieu, le président de l’assemblée sollicita du roi des lois répressives. Louis XIV ne s’en tint pas là ; il se montra presque aussi sévère envers les jansénistes. En même temps qu’il interdisait l’envoi de la circulaire aux évêques, il avisait aux moyens de faire garder le silence sur la décision de l’assemblée, afin qu’elle ne fût point exposée à des attaques qui en eussent compromis le succès. Défense fut faite de répandre et d’imprimer le procès-verbal de l’assemblée de 1682 ; il ne fut pas même déposé aux archives du clergé. Fr. de Harlay le retint comme président de la compagnie, et à la mort de ce prélat, en 1695, l’archevêque de Reims, Le Tellier, le réclama en qualité de plus ancien archevêque de France. Ce ne fut qu’à la mort de ce prélat, en 1711, que l’abbé de Louvois, son neveu, le fit déposer aux archives du clergé.

Cette conduite de Louis XIV n’était assurément pas du repentir, c’était simplement de la politique, car il n’entendait pas se désister du droit que l’assemblée lui avait reconnu. La preuve en est qu’il fit faire par le procureur général du parlement une protestation contre le bref pontifical, qui resta déposée à la cour, et que M. l’abbé Loyson a reproduite dans son ouvrage. Mais le monarque eut beau jeter sur les décisions qu’il avait obtenues en 1682 un voile qui les dissimulât quelque peu aux regards de la curie romaine, on ne fut pas dupe au Vatican. Le conflit avec le saint-siège se prolongea pendant plusieurs années et laissa suspendue sur la tête du pape la crainte qu’une nouvelle assemblée ne consacrât les quatre articles. La lutte ouverte durait encore en 1693, les deux partis gardant leurs prétentions respectives. Innocent XI refusait l’institution à ceux des évêques nommés par Louis XIV qui avaient figuré à la fameuse assemblée, tout en accordant les bulles à ceux qui n’y avaient point appartenu et sur lesquels s’était porté le choix du roi. Alexandre VIII se relâcha un peu de la raideur de son prédécesseur ; il fit à Louis XIV quelques concessions sur des points qui ne touchaient pas aux quatre articles ; il travailla à ramener à lui les évêques qui persistaient dans les principes proclamés en 1682 ; il essaya d’obtenir une sorte de rétractation de l’archevêque de Paris, Fr. de Harlay, par la perspective du chapeau de cardinal. Quoique celui-ci l’ambitionnât, il se respecta assez pour ne point donner un démenti à la conduite qu’il avait tenue, et plus tard, en butte aux ressentimens de Mme de Maintenon, dont il n’avait point voulu servir les projets, il tomba dans la disgrâce de Louis XIV et mourut presque abandonné. Dans ce rapprochement du monarque avec le saint-siège, la célèbre marquise eut sa bonne part. Le pape s’en était ménagé l’appui et lui avait envoyé par son camérier Trevisani, qui apportait la barrette au cardinal de Forbin, une lettre où il lui demandait d’agir près du roi. La démarche produisit son effet, mais Alexandre VIII ne vécut pas assez pour en recueillir les fruits. Innocent XII entra plus franchement dans la voie de la conciliation, tout en continuant de repousser les principes de l’assemblée de 1682 et de refuser les bulles aux évêques qui y avaient siégé et ne s’étaient point rétractés. Bon nombre de membres de l’épiscopat français encourageaient le souverain pontife à ne pas céder sur ce point. Louis XIV, ne pouvant rien arracher, finit par abandonner ceux qui l’avaient servi ; il souscrivit aux conditions que mettait le pape à la préconisation des évêques nommés. Pour obtenir leur confirmation, les évêques durent signer un formulaire qui était une rétractation. Ainsi Rome eut le dessus, mais ce fut là une victoire où le vainqueur, resté simplement maître du champ de bataille, ne put poursuivre l’ennemi. Si Louis XIV se soumit aux exigences du pape afin d’avoir ses évêques, il n’abrogea pas pour cela les édits qu’il avait rendus ; il se borna à désavouer l’édit du 22 mars 1682, dans une lettre qu’il adressa au saint-père et où il protesta de l’attachement qu’il lui portait. Louis XIV, ainsi qu’il le rappela en 1713 dans une lettre au cardinal de la Trémoille, n’alla pas plus loin ; il laissa aux évêques la liberté de soutenir des principes auxquels il donnait en secret son adhésion, et le haut clergé suivit un peu l’exemple du maître. Les évêques ne voulurent pas se brouiller avec le pape, surtout ceux qui n’avaient point obtenu leurs bulles, et on les vit accourir en foule chez le nonce pour signer le formulaire. Mais les ministres, le parlement, n’imitèrent pas cette défection ; ils demeurèrent fermes dans des principes qui leur semblaient la garantie de l’indépendance du pouvoir civil envers le saint-siège. Comme aucun acte solennel n’était venu abroger la déclaration de 1682, celle-ci continua à être regardée par la magistrature et une grande partie du clergé français comme la base des rapports de l’état et de l’église gallicane avec Rome. Les quatre articles continuèrent à rencontrer de publics et décidés défenseurs, et les papes, qui redoutaient qu’un schisme ne fût la conséquence de prétentions excessives de leur part, n’exigèrent plus des évêques qui devaient être préconisés la formalité imposée aux signataires de 1682[2].


II

Les assemblées du clergé qui suivirent celle où se produisit la fameuse déclaration rentrèrent dans la ligne de prudence dont on s’était écarté par ce manifeste. Elles évitèrent de revenir sur une question brûlante. Tout en renchérissant de protestations de dévoûment envers le roi, elles tinrent à resserrer leur union spirituelle avec le saint-siège. La harangue que prononça à l’assemblée de 1690 l’archevêque de Paris est un curieux spécimen du langage qu’inspirait cette double préoccupation. De Harlay, qui prenait pour la septième fois la parole au nom de l’assemblée générale du clergé, ne trouva que des sujets de pompeux éloges dans tout ce qu’avait fait le monarque. A la fin de la même session, dans le discours de clôture où jadis on avait fait entendre des conseils sévères et des plaintes, l’évêque de Laon, J. d’Estrées, s’écriait : « Aujourd’hui, sire, que nous vivons sous un roi plus respectable par la supériorité de son génie que par la dignité et l’éclat qui environnent son auguste personne, qui, par la multiplicité des dons que Dieu a mis en lui a seul de quoi faire le bonheur de tous les ordres de son royaume, nous avons nous-mêmes appris à changer de langage. Les actions de grâces prennent la place des remontrances, les justes éloges effacent pour jamais le nom de plaintes et une confiance sûre et tranquille nous décharge désormais du soin de faire des demandes et même de former des désirs. » Ces paroles dispensaient la compagnie de rien demander au roi. Il n’était plus question, comme on le voit, de doléances. Le clergé semblait n’avoir plus qu’à faire acte d’humilité et d’amour devant le souverain. Sans accepter envers le saint-père une si plate servitude, les assemblées se gardèrent d’en contrarier les décisions dogmatiques, et en ce qui regardait les doctrines théologiques, leurs décisions ne furent qu’une approbation des sentences du saint-siège. Ainsi en agirent-elles dans les affaires du molinisme et du jansénisme, pour la censure du livre des Maximes des saints de Fénelon. Dans l’interminable controverse soulevée par la bulle Unigenitus, leur condescendance pour le souverain pontife fut un témoignage plus manifeste de la déférence de l’épiscopat aux volontés d’un monarque devenu plus soumis au pape, en devenant plus dévot. Mais dans son acquiescement aux décisions de Rome, le clergé entendait toujours réserver son indépendance. L’assentiment même que donnaient les députés aux sentences du saint-siège était un moyen de faire voir que le rôle des évêques ne se réduisait pas à une docile obéissance et que leur opinion devait être aussi comptée ; Louis XIV approuvait une telle façon de procéder. Lors de la condamnation du livre des Maximes des saints, le monarque ne voulut pas laisser enregistrer la constitution en forme de bref qui portait cette condamnation sans avoir consulté. Le clergé de son royaume. Il fit convoquer les assemblées provinciales par les métropolitains, et ce fut seulement après, qu’elles eurent adhéré à la décision pontificale qu’il consentit à l’enregistrement du bref. L’archevêque de Cambrai s’étant soumis au jugement du pape, on eût pu en rester là ; mais l’assemblée de 1700 tint à donner publiquement un gage de l’accord où elle était pour l’appréciation du livre avec le saint-père. Une assemblée antérieure, celle de 1655, avait déjà agi de la sorte à l’égard des cinq fameuses propositions, et de même que celle-ci avait publié une relation du débat soulevé par le livre de Jansénius, l’assemblée de 1700 décida qu’elle publierait une relation complète, de ce qui s’était passé au sujet du livre de Fénelon. Seulement, en faisant sa déclaration, l’assemblée ajoutait que c’était par une sorte de jugement et non par un acte de pure obéissance qu’elle donnait son adhésion à la décision du pape, dépositaire de la tradition. L’assemblée estima toutefois trop hardi le langage que l’archevêque de Reims tint dans sa harangue, et elle préféra charger Bossuet, d’un gallicanisme moins avancé, de rédiger la relation. Il n’y eut pas au reste que ce motif, qui fit écarter Le Tellier. Saint-Simon nous apprend qu’il s’était aliéné les sympathies de ses collègues par ses brusqueries et son caractère hautain ; aussi dut-il se démettre bientôt de la présidence en faveur du cardinal de Noailles, « qui gouverna sans peine cette assemblée et y acquit beaucoup de réputation. » Le courant poussait alors du côté de Rome, et le roi s’éloignait peu à peu des idées dont il était si plein en 1682. Le cardinal de Noailles, avec sa piété et son onction, paraissait l’homme qu’il fallait pour la nouvelle politique qu’on voulait adopter, à l’égard du saint-siège. Il présida, tout le reste de la session. « M. de Reims, poursuit Saint-Simon, n’y fut plus rien que de sa présence en second. » Mais le cardinal de Noailles n’en demeurait pas moins fidèle aux principes de l’indépendance de l’épiscopat à l’égard, de Rome, comme il apparut clairement quand, dans les assemblées subséquentes, fut agitée la question du quiétisme. La division, que la déclaration de 1682 avait quelque peu apportée dans l’église s’accusa davantage, lorsque fut mise sur le tapis cette grande querelle du quiétisme, source intarissable de controverses obstinées. La bulle Unigenitus, que le roi avait sollicitée du pape Clément XI, loin de ramener la paix dans l’église, ne fit qu’envenimer la lutte. Le clergé se partagea en constitutionnaires et en refusans ; et malgré sa prudence, le cardinal de Noailles se rangea d’abord au nombre de ceux qui rejetaient la nouvelle constitution pontificale et s’attira ainsi les rigueurs du vieux roi. Louis XIV mourut sans avoir pu rétablir l’union dans l’église, et l’assemblée de 1716, que présidait le même cardinal, rentré en grâce depuis que le duc d’Orléans avait pris les rênes de l’état, se remit à l’examen de cette brûlante question. Elle y consacra bien des séances. La grande majorité des députés se prononça en faveur de la bulle et ne consentit pas à suivre ceux qui s’armaient pour la repousser de la déclaration, de 1682. C’est que, si les adversaires de la constitution Unigenitus ne manquaient pas dans le clergé du second ordre, la majeure partie des prélats au contraire l’approuvait. Il n’y eut que quinze évêques qui suivirent le cardinal de Noailles ; mais celui-ci ne devait pas tarder à faire défection. Aussi l’opposition chercha-t-elle un appui en dehors de l’assemblée et fut-elle, comme on pourrait dire aujourd’hui, extra-parlementaire.

Depuis 1682, la représentation ecclésiastique avait voté avec empressement les subsides qu’on ne s’était pas fait faute de lui demander. Les guerres que Louis XIV avait poursuivies d’abord avec d’éclatans succès, puis avec de fréquens revers, les nombreuses constructions qu’il faisait exécuter avaient exigé des dépenses considérables. Il lui fallait donc recourir à la bourse du clergé dans une plus large mesure qu’il ne l’avait fait auparavant. Les assemblées ne lui marchandèrent pas leur concours, elles payèrent en accordant avec empressement de larges subventions, la révocation de l’édit de Nantes. Tandis que du commencement du règne à l’année 1690 le clergé avait accordé en tout à l’état seulement une somme de 24,400,000 livres, de 1690 à 1700 il fournit 59,000,000 livres, non compris les deux sols pour livre dus aux traitans par l’ordre du roi. Ce qui se passa en 1700 montre que les revenus du clergé ne purent suffire aux allocations votées ; les bénéfices furent chargés de près de 1,200,000 livres de rentes annuelles, et les décimes se trouvèrent ainsi augmentés d’un tiers en sus. Antérieurement en 1695, un contrat était intervenu entre le roi et le clergé pour le paiement d’une somme de 3 millions de livres à titre de secours extraordinaire destiné à remplacer la capitation, à laquelle les ecclésiastiques ne voulaient pas se soumettre, parce qu’un tel impôt les assimilait à de véritables contribuables. Le danger ne fut paré que momentanément. Le gouvernement fit une nouvelle tentative pour ramener le corps ecclésiastique à la condition fiscale imposée aux autres sujets. Malgré le contrat passé en 1695, la capitation fut rétablie en 1701 sur les ecclésiastiques, par suite de la disposition qui n’en exemptait que les très petits imposés, les indigens et les ordres mendians. Le clergé préféra faire un nouveau et considérable sacrifice plutôt que de se laisser soumettre à un impôt qui le dépouillait sur un point de son autonomie financière. L’assemblée de 1707 vota en conséquence un subside de 33 millions, moyennant, il est vrai, l’aliénation de la ferme des postes, aliénation dont le contrat ne reçut pas d’exécution. Elle fit en outre un don gratuit spécial destiné à tenir lieu du paiement de la capitation ; En 1710, l’assemblée accorda les 24 millions que le roi lui réclamait pour affranchir le clergé définitivement de l’impôt en question. Cet ordre s’estimait encore trop heureux de se libérer à un tel prix d’une charge dont l’application portait atteinte à ses immunités. Les 24 millions furent votés à l’unanimité. La somme était considérable ; il fallut pour la réaliser recourir à un emprunt. Le moyen fut suggéré par les commissaires royaux, qui déclarèrent que, pour faciliter le recouvrement des 24 millions, le roi autoriserait le clergé à les emprunter par constitutions de rentes au denier 12, si cela était nécessaire. Cet intérêt élevé devait assurer à l’emprunt un placement facile. Ayant échappé de la sorte à la capitation, le clergé ne s’en vit pas moins exposé l’année suivante à subir l’impôt du dixième sur ses biens, et afin d’écarter ce nouveau danger, l’assemblée de 1711 se hâta de voter un don de 8 millions de livres. Mais les officiers des finances, se fondant sur la généralité des termes de la déclaration du 14 octobre 1710, soutenaient que les biens d’église n’étaient pas exemptés, et cette interprétation avait reçu çà et là son application. Le clergé réclama énergiquement. Une telle opinion mettait plus en péril que jamais des immunités pour le maintien desquelles l’ordre ecclésiastique avait déjà fait tant de sacrifices. Vivement pressé, Louis XIV lui donna satisfaction ; il ne se borna point à enjoindre qu’on n’appliquât pas aux biens d’église l’impôt du dixième, il rendit le 27 octobre 1711 une nouvelle déclaration portant que les biens ecclésiastiques et ceux qui appartenaient aux communautés, fabriques et hôpitaux, ne seraient point compris dans la mesure, voulant, disait-il, que tous les biens qui appartiennent actuellement à l’église en demeurent exempts à perpétuité. L’autonomie ecclésiastique avait enfin triomphé, et le clergé semblait, à la mort du grand roi, plus indépendant que jamais.


III

Les terribles embarras financiers où se trouva le gouvernement à l’avènement de Louis XY ne lui permirent pas de tenir les engagemens pris envers le clergé. Cet ordre, de son côté, ne se retrancha pas derrière des promesses qu’il voyait la régence dans l’impossibilité de réaliser, et en présence du déficit, dans l’espoir surtout de se gagner la faveur du prince auquel étaient confiées les rênes de l’état, il ne fit pas difficulté de souscrire assez largement aux demandes du trésor. L’assemblée de 1715 vota un don de 12 millions de livres. Le 10 juin 1723, une autre assemblée en accordait huit, qui furent couverts tant par un emprunt que par une taxe directe mise sur les bénéficiers. C’étaient là des subventions volontaires auxquelles le clergé s’était résigné d’assez bonne grâce ; mais quand il fut question de lui appliquer l’impôt du cinquantième, ses dispositions devinrent tout autres. Il s’éleva avec énergie contre un tel projet, et commença à concevoir à l’endroit du gouvernement des défiances dont Louis XIV l’avait déshabitué. Une grande misère régnait alors dans le menu peuple depuis longtemps pressuré. L’impôt rentrait mal, et les coffres de l’état étaient presque vides. Aussi le droit du cinquantième provoqua-t-il un mécontentement général. Les parlemens de province, à l’instar de celui de Paris, joignaient leurs remontrances aux plaintes populaires et refusaient d’enregistrer l’édit qui établissait cet impôt. L’assemblée du clergé, réunie en ce moment à Paris, adressa ses doléances au roi et lui représenta que l’extension du cinquantième aux biens de l’église était une atteinte à ses franchises. Pour amener le clergé à composition, les ministres proposèrent d’ouvrir des conférences où la question serait débattue. Elles eurent lieu : les commissaires de l’assemblée y défendirent avec science et vigueur la doctrine dont leur ordre ne s’était jamais départi, à savoir qu’on ne pouvait exiger de l’église aucun impôt qu’elle ne l’eût préalablement consenti. On se disputa beaucoup, et les conférences n’aboutirent qu’à de nouvelles remontrances de la part de l’assemblée. Aussi l’assemblée refusa-t-elle nettement le don gratuit. Plusieurs évêques écrivirent même au pape pour solliciter en cette occurrence son intervention. La compagnie allait se séparer sans avoir reçu du gouvernement aucune assurance que le clergé, serait exempté ; inquiète de ce silence, elle jugea nécessaire, avant de clore ses séances, de formuler les principes auxquels elle entendait se tenir en ce qui touchait les immunités de l’église. La fermeté dont elle avait fait preuve lui réussit. Elle était en face d’un gouvernement qui craignait de l’exaspérer. Le régent était mort, et l’influence sacerdotale tendait à prendre le dessus. Sous le ministère du duc de Bourbon, les jésuites avaient commencé à rentrer en faveur. Louis XV, élevé dans les sentimens d’un grand respect pour l’église, avait à cœur de ne rien faire qui lui en aliénât la fidélité. Il écouta les remontrances de l’assemblée d’une tout autre oreille qu’il eût écouté celles de ses tribunaux. Il fit spontanément droit aux réclamations et ordonna qu’on sursît à l’adjudication du cinquantième sur les biens ecclésiastiques qui avaient été compris parmi ceux qui en devaient être frappés. Le 8 octobre 1726, peu après l’ouverture d’une nouvelle assemblée, il donna une déclaration établissant en termes exprès « que les biens ecclésiastiques n’ont pu être compris dans la déclaration du 5 juin 1725 pour la levée du cinquantième, qu’ils seront exempts à perpétuité de toute autre taxe, imposition et levée, sans qu’ils puissent jamais y être assujettis. »

Sous le ministère du cardinal de Fleury, la représentation ecclésiastique recouvra toute son autonomie. Elle trouvait dans ce pieux et pacifique prélat un protecteur zélé et sincère des immunités de l’église. Elle demeura en étroite communion d’idées avec lui. Cet accord, que consacrait la déclaration du 8 octobre, rendue au moment où l’évêque de Fréjus prenait le pouvoir, se manifesta dans le langage des commissaires royaux qui apportèrent à l’assemblée de 1726 cette sorte de motu proprio.

Le clergé était plein de confiance dans le ministre que le roi avait placé à la tête de son conseil, et cette confiance ne fut pas trahie. En retour de la protection spéciale dont il se voyait environné, l’ordre ecclésiastique s’empressa d’accorder les sommes que le ministre sollicitait. Il comprenait qu’avec l’accroissement des dépenses publiques, l’abaissement de la valeur de l’argent, il ne devait plus s’en tenir aux maigres subsides qu’il avait accordés dans le principe ; il laissa ses libéralités prendre le caractère d’une obligation sur laquelle le gouvernement ne comptait pas moins que sur la rentrée des impôts établis sur le reste de la nation par ordre du roi. Sous le ministère Fleury, le clergé ne manifesta pas d’inquiétudes pour son autonomie administrative et financière ; ses appréhensions vinrent d’un autre côté. Ce qu’il eut à défendre, ce furent son autorité dogmatique, l’obéissance que tous les fidèles, et spécialement les ecclésiastiques, doivent aux décisions de l’église universelle. La bulle Unigenitus, donnée par le pape Clément XI en 1713, malgré les décisions des assemblées du clergé, continuait à rencontrer dans le corps sacerdotal, surtout dans le clergé du second ordre, de nombreux opposans. L’esprit de résistance qui animait depuis longtemps la magistrature et la partie indépendante du clergé gallican contre la domination spirituelle de plus en plus exigeante du saint-siège, se perpétuait en s’accentuant. Ceux qui repoussaient les décrets du souverain pontife en appelaient à un futur concile et s’efforçaient de démontrer que les doctrines ultramontaines faisaient sortir l’église de son enseignement traditionnel et de la véritable orthodoxie. Sous le manteau de cette opposition théologique se dissimulaient des oppositions plus prononcées à la puissance cléricale. La majorité du clergé français, fermement résolue à ne pas se séparer du saint-siège, ne pouvait que condamner ces dissidens ; mais ses décrets demeuraient sans force sur des consciences habiles à les éluder, sur des magistrats que les habitudes de la chicane avaient préparés aux subtilités théologiques à l’aide desquelles on prétendait rester catholique, tout en repoussant les jugemens du saint-siège rendus d’accord avec l’épiscopat. L’assemblée du clergé était donc obligée de confesser son impuissance, et elle fit ce qu’avait fait tant de fois l’église quand elle ne réussissait pas à convaincre les intelligences : elle en appela à l’intervention de l’autorité séculière. Comptant sur la dévotion du roi, l’assemblée de 1726 sollicita son secours contre ceux qui désobéissaient ouvertement aux décrets du saint-siège, et notamment à cette bulle Unigenitus que l’église gallicane avait déclarée de la manière la plus uniforme un jugement dogmatique et irréformable de l’église universelle, exigeant une soumission sincère de l’esprit et du cœur. Cet appel fait au bras séculier ne pouvait que trouver des échos dans l’entourage de Louis XV, indisposé de la conduite de quelques prélats soupçonnés de jansénisme, notamment des Remontrances au roi de l’évêque de Montpellier, Colbert de Croissy. Les arrêts du conseil d’état contre les écrits de celui-ci avaient d’ailleurs devancé les vœux de la compagnie. Sans atteindre au degré de rigueur que le clergé orthodoxe aurait peut-être souhaité, les poursuites contre les ecclésiastiques qui se compromettaient par une opposition trop franche se continuèrent jusqu’à la fin du ministère Fleury ; mais elles étaient souvent entravées par les tribunaux laïques, où les jansénistes, les adversaires de la constitution de Clément XI, rencontraient de nombreux et de zélés auxiliaires ; de sorte que, en dépit des réclamations de l’assemblée de 1726, l’église gallicane continua d’être agitée par des querelles qui, sans monter tout à fait à la surface ou plutôt à la cime de l’église, n’en étaient ni moins vives, ni moins périlleuses. En présence d’un danger permanent et qui ne faisait que s’accroître, chaque nouvelle assemblée ne manquait pas, en accordant des subsides, de réclamer l’exécution des ordonnances rendues contre ceux qui ne se conformaient pas à la constitution pontificale, La répression du jansénisme, et bientôt celle des livres où l’orthodoxie était plus sérieusement compromise que dans les écrits des disciples du P. Quesnel, devinrent la condition principale que le clergé mit à ses dons gratuits. Il ne regardait pas à accorder d’assez larges sommes, pourvu qu’on assurât à son autorité spirituelle une soumission que le pouvoir séculier avait seul, à ce qu’il croyait, le moyen de rendre efficace. C’est ainsi que l’assemblée de 1734 accorda presque sans discussion 12 millions de don gratuit, celle de 1736, 10 millions. Le gouvernement comptait si bien sur la facilité du clergé à payer, qu’il n’avait plus jugé nécessaire de donner aux assemblées générales la même (importance et qu’il réduisit souvent le chiffre, des députés par province. L’étroite union du trône et de l’autel assurait de la sorte au trésor public de précieux revenus, ressources obtenues au prix d’une condescendance envers l’autorité spirituelle qui allait droit à l’encontre du progrès des idées et favorisait ces prétentions à la domination des esprits contre lesquelles éclatait de toutes parts la révolte.

Encouragé par le bon vouloir dont faisait preuve le corps ecclésiastique quand il s’adressait à sa bourse, le gouvernement, dont les besoins devenaient chaque jour plus impérieux, songea à soumettre la nation tout entière à un système d’impositions fixes proportionnelles à la fortune de chacun. Le clergé ne devait pas être exempt. En cela, le gouvernement de Louis XV subissait l’influence des hommes éclairés frappés de l’injustice qu’il y avait à dispenser de l’impôt obligatoire précisément le corps qui passait pour le plus opulent. Le peuple, c’est-à-dire les non privilégiés, sur lesquels retombaient d’autant plus lourdement les taxes dont les plus riches et les plus favorisés avaient su s’affranchir, ne pouvait voir que de bon œil un projet destiné à alléger son fardeau. La chose du moins se fût passée ainsi si la nation eût voté elle-même l’impôt dont il s’agissait d’obliger le clergé à payer sa part. Mais sous le régime d’alors on n’était point assuré que, si ce corps était soumis à des taxes, le peuple en fût pour cela moins pressuré. L’impôt n’apparaissait à la nation qu’à travers les vexations et les violences des employés du fisc, des agens des fermiers généraux, qui cherchaient à tirer le plus possible et plus dans l’intérêt des traitans que dans ceux de l’état. Aussi l’opposition du clergé aux mesures que méditait le gouvernement fut-elle approuvée par nombre de gens qui sympathisaient avec une cause qu’ils regardaient comme la leur. Bien souvent, en effet, imposables et bénéficiers s’étaient plaints des mêmes abus et des mêmes exigences du fisc. Le clergé, qui n’avait cessé de s’élever contre les prétentions qu’avaient fréquemment et sous diverses formes manifestées les officiers de finances de l’obliger à payer l’impôt, ne pouvait manquer de faire entendre plus haut ses plaintes quand il était question de l’assujettir à des impôts permanens qu’il n’avait pas votés. Les agens généraux du clergé ne cessaient depuis un certain nombre d’années de réclamer contre les tailles, les aides, les logemens des soldats auxquels en maintes provinces on obligeait les gens d’église. Ces réclamations étaient l’objet d’une perpétuelle correspondance et tombaient comme une avalanche à l’ouverture de chaque assemblée. Dans la circonstance présente, il ne s’agissait plus seulement de l’interprétation contestée de certaines mesures fiscales auxquelles le clergé voulait échapper. Le projet n’allait à rien moins qu’à dépouiller le corps ecclésiastique de son autonomie financière et à manquer aux promesses solennelles que le roi avait données dans sa déclaration de 1726. Le contrôleur général des finances Machault d’Arnouville, d’accord avec d’Aguesseau et fort de l’appui de Mme de Pompadour, entreprit une campagne contre ces privilèges temporels du clergé auxquels on n’aurait pas osé toucher du vivant du cardinal de Fleury. Il s’attaqua aux amortissemens et travailla à faire interdire tout nouvel établissement de chapitre, collège, séminaire, maison religieuse ou hôpital, sans lettres patentes du roi expédiées et enregistrées dans les cours souveraines. Révocation devait être faite de tous les établissemens de cette nature qui n’avaient point obtenu la permission royale. On devait défendre à tous les gens de mainmorte d’acquérir, recevoir ou posséder aucun fonds, maison ou rentes sans une autorisation légale. De telles mesures annonçaient un retour aux erremens de Richelieu ; mais on songeait à aller plus loin que le redoutable cardinal, car celui qui les suscitait n’était pas mû uniquement comme lui par l’intérêt financier de l’état ; esprit honnête et droit, il voulait faire pénétrer des principes d’égalité et de justice absolue dans une administration où n’avait régné trop souvent que l’arbitraire.

Quoi qu’en dise d’Argenson, qui n’attribue à cette mesure qu’un but purement fiscal et nullement philosophique, l’ensemble des projets conçus par le ministre qu’il n’aimait pas avait une plus haute portée. Devenu garde des sceaux et ministre d’état, sans abandonner pour cela le contrôle général, Machault poursuivit avec plus de facilité et de suite son plan de soumettre le clergé comme tous les autres citoyens, chacun proportionnellement à ses facultés, aux charges publiques. La suppression de l’impôt du dixième, qui n’avait été établi que pour la durée de la guerre, lui fournit une excellente occasion d’en commencer la réalisation ; il remplaça cet impôt par une taxe du vingtième, graduée sur le prix de ferme des terres et dont la durée n’était plus limitée. Ce vingtième devait porter sur tout genre de revenus, excepté sur les rentes de l’état dont l’immunité avait été stipulée lors de leur constitution. Le clergé, aussi bien que la noblesse, y était soumis, et le produit de cet impôt devait servir à doter une caisse d’amortissement créée en vue d’arrêter l’augmentation de la dette publique. Ces mesures ne pouvaient que faire renaître toutes les réclamations auxquelles l’impôt du cinquantième avait donné lieu. Parlemens, pays d’état, clergé, furent unanimes pour protester ; mais les parlemens cédèrent et finirent par enregistrer l’édit après s’y être d’abord hautement refusés. Ils s’étaient aperçus que l’édit visait surtout le clergé, et par hostilité contre ce corps ils avaient changé de sentiment. Le clergé avait bien vu dès la promulgation de l’édit du vingtième que c’était à lui qu’on en voulait ; aussi une émotion des plus vives se produisit-elle dans ses rangs. Plusieurs évêques poussèrent un cri d’alarme ; car le nouvel impôt allait être rendu exécutoire. Il devait être perçu à partir du 1er janvier 1750 et était déclaré dû par tous les sujets habitans du royaume sans exception aucune.

Le contrôleur général ne s’arrêta pas à ces symptômes de résistance, et trois mois après l’édit du vingtième, le 25 août 1749, paraissait précisément l’édit des amortissemens qui mettait enfin à exécution les mesures préparées depuis plusieurs années. L’assemblée générale qui se réunit en juin 1750 fournit au clergé un moyen légal et plus efficace que les réclamations individuelles des évêques de paralyser le projet du gouvernement. L’impôt du vingtième et l’édit des amortissemens venaient de dissiper les espérances qu’avait fait concevoir à l’ordre ecclésiastique l’attitude prise par Louis XV au commencement de son règne. Il n’était que trop évident qu’on s’apprêtait à dépouiller l’église du privilège de fixer elle-même le taux de sa contribution. « On affecte, disaient les députés, de confondre les biens ecclésiastiques avec les biens laïques, on veut faire entendre que nos biens sont également engagés aux dettes et aux charges de l’état et qu’ils ne sont que plus particulièrement hypothéqués aux dettes du clergé, ce qui est entièrement contraire à la nature et à la destination des biens ecclésiastiques. » Les députés alléguaient que le département réclamé par le gouvernement au nom de la justice, qui exigeait une plus équitable répartition de charges entre les bénéficiers, n’était qu’un prétexte pour prendre une connaissance exacte des biens de l’église, afin de les pouvoir taxer davantage.

Les remontrances que fit à ce sujet au roi le cardinal de La Rochefoucauld, président de la compagnie, furent un habile et vigoureux plaidoyer en faveur du droit de l’église. Il se reportait aux anciennes concessions royales et aux canons des conciles. Mais sous les paroles quelque peu hautaines du prélat ne perçaient que trop les appréhensions auxquelles le clergé était en proie sur la solidité de ses immunités. Il lui fallait bien reconnaître que les principes du droit public s’étaient fort modifiés depuis le moyen âge, que l’opinion de la grande majorité des laïques se prononçait contre la prétention du corps sacerdotal d’être placé au-dessus de la nation. Heureusement pour le clergé, si Louis XV avait de son siècle la corruption des mœurs, il n’en partageait pas les idées de progrès ; il demeurait dans les sentimens que son éducation première lui avait inculqués envers l’église. Il fut donc touché des paroles du cardinal et protesta contre toute pensée de porter atteinte aux privilèges ecclésiastiques. Mais l’assemblée ne pouvait trouver dans ces assurances qu’une médiocre garantie. Dominé comme l’était le roi par ses ministres et les courtisans, effrayé des manifestations de l’opinion, ne pouvait-il pas trahir ceux-là mêmes qu’il avait assurés de son attachement ? D’ailleurs, dans ce que le gouvernement réclamait du clergé, il y avait au moins une apparence d’équité ; un nouveau département était chose des plus justes ; s’il avait le tort de porter l’inquiétude dans le clergé, l’estimation plus rigoureuse de ses biens, de la nature et du revenu des bénéfices, n’en était pas moins une mesure nécessaire, et sur ce point Louis XV pouvait se laisser aisément convaincre par son conseil. C’est en effet ce qui arriva. Le roi maintint à cet égard sa résolution ; mais l’assemblée ne voulut pas d’abord se rendre et elle persista à repousser la mesure, « La justice et la magnanimité de Votre Majesté, répliquaient au roi les députés, nous sont si connues qu’elles nous autorisent à répondre que nous ne consentirons jamais que ce qui a été le don de notre amour et de notre respect devienne le tribut de notre obéissance. » La résistance de l’assemblée rencontrait un puissant appui dans celle qu’opposaient à l’impôt du vingtième les pays d’état. Dans la Bretagne, l’Artois, le Languedoc, la Provence, l’assemblée des trois ordres s’était prononcée contre le nouvel impôt, et les évêques n’avaient pas été les moins ardens à le combattre. Dans le Languedoc, l’opposition de ceux-ci avait pris un caractère particulier de violence, et le gouvernement, pour la faire cesser, avait exilé les prélats et plusieurs des députés de la noblesse. Mais il ne pouvait pas user d’un pareil moyen envers l’assemblée qui représentait l’ensemble du clergé français et avoir ainsi raison de ses refus. Tous les efforts qu’il tenta pour lui faire accepter l’impôt du vingtième échouèrent. Louis XV se fatigua des perpétuelles réclamations des évêques et des ecclésiastiques, dont les conciliabules s’étaient organisés en différens diocèses et où ils ne parlaient rien moins que de souffrir le martyre plutôt que d’abandonner leurs privilèges. Il commanda à Machault d’en finir de quelque façon que ce fût avec cette affaire. Le ministre prit le parti d’en revenir aux habitudes traditionnelles. Il fit convoquer pour 1751 une nouvelle assemblée (en vue de lui demander simplement un don gratuit. La couronne avait donc eu le dessous ; elle se déjugeait et, comme le remarque d’Argenson, elle se déconsidérait en chantant la palinodie. Le clergé avait eu l’heureuse chance d’avoir pour lui le public dans son opposition à l’impôt du vingtième, car ce public n’entendait pas plus que le clergé être obligé à le payer. Après avoir remporté la victoire, l’ordre ecclésiastique ne s’en montra que plus résolu à ne pas laisser désormais porter atteinte à ses immunités. Mais n’ayant plus pour le moment à craindre de se voir taxé malgré lui, il ne se refusa plus à faire droit aux justes demandes du gouvernement. Il reconnaissait les vices des anciens départemens signalés en 1750 et 1751 par des déclarations royales et des arrêts du conseil ; il consentit à établir une nouvelle répartition. L’assemblée de 1755 nomma une commission spéciale pour y procéder. Ces opérations portèrent sur chaque diocèse. Un pouillé général fut dressé qui les comprenait tous, de façon à ce que l’on pût évaluer la somme à imposer à chacun d’eux, et c’est sur ce nouvel état que l’assemblée de 1755 arrêta le département. La mesure produisit dans le petit clergé, qui était plus en communion d’intérêts avec la masse de la nation que les gros bénéficiers, un effet salutaire. Ce petit clergé ne s’élevait pas moins que le peuple contre les habitudes de dissipation et de luxe dont tant de prélats donnaient l’exemple et qui étaient cause que l’opinion ne prenait pas au sérieux les reproches cent fois faits par les assemblées au gouvernement d’exiger pour l’état ce qui était réservé au service des autels et au soulagement des pauvres. Les velléités de réformes financières que manifesta le gouvernement en 1756 augmentèrent encore les bonnes dispositions de la représentation ecclésiastique à son égard et l’assemblée vota libéralement un subside de 16 millions. Mais cette large allocation fut vite épuisée. Il fallut peu d’années après tendre encore la main au clergé, et dès 1757 le gouvernement convoquait, pour en tirer un subside extraordinaire, une nouvelle assemblée. Craignant un refus, le ministre prit un ton, sinon suppliant, au moins engageant et persuasif, dans la lettre particulière qu’il adressait aux prélats pour leur faire réunir les assemblées provinciales. Il se gardait d’y indiquer à l’avance la somme qu’il espérait obtenir. Il se borna à signaler les besoins de l’état en des termes qui pussent toucher un ordre auquel le roi avait récemment fait sentir sa protection particulière. L’assemblée pensa qu’elle ne pouvait sans ingratitude rester sourde à un si pressant appel. Elle délia avec assez de bonne grâce les cordons de sa bourse. La générosité dont elle fit preuve encouragea le gouvernement à augmenter ses exigences, et une nouvelle assemblée ayant eu lieu, il demanda un subside d’un chiffre assez considérable et l’obtint. C’étaient là sans doute pour le clergé de lourds sacrifices à s’imposer, mais s’il payait de fortes sommes, il n’en demeurait pas moins le maître de ses finances. Il sentait la pression du gouvernement, il y cédait pour ne point rompre avec lui ; mais il n’en avait pas moins la conscience qu’il aurait pu lui refuser. Il se réservait la possibilité d’abaisser le chiffre des sommes réclamées. Bref, s’il tolérait quelques infractions à ses immunités temporelles, il maintenait intacte l’une des plus précieuses, celle d’interdire au fisc l’entrée de son patrimoine, le droit de lui donner comme à un fils exigeant et quelque peu prodigue, non comme à un maître qui prend tout ce que l’esclave gagne et ne lui abandonne qu’un maigre pécule. Toutefois cette indépendance que s’assurait le clergé et que la couronne promettait enfin de ne plus contester, c’était seulement sur le terrain économique qu’elle lui paraissait, au milieu du XVIIIe siècle, à l’abri des prétentions laïques. Il était un autre terrain auquel il tenait plus encore et qui commençait à n’être pas moins miné que ses privilèges temporels. Il lui fallait maintenant y livrer de nouvelles et rudes batailles. Ce terrain était celui du gouvernement spirituel et de la puissance théologique.

La querelle de la bulle Unigenitus n’était pas apaisée, et derrière les jansénistes marchaient en rangs moins serrés, il est vrai, mais avec une témérité que ceux-ci n’avaient pas, de plus redoutables ennemis de l’orthodoxie. Ce n’était plus seulement le patrimoine de l’église qui avait à se défendre contre le pouvoir laïque, c’était son autorité spirituelle. Le conflit passionné qui s’éleva au sujet du refus des sacremens à ceux qui déclaraient ne point reconnaître comme article de foi et règle absolue la constitution de Clément XI rendit plus prononcée que jamais l’hostilité entre l’église et la magistrature. Les assemblées n’avaient cessé de réclamer des mesures plus sévères contre les appelans et les anticonstitutionnels. Les jansénistes s’efforçaient d’interpréter la bulle de façon à échapper à son autorité doctrinale. Le clergé, d’accord avec le roi, se décida à solliciter une bulle nouvelle qui pût imposer définitivement silence aux opposans. L’assemblée générale de 1755 résolut en conséquence d’en référer au saint-siège pour ce qui touchait à l’administration des sacremens. Elle obtint de Benoît XIV une lettre encyclique qui décidait sur la matière. La décision fut respectueusement acceptée par l’assemblée de 1760, de l’agrément du roi, qui engagea les évêques à conformer leur conduite aux prescriptions pontificales. L’encyclique imposait aux fidèles la reconnaissance formelle de la bulle Unigenitus et déclarait indignes de participer aux sacremens ceux qui s’y montreraient réfractaires. Si cet arrêt du souverain pontife assura la soumission des ecclésiastiques qui tenaient à ne pas se séparer de Rome, il fut loin de produire le même effet sur les parlemens. L’antagonisme entre eux et l’église était tel que la sentence du saint-père restait sans force pour les obliger à déposer les armes. Il y avait plus de dix années que la guerre durait entre l’autorité spirituelle et l’autorité judiciaire ; elle avait pris un caractère en quelque sorte chronique et résistait à tout remède. La querelle sur le refus des sacremens l’avait encore envenimée. Malgré les arrêts du parlement de Paris, la grande majorité des curés n’osaient donner l’absolution, administrer l’extrême-onction à ceux qui continuaient à repousser la constitution de Clément XI. Ceux des prêtres mêmes qui inclinaient au jansénisme étaient retenus par les menaces d’interdiction que lançaient contre eux les évêques. Le parlement ne faisait que redoubler de violence, et cette violence était un nouveau motif pour les pasteurs de persévérer dans leurs refus intolérans. On assistait à un déplorable spectacle. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, s’était signalé entre les plus résolus à résister à l’autorité judiciaire ; il avait protesté avec véhémence contre les arrêts qui tendaient à subordonner le pouvoir spirituel des évêques à la justice séculière. Des ecclésiastiques avaient été emprisonnés par ordre des parlemens pour s’être conformés aux mandemens de leur évêque. La confusion était dans les compétences, et l’on voyait un tribunal lancer des arrêts pour contraindre les curés à administrer les malades professant le jansénisme, comme il l’aurait fait pour obliger des débiteurs récalcitrans à satisfaire leurs créanciers.

Louis XV blâmait le parlement, mais il redoutait son opposition ; aussi cherchait-il par quelque expédient à mettre fin au conflit. Il crut y parvenir en réservant à son conseil privé la connaissance des affaires touchant le refus des sacremens. Le parlement ne tint nul compte de cette décision et continua d’appliquer ses propres arrêts. Le roi n’osa lui commander de supprimer ses procédures, et cela ne fit que l’enhardir davantage dans sa détermination de rester souverain. Quelques autres cours poursuivirent également la lutte contre les décisions épiscopales. Il fallut que l’opposition faite à la couronne par le parlement de Paris prît le caractère d’une résistance séditieuse pour que Louis XV se décidât enfin à agir en maître. Dans les premiers jours du mois de mai 1753, il ordonna à cette cour d’enregistrer les lettres patentes du 23 février précédent interdisant toute discussion sur les refus de sacremens, mais elle ne s’effraya pas d’un commandement qui semblait ne pas souffrir d’objections. Le parlement avait poussé si loin ses prétentions qu’il ne pouvait plus reculer sans se donner l’apparence de la lâcheté ou du ridicule. Il répondit donc à l’injonction royale en déclarant qu’il suspendrait le cours de la justice tant qu’il n’aurait point été admis à présenter au monarque ses remontrances, et comme il attendait plus la victoire de l’influence de l’opinion que de la faiblesse du prince, il se hâta de les faire imprimer et répandre dans le public. Le procédé blessa vivement Louis XV, qui rejeta toutes les demandes d’audience. Il n’y avait plus de transaction possible entre la couronne et le parlement. Poussé par son ministre, le comte d’Argenson, qui songeait plus à se venger de la cour en révolte qu’à défendre l’église, dont il prisait peu Jas doctrines, encouragé par le dauphin et l’archevêque de Paris, Louis XV usa du seul moyen qui lui restât pour se faire respecter. L’arrestation de quelques-uns des meneurs les plus turbulens du parlement, l’exil de cette compagnie à Pontoise, furent la réponse qu’il donna aux remontrances, mais elle n’eut pas raison de l’obstination des magistrats. Une année s’écoula sans que la cour vint à résipiscence. Les affaires souffraient. Il fallut la rappeler à Paris au mois de mai 1754, et elle ne s’y montra pas plus accommodante ; elle persévéra dans ses précédens erremens et décréta de nouvelles poursuites pour refus de sacremens. Louis XV n’osa rendre un nouvel édit d’exil ; il ne devait se résoudre à une mesure aussi radicale que seize ans plus tard. D’ailleurs le parlement, en enregistrant des édits bursaux, avait reconquis en partie sa bienveillance. Il jugea donc prudent de ne point réitérer son coup d’autorité pour contraindre l’aréopage obstiné à désarmer devant l’épiscopat, et l’archevêque de Paris, qui de son côté n’avait pas fléchi davantage, fut sacrifié. Le roi, à la fin de cette même année 1754, lui ordonna de se retirer à Conflans.

Les évêques furent atterrés de ce revirement dans la conduite du roi, et l’assemblée du clergé de 1755 se fit l’écho de leur mécontentement ; elle réclama avec insistance, car l’épiscopat était plus résolu que jamais à revendiquer ses droits. Christophe de Beaumont, de sa retraite de Conflans, continua à souffler dans son diocèse une résistance à laquelle le parlement ne tarda pas à répondre en ajournant le prélat comme un criminel, après l’avoir suspendu de l’exercice de son pouvoir épiscopal comme un indigne. Il voulait presque qu’on le traitât comme on avait traité jadis le cardinal de Retz et mettre la main sur son diocèse. Il commit un conseiller clerc pour présider à sa place à l’élection de la supérieure d’un couvent. L’archevêque lança contre les prétentions du pouvoir laïque un mandement qui était un vrai manifeste et où l’indignation ne gardait plus de bornes. Renchérissant sur le parlement, dont il subissait d’ordinaire l’influence, le Châtelet fit brûler le mandement par la main du bourreau. Les rôles semblaient avoir changé, et c’était maintenant le pouvoir laïque qui prenait celui de l’inquisition. Le scandale était à son comble, et Louis XV se vit contraint d’interposer une fois de plus sa volonté royale. Peut-être n’eût-elle pas été plus efficace que les années précédentes si les événemens ne fussent venus à son aide. Ils servirent au moins la cause des parlemens, qui en auraient tiré de grands avantages si leur attitude eût été moins hostile à la couronne.

L’attentat de Damiens avait été représenté comme l’œuvre d’un complot contre le parti du parlement. Machault et d’Argenson étaient renvoyés du ministère, et les partisans les plus décidés de l’ultramontanisme perdaient toute faveur. Le clergé orthodoxe avait lieu de craindre que sa voix fût moins écoutée. Louis XV ne fit pas droit à ses remontrances, tout en protestant du respect qu’il avait pour lui ; mais il ne favorisa pas pour cela le parti contraire et se tint, à l’égard des cours de justice dans une réserve calculée. Ce n’était point un homme à briser avec le clergé ; ses croyances religieuses l’y enchaînaient, et s’il évitait d’en épouser trop ouvertement la cause en face des adversaires des prétentions cléricales, il n’en maintenait pas moins ses déclarations en faveur de la bulle Unigenitus, acceptée désormais comme un des canons de l’église gallicane. Ni l’une ni l’autre des deux factions ne put donc se targuer d’avoir l’oreille du monarque. La lutte se continua entre elles avec des intermittences auxquelles le gouvernement cherchait à donner le caractère de trêves, faute d’être en mesure de dicter la paix. Mais comme l’autorité judiciaire était aux mains des magistrats, les ecclésiastiques, que l’excès de leur ardeur orthodoxe entraînait à des attaques contre le pouvoir séculier, continuaient à payer de temps en temps leur imprudence par la prison ou le bannissement, et la persécution que jadis l’intolérance de Louis XIV avait exercée contre les jansénistes, l’esprit janséniste des parlemens l’exerçait maintenant contre les ultramontains. Tandis que la chaire retentissait d’attaques, contre les détracteurs de la bulle, on n’entendait à la barre des tribunaux que des invectives contre ceux qui s’en avouaient hautement les partisans. La lutte menaçait de s’éterniser. Appelé au ministère, Choiseul, qui n’avait pas beaucoup plus de goût pour les jansénistes que pour les jésuites, et songeait avant tout à rétablir le calme dans le royaume, s’occupa d’y mettre un terme, et voilà comment la démarche de l’assemblée du clergé de 1760, qui avait reproduit toutes les doléances de l’église, trouva faveur près du ministre et fut agréée du roi. Choiseul ne s’entremit pas moins que l’assemblée pour obtenir le bref de Benoît XIV. Cette lettre venue de Rome, si elle était catégorique dans les termes, demeurait modérée dans la forme ; si elle ne permettait pas aux récalcitrans d’échapper par des faux-fuyans et des réserves, elle recommandait du moins aux prélats une modération dont ils n’avaient pas toujours fait preuve. L’encyclique du pape semblait donc propre à ramener un accord complet entre l’église et le trône. Le roi assura solennellement de sa protection les ministres des sacremens qui exécuteraient fidèlement les règles prescrites par le bref ; mais les parlemens ne s’inclinèrent pas devant la décision du saint-père. S’ils cessèrent leurs poursuites pour refus de sacre-mens, ils ne discontinuèrent pas leurs attaques contre les principes que consacrait la bulle Unigenitus et auxquels Benoît XIV avait donné une nouvelle sanction. Quand l’assemblée du clergé se réunit en 1765, loin de trouver le ciel rasséréné, elle eut à faire tête à un nouvel orage. Au lieu de n’avoir que des actions de grâce à adresser à Louis XV pour le concours qu’il avait prêté à l’église de France dans ses démarches près du saint-siège, elle dut préparer de nouveaux moyens de défense et invoquer plus que jamais l’appui du souverain. Elle sollicita l’autorisation de faire publier l’encyclique dans tous les diocèses, et elle rédigea à cette fin un mémoire qui fut présenté au roi avec demande d’une prompte réponse. Louis XV s’effraya d’abord d’une publication qui ne pouvait qu’entraîner des représailles de la part du parlement. Il en allégua d’abord l’inopportunité. Elle exigeait, disait-il, des précautions qui étaient nécessaires même pour en assurer le succès. Il ajourna la réponse définitive et engagea l’assemblée à travailler en attendant avec confiance à ses autres affaires. Pressé par l’assemblée, il finit par accéder à la demande ; il donna son autorisation le 25 juillet 1765, laissant à la prudence du clergé le soin de veiller à ce que cette publication ne devint point une occasion de troubles. Mais les appréhensions de Louis XV n’étaient que trop fondées, et cette sorte de promulgation suscita une nouvelle tempête et accrut le désordre au lieu de le faire cesser.

Les assemblées du clergé avaient déjà plusieurs fois pris le rôle d’un synode national. Celle de 1765 affecta, comme celle de 1682, plus particulièrement un tel caractère. En l’absence de conciles nationaux et provinciaux dont ils devaient durant le cours de la session réclamer le rétablissement, les députés étaient résolus à rendre des décisions ayant le caractère de véritables décrets canoniques. La publication du bref de Benoît XIV leur en fournissait une occasion toute naturelle. C’était là, suivant eux, le moyen de fermer la bouche aux parlemens, qui voulaient réduire leur rôle à voter des décimes et des dons gratuits, et à régler quelques affaires litigieuses relatives au temporel. L’assemblée ne comprenait-elle pas les représentans de l’épiscopat et le droit d’enseigner ne suivait-il pas les évêques partout où ils se trouvaient ? N’avaient-ils pas le devoir de témoigner de la vérité partout où ils étaient réunis ? Ce motif, que l’assemblée fit valoir avec force, était invoqué par les députés du premier ordre, arrivés à Paris tout pleins de zèle pour la foi et plus indignés que jamais de la conduite du parlement à leur égard. Il y avait parmi eux des hommes éminens par leur science, appartenant aux meilleures familles du royaume et qui ajoutaient à l’autorité de leur parole l’illustration de leur nom : un La Roche-Aymon, archevêque de Reims, un Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, un Jumilhac, archevêque d’Arles, un Juigné, évêque de Châlons, un Bausset, évêque de Béziers, un Bertrand Duguesclin, évêque de Castres, un Caritat de Condorcet, évêque de Lisieux, un Martin du Bellay, évêque de Fréjus, un Duplessis d’Argentré, évêque de Limoges, un Lezay-Marnesia, évêque d’Evreux. La province de Paris avait évité d’élire pour l’un de ses représentans son métropolitain, Christophe de Beaumont, dont le choix eût déplu au roi, qui trouvait ce prélat trop compromis pour être utilement consulté sur les matières qu’il s’agissait de régler[3]. L’un des agens généraux qui prit part à ce titre aux débats était le futur cardinal de La Luzerne, dont la prudence et le savoir jouissaient d’une juste estime, et qui, comme nombre de prélats de la même assemblée, tout en défendant l’autorité du saint-siège, n’en demeurait pas moins inébranlablement attaché aux libertés de l’église gallicane. L’assemblée nomma pour promoteur l’abbé de Broglie, qui devait être bientôt appelé à l’évêché de Noyon. Tous les membres de la compagnie étaient arrivés préoccupés des périls qui menaçaient la religion et L’église, et résolus à défendre aussi bien l’une contre les magistrats que l’autre contre les philosophes. Assurément leurs craintes n’étaient pas chimériques. Le corps sacerdotal avait le malheur de rester de plus en plus en arrière de la marche des idées ; les écrits des novateurs redoublaient d’audace ; ils rencontraient dans le public une faveur qui se détournait peu à peu des controverses théologiques auxquelles il avait pris naguère tant d’intérêt.

L’Encyclopédie avait commencé sa campagne contre la foi traditionnelle, et l’arrêt du conseil du 7 février 1752, qui en supprimait le premier volume, n’avait fait qu’en augmenter la popularité. Depuis 1755, les doléances du clergé signalaient incessamment au roi le péril et réclamaient contre les mauvais livres des sévérités jugées plus nécessaires encore que celles qu’elles appelaient sur les réfractaires à la bulle Unigenitus. Le langage tenu par la représentation ecclésiastique en 1755, en 1760, en 1762, ne diffère guère de celui qu’elle fit entendre à l’ouverture de la session, en mai 1675. Après s’être élevée avec force contre la conduite des parlemens à l’égard des prêtres qui se soumettaient dans l’administration des sacremens aux ordres de leurs supérieurs, l’archevêque de Reims, La Roche-Aymon, s’écriait, en s’adressant à Louis XV : « Un autre mal, sire, fait le juste sujet de notre douleur et de nos alarmes. L’église, ouvertement attaquée dans sa juridiction et dans ses décisions, la puissance ecclésiastique méconnue, et, pour ainsi dire, sans pouvoir dans vos états, ne laissent à ses ministres que la dure alternative de prévariquer en gardant le silence, ou d’être exposés aux plus cruelles épreuves en remplissant le plus important de leurs devoirs. » Louis XV se montra animé envers l’assemblée des plus favorables dispositions, et il accueillit les différens mémoires qu’elle s’empressait de lui soumettre avec une bienveillance qui décelait assez le vif désir qu’il avait de rendre au clergé toute l’autorité compatible avec la sienne propre. La compagnie se trouva ainsi encouragée à rédiger une Exposition des droits de la puissance spirituelle, afin de la joindre au bref dont elle allait faire la promulgation. Elle accompagna cette bulle d’une déclaration qui commençait ainsi : « Nous, archevêques, évêques et autres ecclésiastiques, députés de l’assemblée générale du clergé de France, voyant que malgré le concours des deux puissances qui a fait de la bulle Unigenitus une loi de l’église et de l’état, elle éprouve encore des contradictions, que les ennemis de la vérité font tous leurs efforts pour se soustraire à l’obéissance qui lui est due, et que, la cause étant finie, l’erreur n’a pas encore pris fin, nous avons jugé nécessaire de renfermer dans une déclaration abrégée notre doctrine sur ladite constitution et de joindre, à cette déclaration la lettre de Benoît XIV. » L’exposition des droits de la puissance spirituelle, qui fut rédigée en même temps que cette déclaration, commençait par un préambule analogue. Elle était représentée comme un guide que devait suivre l’église et où se trouvaient résumés les principes déjà adoptés dans les assemblées de 1760 et de 1762. Dans les termes où elle était conçue, l’Exposition sur les droits de la puissance spirituelle ne pouvait inquiéter la couronne. On y restait fidèle à la tradition de Bossuet et en général à celle de l’épiscopat sous Louis XIV ; l’on ne faisait que donner plus de solennité à ce que le gouvernement avait après tout accepté. L’assemblée agissait comme avait agi celle de 1682 ; elle déclarait que les assemblées générales du clergé avaient toujours été regardées comme le concile de la nation, et qu’on ne pouvait contester le droit qu’elle avait d’enseigner, puisque chacun des évêques qui en faisaient partie jouissait du même droit dans son diocèse. Il n’y avait donc là aucune innovation ; mais la situation avait bien changé depuis le grand roi. La prétention de légiférer, même en matière d’enseignement religieux, contrariait celle du parlement de Paris et des parlemens en général, qui, non contens de vouloir représenter la nation tout entière dans son droit de contrôle sur le pouvoir royal, aspiraient à gouverner ou au moins à contrôler l’église gallicane. La publication du bref de Benoît XIV et des pièces que l’assemblée y annexait, de ce qu’on appela les Actes de l’assemblée de 1765, ne pouvait manquer d’exciter la colère des parlemens. La nouvelle de l’envoi de ces actes dans les diocèses, souleva l’indignation du parlement de Paris. Le II septembre 1765, il rendait un arrêt qui en défendait, sous les plus grièves peines, la propagation et publication. Son exemple ne tarda pas à être suivi par les parlemens d’Aix, de Bordeaux, de Rouen et de Toulouse[4], qui rendirent des arrêts rédigés à peu près dans le même sens, et enjoignirent une observation plus stricte de la déclaration royale de 1754, contre laquelle le clergé n’avait cessé de protester. L’arrêt du parlement d’Aix dépassa en violence tous les autres. Il était précédé d’un réquisitoire fort injurieux pour le clergé, et qu’avait rédigé l’avocat général de Castillon. Les actes de l’assemblée y étaient stigmatisés comme tendant au schisme, et cette assemblée elle-même qualifiée d’illégitime. On y contestait que le clergé eût fait au roi une soumission sincère et loyale. On y représentait sa doctrine sur la constitution Unigenitus comme une nouveauté révoltante. On l’accusait de se couvrir de son prétendu accord avec le saint-siège pour faciliter ses intrigues, enfin on allait jusqu’à donner les censures que la compagnie avait prononcées contre les livres impies comme dictées uniquement par la préoccupation de fonder la compétence des assemblées du clergé en pareille matière. » Ce réquisitoire était un défi lancé au clergé, qui avait déjà obtenu en partie satisfaction pour ces réclamations contre la sentence de l’aréopage parisien. La cour ne s’était pas bornée à supprimer les actes de l’assemblée ; par un arrêt du 5 septembre, elle avait condamné à être livrée aux flammes, comme séditieuse et fanatique, la lettre que la même compagnie avait adressée à tous les évêques du royaume en vertu d’une délibération prise le 27 août précédent, et qui accompagnait l’envoi des actes. L’arrêt de suppression avait déjà profondément ému l’assemblée qui, en ayant délibéré dès le lendemain, décida qu’elle se rendrait en corps près du roi pour lui représenter les malheurs dont une telle conduite de la part du parlement menaçait l’église et l’état, et lui demander la cassation et l’annulation de l’arrêt. Tandis que la compagnie était en instance pour obtenir l’audience royale, la nouvelle du second arrêt lui parvint, et porta son irritation jusqu’à l’exaspération ; elle décida de joindre ce nouveau grief à ses doléances. L’adhésion à ces résolutions que lui envoyaient tous les prélats l’encouragea à persévérer dans sa ligne de conduite. Pendant six mois, elle ne cessa de recevoir des cardinaux, des évêques du royaume, des témoignages d’approbation et de sympathie, et elle n’en renouvelait qu’avec plus de force ses protestations contre les arrêts des parlemens de province et les sentences des tribunaux dont les refus des sacremens étaient encore l’objet. Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, fut chargé d’adresser à Louis XV, à la tête de la compagnie, le discours où les plaintes du clergé étaient formulées. Il représenta au monarque que les entreprises du parlement tendaient à dissoudre les liens de la hiérarchie ecclésiastique et à soustraire les fidèles à l’obéissance qu’ils doivent à leurs pasteurs. Il disait qu’elles renversaient l’économie entière de la religion, et qu’elles seraient le dernier présage et la cause de sa ruine, si le roi n’en prévenait les suites et n’en annulait les dispositions.

Louis XV était fort perplexe ; il se voyait sommé de prendre parti entre deux corps qu’il ne voulait pas blesser, plein de respect pour l’un et redoutant l’autre. Il évita d’abord de donner à l’assemblée une réponse précise et recourut à son procédé favori, les moyens dilatoires. Après avoir assuré l’assemblée de son zèle pour les intérêts de la religion, il promit d’examiner incessamment l’affaire en conseil. Puis dans une lettre destinée à répondre à de nouvelles instances, après avoir reproduit ses vagues assurances, il fit un pas de plus et déclara qu’il avait à cœur de conserver au clergé ses droits et ses privilèges ; mais il refusa à en dire davantage. « Ma sagesse, écrivait-il à la fin de sa lettre exige de moi de ne me point livrer dans le moment présent à d’autres vues que celles que j’ai bien voulu faire connaître au clergé, et je suis convaincu que son zèle et sa fidélité le porteront à finir enfin une affaire qu’il est important de terminer promptement. » La compagnie ne se découragea pas ; elle adressa au roi une lettre pleine de démonstrations d’amour et de dévouement à sa personne, ou l’appelle plus pressant était fait à sa justice et à sa piété, qu’on exaltait avec la plus hyperbolique adulation ; elle le suppliait de ne rien ordonner avant de lui avoir laissé le temps de mûrement délibérer sur les meilleurs moyens de concilier l’obéissance due au roi et les immunités du clergé, dont la défense était confiée aux députés de l’ordre ecclésiastique, afin qu’ils pussent soumettre à la couronne leurs résolutions à cet égard. Elle se mit ensuite à travailler activement à la rédaction d’un mémoire sur la compétence des assemblées générales en matière spirituelle qui devait être soumis au roi et au dauphin. Louis XV eût bien voulu étouffer l’affaire, mais les arrêts avaient fait tant de scandale qu’il était impossible de s’en tirer par le silence. D’ailleurs, malgré ses démonstrations de dévoûment, l’assemblée, qui avait voté un don gratuit de 12 millions, pouvait, dans son dépit de ne point obtenir justice, faire difficulté de payer ce subside. Louis XV voulut donc prendre ses sûretés, et avant d’avoir rien décidé sur les arrêts des parlemens, le 17 septembre 1765, il, envoya à l’assemblée ses commissaires, MM. Trudaine, d’Ormesson et de Laverdy, pour l’invitera s’occuper du renouvellement du contrat de l’Hôtel de Ville et du département des 12 millions. La compagnie, qui n’avait d’espoir qu’en Louis XV, eut bien garde de s’en aliéner la bienveillance en lui refusant le subside dont il avait besoin. La question d’argent était en ce moment pour le clergé la moindre affaire ; c’était de la défense de l’église qu’il était avant tout préoccupé ; les députés préparaient la rédaction de divers mémoires sur les points les plus importons touchant aux conflits entre l’autorité judiciaire et l’autorité ecclésiastique, notamment sur les jésuites, dont l’assemblée désapprouvait l’expulsion ; ils demandaient que ceux-ci fussent rétablis dans leurs droits et qu’il fût permis aux évêques de les employer aux fonctions du saint ministère sans qu’ils eussent rien à craindre des tribunaux séculiers ; ils sollicitaient le rappel de l’exil des prêtres décrétés. Le ministère Choiseul ne se souciait pas de laisser se prolonger une session qui menaçait de créer de nouveaux embarras à la couronne ; d’ailleurs on était au commencement d’octobre, les évêques se trouvaient depuis plus de cinq mois absens de leurs diocèses. On s’appuya sur cette considération pour proroger l’assemblée, clore la session et en assigner une seconde pour le 2 mai de l’année suivante. Le clergé accepta la prorogation. Il fallait aux commissaires nommés pour la rédaction des mémoires plusieurs semaines de travail et d’études. On comptait profiter de ce délai pour convaincre le roi et l’amener enfin à casser les arrêts des parlemens. Les députés se trouvèrent réunis à Paris au jour dit. Ils étaient plus résolus que jamais à défendre les droits de l’église forts de l’unanimité qui s’était manifestée dans l’épiscopat. Ils adressèrent au roi les mémoires où étaient développées les doléances qu’ils avaient fait entendre l’année précédente. Dans l’audience qu’il accorda sur leur demande aux archevêques de Reims, d’Arles et de Tours, chargés de représenter la compagnie, Louis XV annonça qu’il avait voulu donner satisfaction aux réclamations du clergé et que son conseil avait rendu deux arrêts destinés à mettre un terme au débat provoqué par la publication des actes de 1765. L’un de ces arrêts imposait un silence absolu et provisoire sur toutes les disputes concernant les droits de la puissance ecclésiastique et de la puissance temporelle ; l’autre supprimait le réquisitoire de l’avocat général de Castillon. Le roi espérait que l’assemblée se contenterait de cette demi-mesure, « Je me suis fait rendre compte des différens mémoires que l’assemblée m’a présentés, dit-il aux trois archevêques, et elle verra par mes réponses sur tous les objets qui y sont renfermés combien j’ai à cœur de lui donner toute la satisfaction qu’elle est en droit d’attendre de ma justice et de mon amour pour la religion. Je suis toujours dans la ferme résolution de prendre définitivement un parti capable de faire régner la paix et la tranquillité et de calmer les alarmés que le clergé a pu concevoir. » L’assemblée, bien que touchée de tels sentimens, ne trouvait dans ces promesses qu’une incomplète satisfaction, Louis XV s’était attaché à lui démontrer que les arrêts des parlemens n’avaient point toute la portée qu’on leur prêtait ; il avait insisté sur la suppression par lui ordonnée du réquisitoire de Castillon, en déclarant qu’il avait ainsi maintenu l’épiscopat dans ses droits et assuré au premier ordre du royaume les égards et la considération qui lui étaient dus ; il avait enfin rappelé qu’il avait constamment fait observer la constitution Unigenitus comme une loi de l’église et de l’état ; mais il n’avait pas parlé d’une annulation formelle des arrêts des parlemens, d’édicter de nouvelles mesures contre les dissidens en accordant une réparation aux défenseurs de la bulle qui avaient été frappés : toutes choses que réclamait le clergé. Le roi ne cacha pas qu’il condamnait l’ardent intempestive dont plusieurs ecclésiastiques s’étaient montré animés dans cette querelle, où la violence avait été presque égale de part et d’autre. « Si le zèle n’eût pas été quelquefois trop loin sur cette matière, dit Louis XV à la députation de l’assemblée, il m’aurait été plus facile d’arrêter l’esprit de désobéissance qui a su s’en prévaloir. » La compagnie consacra bien des séances à la réfaction des nouveaux mémoires dont elle assiégea la couronne. Louis XV, ou plutôt ses ministres et surtout le premier d’entre eux, Choiseul, finirent par céder à ces sollicitations répétées, dont l’opposition continue des parlemens ne faisait qu’accroître l’insistance. Quelques mois après la clôture de l’assemblée il fut fait droit à ses doléances. Un arrêt du conseil, du 25 novembre 1766, qu’enleva de haute lutte l’archevêque de Reims, infirma les arrêts du parlement de Paris et maintint aux actes de l’assemblée de 1765 toute l’autorité que l’église de France leur avait attribuée. L’assemblée obtint satisfaction sur d’autres points, mais pas aussi complètement qu’elle l’eût souhaité. Elle avait supplié le roi de rendre à tous les décrétés et bannis, sans distinction, leurs droits et leur liberté et d’anéantir jusqu’à la mémoire des condamnations aussi incompétemment qu’injustement portées contre eux. Louis XV consentit à accorder à ces ecclésiastiques des lettres de grâce et de rémission, mais il se refusa à édicter une amnistie générale et complète.

De graves abus s’étaient introduits dans certains ordres religieux, où l’esprit de révolte se répandait comme dans les autres classes de la société. Les moines étaient loin d’être tous du côté des orthodoxes. Le jansénisme avait recruté dans leurs rangs plus d’un partisan ; la science de quelques-uns s’accommodait mal des décisions dogmatiques et de l’enseignement officiel du saint-siège. Pour réduire ces indisciplinés, le clergé voulait que le roi sollicitât le pape de faire procéder par une commission à la réforme de certains ordres. Cette commission, tout à la nomination du saint-père, avait l’inconvénient de lui permettre de s’ingérer plus avant dans le gouvernement de l’église de France. Le pouvoir laïque n’entendait pas se dessaisir de la surveillance de police qu’il exerçait sur les réguliers ; il craignait que les religieux, qui échappaient déjà si souvent à l’autorité des évêques, une fois que le pape leur aurait imposé une règle nouvelle, ne devinssent une milice redoutable au service de l’ultramontanisme et qu’il serait malaisé de contenir. Les ministres résistaient donc à la demande de l’assemblée ; mais les abus et les scandales que celle-ci signalait dans les mémoires qu’elle fit parvenir au roi ne pouvaient être niés, et Louis XV, qui inclinait plus que son conseil pour le clergé, alla au-delà peut-être de ce que les ministres eussent voulu. « J’approuve, en tous ses points, répondait-il, le 24 mai 1766, à la députation de la compagnie, la délibération qu’elle a prise au sujet des réguliers. Pour en faciliter l’exécution et rendre plus efficaces les sollicitations du clergé auprès du saint-siège, j’ai établi, par mon arrêt du conseil, une commission composée de prélats et de différens membres de mon conseil que j’ai chargés de me remettre sous les yeux le tableau des divers abus qui se sont introduits dans les ordres religieux. » En instituant une telle commission le roi ne se dessaisissait pas complètement de la faculté d’intervenir dans les réformes que l’assemblée demandait au pape. Quant aux jésuites, le clergé obtint moins. Ses députés avaient supplié le roi de revenir sur les mesures prises contre cette compagnie en vertu de l’édit de novembre 1764. Ils s’étaient élevés contre les arrêts des parlemens, qui en excédaient, suivant eux, les conséquences. Le gouvernement se borna à tolérer que quelques évêques les employassent dans leurs diocèses comme prêtres séculiers, et il évita de revenir sur la mesure qui les avait frappés. L’assemblée avait encore demandé le rétablissement des conciles nationaux et provinciaux. Louis XV, qui en reconnaissait l’utilité, témoigna à ce sujet de son bon vouloir. En somme, grâce à sa ténacité, la représentation ecclésiastique l’avait emporté sur les points principaux ; elle amena le roi à se déclarer pour elle contre les parlemens ; elle mit à peu près fin à cette dispute sur le refus des sacremens qui avait par son acharnement pris presque les proportions d’une guerre civile. L’archevêque de Bourges ayant eu mission d’adresser au roi la harangue de clôture, celui-ci lui répondit : « Vous direz à l’assemblée que je suis content d’elle et vous l’assurerez que mes sentimens de zèle et d’attachement pour la religion ne finiront jamais. Je donnerai à mon clergé, dans toutes les occasions, des preuves de ma protection. » L’assemblée se sépara donc rassurée sur les immunités de l’église, et, attendant la prompte réalisation des promesses royales, elle ouvrit libéralement sa bourse et vota de nombreuses charités et gratifications ; mais, afin de prendre ses précautions contre tout retour de la couronne à des dispositions moins favorables, elle rédigea une lettre au pape au sujet de la réforme des ordres religieux et une dernière protestation contre les entreprises des tribunaux séculiers à l’occasion des actes de l’assemblée de 1765. Elle se sépara le jeudi 3 juillet 1766. Quand, quatre ans après, une nouvelle assemblée se réunit, la lutte entre les parlemens et le clergé s’était quelque peu calmée ; les arrêts du conseil avaient produit leur effet. D’ailleurs les parlemens, par leur opposition, s’étaient complètement aliéné l’esprit du roi, et le moment était proche où le coup d’état Maupeou les allait supprimer. Le clergé semblait donc n’avoir plus rien à redouter du pouvoir laïque. Plus Louis XV se plongeait dans la débauche et se livrait à ses tristes penchans, plus il cherchait à obtenir du ciel le pardon de ses désordres, plus il montrait de soumission à l’église, dont l’absolution lui était nécessaire. L’assemblée de 1770 n’eut donc rien à rabattre des prétentions des assemblées précédentes afin de consolider l’appui qu’elle attendait du gouvernement. Certes, elle en avait grand besoin ! Ce n’était pas seulement son autorité touchant quelques questions dogmatiques que l’église voyait contester, les fondemens mêmes de la religion étaient attaqués. Des adversaire bien autrement prononcés que les jansénistes s’abritaient derrière une tolérance dont les plus hauts personnages de l’état se déclaraient les partisans. Les protestans, longtemps proscrits, commençaient à relever la tête. En certaines provinces du royaume, ils tenaient presque ouvertement leurs assemblées ; leurs pasteurs administraient sans mystère le baptême et la communion et célébraient les mariages. Les écrits, contre la religion circulaient dans tout le royaume et étaient lus avidement. One foule de gens professaient tout haut leur mépris des choses saintes. Il y avait là pour le clergé de justes sujets d’alarmes, et la nouvelle assemblée s’empressa d’adresser au roi ses doléances. Dès le début de ses séances, l’archevêque de Reims s’éleva, dans le discours qu’il adressa à Louis XV, en paroles indignées contre les attaques que la philosophie dirigeait contre la religion et sollicita une prompte répression ; car, disait-il, il importe d’opposer une digue au torrent qui, si on ne l’arrête, ne tardera pas à tout ravager. La compagnie rédigea un mémoire au roi pour demander la stricte exécution des lois à l’égard des protestans et réclamer l’application de la déclaration de 1724. Au moment de se séparer, elle renouvela ses objurgations. Elles furent comme un suprême appel à l’omnipotence royale, dernier boulevard sur lequel comptait le clergé, pour arrêter un flot qui devait trente ans plus tard submerger et ce trône et cet autel dont l’alliance ne fit que hâter la ruine.


IV

La guerre faite par la magistrature à l’épiscopat n’avait pu parvenir à le dépouiller de sa puissance spirituelle et de ses privilèges dans l’état. Le rappel des parlemens sous Louis XVI ne changea pas leur esprit et n’atténua que faiblement leur hostilité à l’égard du haut clergé. Le nouveau monarque, moins encore que son aïeul, était homme à prendre part pour les cours judiciaires contre l’église, et sa piété était à la fois trop timide et trop sincère pour qu’il songeât à entrer en lutte avec les doctrines ultramontaines. Louis XVI avait la ferme résolution de maintenir dans tous ses droits le clergé aux enseignemens duquel il se soumettait docilement. Mais si l’épiscopat demeura légalement investi d’un pouvoir auquel la puissance laïque avait vainement porté de rudes coups, il vit décliner tous les jours son autorité morale. Son action sur les conscience diminuait avec la foi chrétienne et le prestige dont il était entouré s’affaiblissait avec celui de la royauté. Les abus que condamnait l’opinion dans le gouvernement, il n’avait pas su toujours s’en défendre. Il avait subi l’influence du relâchement des mœurs qui s’était fait sentir dans toute la société, mais surtout chez les classes les plus élevées. Nombre de prélats menaient une existence fort mondaine, surtout ceux qui appartenaient aux plus nobles familles et n’étaient entrés dans l’église que pour obtenir des bénéfices propres à leur assurer une vie fastueuse et facile. S’ils ne donnaient généralement pas l’exemple de grands scandales, ils n’étaient pas à beaucoup près des modèles d’abnégation chrétienne, et le désaccord qui existait entre leur conduite et leurs enseignemens enlevait à ceux-ci presque toute autorité. Il n’y avait plus guère chez le peuple d’attachement que pour les plus pauvres des ecclésiastiques, pour ces curés à la portion congrue qui avaient à supporter, toutes les fatigues du ministère sacré et dont le sort était devenu si peu tolérable que les assemblées du clergé, vers la fin du règne de Louis XV, durent sérieusement s’en occuper. L’épiscopat semblait ne pas comprendre, pas plus que ne le comprenait la noblesse, que pour sauver la situation il lui fallait prendre l’initiative des réformes. Il y était d’autant moins disposé que ces réformes lui paraissaient être des atteintes aux privilèges de l’église. Les assemblées ne les demandaient pas, par la raison qu’elles se regardaient comme ayant pour mission de défendre les droits de l’ordre dont elles étaient l’émanation. D’ailleurs ces réformes eussent naturellement amené l’ingérence du pouvoir séculier que le clergé redoutait par-dessus tout et qui allait droit contre son autonomie. L’épiscopat voyait bien le péril ; il s’apercevait qu’il ne jouissait plus de la même influence que par le passé, mais il ne connaissait d’autre remède que de réclamer contre ses ennemis des mesures répressives. C’étaient toujours les mêmes doléances à l’endroit des philosophes et des protestans. En portant la parole devant Louis XVI, le président de l’assemblée de 1780, le cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, fit contre eux un véritable réquisitoire. Pour mettre un terme à ces attaques contre la religion que leurs auteurs ne prenaient même plus soin de déguiser, comme le prélat le remarquait avec douleur, le clergé attendait plus des vertus du roi qu’il n’avait obtenu de la faiblesse du précédent monarque. Il exprima sa confiance dans la protection d’un prince qui, en prenant les rênes de l’état, avait annoncé l’intention d’assurer l’économie des finances et de travailler à la réforme des mœurs. L’orateur de l’assemblée passa en revue tout ce que Louis XVI avait déjà fait d’heureux pour son royaume ; il affecta d’en tirer un favorable augure de ce qu’il ferait pour l’église. « Déjà, s’écriait-il, un nouvel ordre de choses s’établit ; l’administration des finances se simplifie et s’épure, et une sage prévoyance va tarir la source de ce luxe scandaleux qui dévore la substance des riches et rend insupportable aux autres leur heureuse médiocrité. » Ces paroles prouvent que le clergé sentait la nécessité des réformes, mais, en les réclamant du souverain, il ne songea pas à les lui faciliter par l’initiative de ses assemblées. L’ordre ecclésiastique semblait redouter que des réformes opérées dans son organisation n’ébranlassent son existence et que le mal mis à nu ne fournît à ses adversaires un prétexte à de nouvelles attaques. Il croyait qu’il fallait avant tout raffermir son autorité dont l’affaiblissement était à ses yeux un bien plus grand mal que les abus qu’on pouvait reprocher à l’exercice de ses privilèges temporels. C’est ce qui apparaît par le sombre tableau que le cardinal de La Rochefoucauld traçait de l’état où était tombée la société depuis qu’elle s’était soustraite aux enseignemens de l’église. Louis XVI calma les alarmes du clergé en lui promettant son appui et en faisant droit à plusieurs de ses réclamations, tout en maintenant, comme l’avait fait son aïeul, les droits de la couronne. L’ordre ecclésiastique se montra satisfait, et l’assemblée de 1782, que présidait le même cardinal de La Rochefoucauld, n’eut à faire entendre que des actions de grâces. Confiante dans les intentions du monarque, elle se hâta d’ajouter un nouveau don gratuit de 15 millions à celui qui avait été déjà consenti, deux années auparavant, sans compter 1 million qu’elle vota en faveur des veuves et des orphelins des matelots qui avaient péri pendant la guerre. Les députés voyaient dans ces subsides si largement accordés un moyen de s’assurer l’appui du gouvernement. Tout élevées que fussent ces sommes, elles n’étaient cependant pas en rapport avec les contributions que supportaient les sujets non privilégiés ; elles ne constituaient d’ailleurs qu’un faible tribut eu égard à la pénurie financière où se trouvait l’état. Aussi celui-ci dut-il demander au clergé d’autres allocations, chercher des ressources dans la création de nouveaux impôts. Les représentations faites à l’assemblée des notables obligèrent le gouvernement à entrer dans une voie toute différente de celle à laquelle l’avait ramené l’impuissance de ses premières réformes. L’assemblée générale extraordinaire du clergé, qui avait été convoquée pour le 27 août 1787, fut prorogée au 5 mai de l’année suivante, afin qu’elle fût en mesure de prononcer sur quelques-unes des résolutions qu’on avait agitées à l’assemblée des notables. Pour accroître l’autorité des décisions qu’étaient appelés à prendre les mandataires du clergé, le roi voulut que la représentation des provinces fût plus nombreuse qu’il n’était accoutumé pour les assemblées extraordinaires. Le chiffre des députés égala en cette circonstance celui qui était habituellement fixé pour les assemblées du contrat. La compagnie eut en conséquence un bureau plus fourni ; elle multiplia ses présidens[5]. On n’en élut pas moins de huit, quatre archevêques et quatre évêques. À cette nouvelle diète, les députés furent loin de témoigner ces dispositions généreuses pour le trésor public qu’ils avaient montrées dans les réunions précédentes ; le clergé, en effet, était mécontent, son attente avait été trompée. Louis XVI avait dû céder aux manifestations de l’opinion, qui se prononçait de plus en plus contre les immunités ecclésiastiques. Ce n’était plus seulement des parlemens que partaient les attaques. Il s’en élevait de plus dangereuses que des arrêts auxquels le recours au conseil d’état donnait au moins la possibilité de résister. Ces nouvelles attaques venaient de la représentation nationale elle-même. L’assemblée des notables avait entendu avec une faveur non déguisée les plaintes dirigées contre les immunités de l’église. On avait présenté à cette réunion un mémoire dans lequel on demandait non-seulement que le clergé fût, comme la noblesse et le tiers état, soumis à l’impôt, mais qu’il le fût encore de la même manière. Les récens édits ne justifiaient que trop les appréhensions du premier ordre du royaume.

La généralité intentionnelle d’expressions dont usait l’édit de 1787, qui établissait la subvention territoriale, avait éveillé de premières inquiétudes chez le clergé et lui donnait à croire que ses biens ne seraient point exempts de l’impôt. Pareille ambiguïté de termes subsistait dans l’édit des deux vingtièmes substitués bientôt à la subvention territoriale. Pour consentir au don qu’on réclamait de lui et qui était de 8 millions de livres, payables en plusieurs termes dans le laps de deux années, à partir du 1er octobre 1788, le clergé voulait avoir des garanties formelles en faveur de son autonomie menacée, de ses immunités contestées, de la puissance spirituelle de l’église mal protégée, et l’assemblée reprit ainsi l’attitude qu’avaient eue jadis quelques-unes de ces diètes ecclésiastiques. Elle se hâta, dès l’ouverture de ses séances, qui eut lieu le 5 mai, d’adopter des résolutions destinées à parer à un péril imminent. L’un de ses présidens, Alexandre de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, dans un discours, et l’évêque d’Auxerre, Champion de Cicé, frère de l’archevêque de Bordeaux, dans un rapport, qu’ils communiquèrent à leurs collègues, revendiquèrent énergiquement pour l’église le droit de libre vote et de libre département de l’impôt que la circulaire, adressée au nom du roi aux diverses provinces sur les élections à l’assemblée, semblait mettre en question. Un article de cette circulaire avait surtout ému le clergé. Il enjoignait de porter sur les rôles de l’impôt des vingtièmes les revenus appartenant à cet ordre, de façon que, disait l’article, quoique énoncés pour mémoire, on pût cependant connaître la juste proportion de ce que ces biens pourraient payer à raison de leurs revenus par comparaison avec les autres propriétés foncières du royaume, y compris ceux du propre domaine de sa majesté. Les remontrances furent présentées au roi par l’archevêque de Reims, qui les avait rédigées de concert avec l’archevêque de Narbonne. La compagnie se flattait d’obtenir du monarque l’assurance qu’il mettrait un terme aux entreprises qui inquiétaient le clergé. C’était toujours le même argument que l’on faisait valoir dans ces remontrances, à savoir que les biens de l’église, étant destinés à l’entretien du culte et à la subsistance de ses ministres, à la nourriture des pauvres et aux œuvres pies, ne doivent pas être soumis à un impôt obligatoire. Les mesures qu’annonçait le gouvernement y étaient repoussées comme violant un droit que le clergé soutenait lui avoir été concédé d’une manière irrévocable. L’archevêque de Reims se plaignit, en des termes qui rappelaient les doléances du XVIe siècle, de la fréquence croissante des demandes d’argent. Il reprochait au gouvernement d’avoir poussé le clergé dans la voie des anticipations de secours par emprunts à intérêts pour une longue suite d’années. Il en était résulté qu’on avait redoublé les anticipations, allongé les progressions et augmenté ainsi les charges du clergé. Il s’éleva surtout contre l’inscription des revenus ecclésiastiques au rôle des vingtièmes ; ce qui allait droit contre la liberté dont jouissait le corps ecclésiastique de se taxer lui-même, de dresser dans ses chambres les rôles de taxation et d’opérer par ses propres officiers le recouvrement des deniers consentis. Toutes ces plaintes n’offraient en réalité rien de nouveau et n’étaient que la répétition de celles que faisait entendre la représentation ecclésiastique chaque fois que le gouvernement paraissait vouloir trop plonger la main dans sa bourse ; il s’y associa cette fois des observations qui montraient la nécessité que sentait la compagnie de céder quelque peu à l’opinion publique. Tout en déclarant que c’était le droit de l’église de s’imposer librement, l’archevêque n’en faisait plus pour elle un privilège. « Les autres citoyens, disait-il, après avoir rempli leurs charges fixes et les services de leur condition personnelle, n’étaient jadis soumis aux impôts extraordinaires que de leur libre consentement… Telle est encore la possession des pays d’état ; non-seulement la noblesse, mais les membres du tiers état ne peuvent être assujettis au paiement des impositions si elles n’ont été librement consenties par leurs représentans, qui seuls accordent, abonnent et répartissent les impositions, sans l’intervention d’aucune main étrangère à leur administration. » La commission nommée pour examiner la demande des 8 millions avait été d’avis qu’une telle subvention dépassait les forces du clergé, le maximum des sacrifices qu’il pouvait s’imposer, attendu qu’elle représentait l’augmentation d’un dixième de tout ce qu’il payait, et la résolution de l’assemblée avait été conforme à cette opinion qui fut soutenue par l’archevêque de Reims dans ses remontrances. Le roi, cédant aux instances des prélats en crédit, surtout à celles de son premier ministre, le cardinal de Loménie de Brienne, fit droit à ces plaintes. L’estime qu’il avait pour le clergé lui commandait d’en respecter les libertés. Il répondit, comme l’avait fait son prédécesseur, dans une circonstance analogue, que les alarmes de l’assemblée n’étaient pas fondées, et il consentit à se contenter d’un don gratuit de 1,800,000 livres, payables en deux ans, demandant en retour que le clergé procédât à un nouveau département qui ne pouvait qu’être approuvé par l’église, celle-ci devant avoir à honneur de fournir la preuve qu’elle concourait réellement aux charges de l’état dans la proportion de ses ressources. Mais si l’assemblée eut sur ce point satisfaction, satisfaction qui ne devait être au reste que passagère, elle fut loin de voir aussi favorablement accueillies ses remontrances sur les tendances que manifestait le gouvernement vers la liberté de conscience. L’édit de novembre 1787 avait rendu l’état civil aux protestans et aux non-catholiques. Rien n’était plus opposé aux réclamations que le clergé ne cessait de faire entendre sur ce qu’il appelait les entreprises des religionnaires. Il crut devoir signaler cet édit comme une infraction au serment que le roi prêtait à son sacre, comme une atteinte au principe de l’indissoluble union du trône et de l’autel ; il se plaignit que l’édit eût été rendu sans l’avis préalable des députés du clergé. Toutefois, il faut le reconnaître, dans la harangue qu’adressait au roi l’un des présidens de l’assemblée de 1788, Arthur-Richard Dillon, archevêque de Narbonne, et où était dénoncée cette infraction aux droits de l’église, on s’aperçoit que le clergé subissait l’influence des idées que la philosophie avait fait prévaloir. Si les sentimens qu’exprima le prélat étaient encore ceux des prélats du XVIIe siècle, ils s’étaient quelque peu adoucis. Dillon parla plus de ramener que de frapper les hérétiques ; il rappela plus les craintes du sacerdoce que ses anathèmes. Ce discours fut comme le dernier manifeste de l’église gallicane sous l’ancienne monarchie. Un nouveau régime allait commencer qui devait emporter les assemblées du clergé et confondre, dans une commune représentation de la nation, le laïque et le prêtre soumis à la même loi.


ALFRED MAURY.

  1. Voyez la Revue du 15 février, du 1er avril et du 15 septembre 1879.
  2. L’abbé de Saint-Aignan, qui avait défendu dans une thèse les quatre articles, finit par obtenir ses bulles comme évêque de Beauvais sans présenter de rétractation.
  3. Louis XV engagea confidentiellement l’archevêque de Paris à ne pas user du droit qu’il avait comme métropolitain de prendre part aux délibérations de l’assemblée. Le prélat s’abstint en conséquence d’y paraître. L’assemblée en exprima son regret et sollicita Louis XV d’autoriser Christophe de Beaumont à siéger dans ses rangs. Le roi fit quelques objections en se défendant d’avoir donné un ordre à l’archevêque. Il céda à la fin, et le prélat parut aux séances quelques jours avant la clôture ; il y reçut de nombreux témoignages de sympathie.
  4. Le parlement de Rouen alla beaucoup plus loin que celui de Paris. Non-seulement il déclara les Actes nuls et de nul effet, mais il défendit à la faculté de théologie de Caen de s’y conformer dans son enseignement ; et, deux lettres, l’une de l’évêque d’Évreux, l’autre de l’évêque de Bayeux, qui mentionnaient l’envoi de ces actes a leurs curés, furent, par les ordres de la cour, flétries et lacérées publiquement.
  5. Dans cette assemblée, la dernière que tint le clergé de France, on remarquait : l’archevêque d’Aix, de Boisgelin, qui fut de l’Académie française, siégea à l’assemblée constituante et mourut cardinal et archevêque de Tours ; de la Luzerne, évêque de Langres, qui figura dans la même assemblée et devint pareillement cardinal. L’abbé. de Montesquiou, qui devait être en 1814 ministre de Louis XVIH, et l’abbé Henri Dillon, grand vicaire de Dijon, furent nommés promoteurs.