À valider

Les Assemblées provinciales en France avant 1789/01

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Les Assemblées provinciales en France avant 1789
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 36-66).
2e partie  ►
Les Assemblées provinciales en France avant 1789


I.

PLANS DE RÉFORME DE TURGOT ET DE NECKER.


Les historiens du règne de Louis XVI ne parlent que très incidemment d’une tentative faite par ce prince pour établir dans toute la France des administrations provinciales fondées sur l’élection. Il nous a paru intéressant d’étudier dans ses détails cette œuvre inachevée, dont le souvenir s’est effacé, mais qui méritait un meilleur sort, et qui a devancé et préparé notre organisation départementale. Cette recherche peut avoir d’autant plus d’à-propos que des questions analogues se posent dans différentes parties de l’Europe, et notamment en Autriche.

Toutes les provinces de France ont eu au moyen âge des états particuliers pour le vote et la répartition des impôts, mais la plupart de ces assemblées locales avaient disparu bien avant 1789 ; presque toutes ont succombé sous Richelieu, dans la première moitié du XVIIe siècle. La monarchie absolue les avait remplacées par un mode d’administration complètement arbitraire. La France était divisée en trente et une généralités, administrées par des officiers royaux appelés intendans et investis d’un pouvoir sans limites. Quelques provinces seulement, la Bretagne, la Bourgogne, le Languedoc, la Flandre, l’Artois, deux ou trois petits pays au pied des Pyrénées et à quelques égards la Provence, formant ensemble le quart à peu près du territoire, avaient conservé un reste de leurs anciennes franchises ; on les appelait les pays d’états. Les trois autres quarts formaient ce qu’on appelait, par un singulier abus de mots, les pays d’élection. Les généralités étaient divisées en élections, qui correspondaient à peu près à nos arrondissemens d’aujourd’hui ; mais si jamais le principe électif avait eu une part quelconque à leurs affaires, il n’en restait que le nom. Il n’y a qu’un cri dans tout le XVIIIe siècle contre l’administration dévorante des intendans ; instrumens passifs de la tyrannie fiscale, ce fléau habituel des gouvernemens absolus, ils épuisaient d’hommes et d’argent les malheureuses provinces qui leur étaient livrées.

L’horrible état où ils avaient réduit la France dans les dernières années du règne de Louis XIV avait soulevé d’indignation tous les nobles cœurs. Boisguillebert et Vauban, dans des mémoires admirables, signalèrent énergiquement les vices du système d’impôts en vigueur ; Boulainvilliers et Saint-Simon attaquèrent les mêmes abus au nom de la noblesse, non moins écrasée que le reste de la nation ; mais celui qui indiqua le plus sûr remède, ce fut Fénelon. Dans les plans de réforme qu’il écrivit secrètement pour le duc de Bourgogne, il proposait comme une des premières mesures à prendre pour relever la patrie le rétablissement d’états particuliers dans les provinces. Ce grand esprit avait senti que la réforme des impôts ne pouvait se faire efficacement que par des corps électifs. Il voulait en même temps réunir les états-généraux du royaume ; mais ces grandes assemblées nationales ne devaient avoir à ses yeux toute leur force qu’autant qu’elles s’appuieraient sur des conseils provinciaux. Il proposait de diviser la France en vingt provinces au moins, ayant chacune ses états, et, la composition des états du Languedoc étant alors justement célèbre, il voulait constituer les autres sur ce modèle. Fénelon terminait cet aperçu de génie par ce mot, qui résumait tous les griefs : Plus d’intendans !

On sait par quel malheur les projets de Vauban, de Saint-Simon, de Fénelon, des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, de tous les hommes éclairés de ce temps, furent étouffés. En se fermant prématurément sur le duc de Bourgogne, la tombe engloutit tout espoir de régénération immédiate. Pendant le long règne de Louis XV, le régime absolu fondé par Richelieu et par Louis XIV se maintint à peu près sans altération. Néanmoins les idées contraires ne périrent pas ; elles firent explosion vers le milieu du siècle dans les écrits des économistes : l’idée des états provinciaux entre autres fut développée dans un mémoire spécial du marquis de Mirabeau, publié en 1750 et réimprimé plusieurs fois à la suite de l’Ami des hommes. L’auteur y rappelait hardiment au roi régnant que son père voulait rétablir des états particuliers dans les provinces, sommation fort claire qui resta sans effet sur l’égoïste et lâche Louis XV.

Dès son avènement au ministère, en 1774, Turgot prépara un plan hardi et complet qui n’était rien moins que tout un projet de constitution assis sur une large base de libertés locales. Ce plan est consigné dans un mémoire au roi sur les municipalités, rédigé sous les yeux du ministre par son ami Dupont de Nemours, celui à qui Voltaire écrivait : « J’ose féliciter la France que M. Turgot soit ministre et qu’il ait un homme tel que vous auprès de lui. » Dès les premiers mots de cet écrit, on reconnaît le langage présomptueux et absolu, mais noble et sincère, de la philosophie politique du temps. « La cause du mal, sire, dit le ministre en s’adressant au roi, vient de ce que votre royaume n’a point de constitution. C’est une société composée de différens ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que peu de liens sociaux, où par conséquent chacun n’est guère occupé que de son intérêt particulier exclusif, de sorte que dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises votre majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. Vous êtes forcé de statuer sur tout, et le plus souvent par des volontés particulières, tandis que vous pourriez gouverner comme Dieu par des lois générales, si les parties intégrantes de votre empire avaient une organisation régulière et des rapports connus. »

Il ne peut jamais être tout à fait vrai qu’une nation qui vit et qui marche n’ait pas de constitution. Ce mot de Turgot ou plutôt de Dupont de Nemours allait donc au-delà de la vérité. Il y ajoutait quelques autres principes d’un radicalisme contestable comme celui-ci : « Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature, » ce qui est vrai sans doute en règle générale, mais ce qui doit subir des exceptions au moins temporaires en présence de faits historiques anciens et puissans. Il n’était d’ailleurs nullement nécessaire de faire le procès à l’histoire quand il s’agissait de rétablir des franchises locales qui n’avaient cessé d’exister que depuis cent cinquante ans. Le reste du mémoire est, comme le début, un mélange d’idées justes et d’idées erronées ou au moins prématurées, mais où domine un ardent amour du bien public. D’après le plan de Turgot, chaque paroisse devait avoir son assemblée élective, chargée de répartir les contributions, d’exécuter les travaux publics et de veiller au soulagement des pauvres. Ces assemblées devaient être nommées par les propriétaires de la paroisse sur cette base, que 600 livres de revenu donneraient droit à une voix, 300 livres à une demi-voix, 1 200 livres à deux voix, et ainsi de suite, ce qui avait pour but de supprimer par le fait l’ancienne distinction des trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état, en la remplaçant par une mesure commune. À côté des municipalités rurales, le projet constituait des municipalités urbaines sur des règles analogues. Les unes et les autres devaient nommer des députés à des assemblées ou municipalités d’arrondissement, celles-ci à des assemblées ou municipalités provinciales, et celles-ci enfin à la grande municipalité ou assemblée générale du royaume.

Ce plan différait de celui de Fénelon en ce qu’il ne rétablissait pas les états proprement dits, qui reposaient, d’après la tradition, sur la distinction des trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état. Le rédacteur du mémoire s’en expliquait formellement. « Ces assemblées, dit-il, ne sont pas des états. Ce n’est point comme membres d’un ordre, mais comme citoyens propriétaires de revenus terriens, que les gentilshommes et les ecclésiastiques feront partie des municipalités. » Voilà probablement ce qui empêcha le roi d’y donner suite, quoique ce système fût beaucoup plus favorable à l’autorité royale que celui des états et des ordres. Il n’est même pas sûr que Louis XVI en ait eu connaissance et que Turgot ne se soit pas réservé d’y réfléchir, car Dupont de Nemours dit en propres termes que le mémoire n’était qu’une esquisse, et que le ministre devait le revoir de sa main.

Là était en effet en 1774 une des plus grandes difficultés. Les intendans avaient fondé leur autorité sur la rivalité des trois ordres, et même dans l’oppression commune cette rivalité durait encore. Les idées nouvelles qui commençaient à se faire jour repoussaient l’inégalité traditionnelle ; mais la grande majorité de la noblesse et du clergé ne se montrait pas disposée à renoncer à ses privilèges, quelque nominaux qu’ils fussent devenus. L’expédient imaginé par Turgot pour calculer le nombre des voix sur l’étendue des propriétés donnait aux deux premiers ordres la majorité numérique, mais ils ne s’en seraient pas contentés. L’organisation nationale reposait depuis cinq cents ans sur la distinction des ordres ; chaque province avait conservé le souvenir de ses anciens états, qui étaient tous constitués ainsi, et les états encore existans en offraient de vivans exemples. Ces derniers états embarrassaient l’auteur du mémoire. « Quelques-unes de nos provinces, dit-il, ont une espèce de constitution, des assemblées, une sorte de vœu public ; mais, étant composés d’ordres dont les prétentions sont très diverses et les intérêts très séparés, ces états sont loin d’opérer tout le bien qui serait à désirer. C’est peut-être un mal que ces demi-biens locaux ; les provinces qui en jouissent sentent moins la nécessité de la réforme. »

Turgot sortit du ministère au mois de mai 1776, sans avoir donné aucune suite à son projet. Il y fut bientôt remplacé par Necker, qui reprit avec ardeur la même pensée, et réussit à la réaliser. Le nouveau ministre n’aimait pas plus que son prédécesseur le principe des trois ordres, mais il comprenait que le moment n’était pas venu de les abolir, et il chercha un moyen de tourner la difficulté. Dans cette mesure, il trouva Louis XVI disposé à le suivre. En conséquence il adressa à son tour au roi, en 1778, un mémoire sur ce sujet. « Une multitude de plaintes, disait-il, se sont élevées de tout temps contre le genre d’administration employé dans les provinces ; ces plaintes se renouvellent plus que jamais, et l’on ne pourrait s’y montrer indifférent sans avoir peut-être des reproches à se faire. À peine en effet peut-on donner le nom d’administration à cette volonté arbitraire d’un seul homme, qui, tantôt présent, tantôt absent, tantôt instruit, tantôt incapable, doit régir les parties les plus importantes de l’ordre public, et qui doit s’y trouver habile après ne s’être occupé toute sa vie que de requêtes au conseil, qui souvent, ne mesurant pas même la grandeur de la commission qui lui est confiée, ne considère sa place que comme un échelon pour son ambition. Et si, comme il est raisonnable, on ne lui donne à gouverner en débutant qu’une généralité d’une médiocre étendue, il la voit comme un lieu de passage, et n’est point excité à préparer des établissemens dont le succès ne lui est point attribué. Enfin, présumant toujours, et peut-être avec raison, qu’on avance encore plus par l’effet de l’intrigue et des affections que par le travail et l’étude, ces commissaires sont impatiens de venir à Paris, et laissent à leurs secrétaires ou à leurs subdélégués le soin de les remplacer dans leurs devoirs publics. »

Ces observations, qui ne conviennent pas uniquement aux intendans d’autrefois, et qui trouveraient de nos jours plus d’une application, conduisaient Necker à proposer la création d’assemblées provinciales dont il définissait ainsi les attributions : « Il est sans doute des parties d’administration qui, tenant uniquement à la police, à l’ordre public, à l’exécution des volontés de votre majesté, ne peuvent jamais être partagées, et doivent par conséquent reposer sur l’intendant seul ; mais il en est aussi, telles que la répartition et la levée des impositions, l’entretien et la construction des chemins, le choix des encouragemens favorables au commerce, au travail en général et aux débouchés de la province en particulier, qui, soumises à une marche plus lente et plus constante, peuvent être confiées préférablement à une commission composée de propriétaires, en réservant à l’intendant l’importante fonction d’éclairer le gouvernement sur les différens règlemens qui seraient proposés. »

Après avoir montré combien les provinces différaient entre elles d’intérêts et de besoins, Necker ajoutait ces mots, qu’on dirait encore écrits d’hier : « Comme la force morale et physique d’un ministre ne saurait suffire à une tâche si immense et à de si vastes sujets d’attention, il arrive nécessairement que c’est du fond des bureaux que la France est gouvernée, et selon qu’ils sont plus ou moins éclairés, plus ou moins purs, plus ou moins vigilans, les embarras du ministre et les plaintes des provinces s’accroissent ou diminuent. En ramenant à Paris tous les fils de l’administration, il se trouve que c’est dans un lieu où l’on ne sait rien que par des rapports éloignés, où l’on ne croit qu’à ceux d’un seul homme, et où l’on n’a jamais le temps d’approfondir, qu’on est obligé de diriger et de discuter toutes les parties d’exécution. Les ministres auraient dû sentir qu’en ramenant à eux une multitude d’affaires au-dessus de l’attention, des forces et de la mesure du temps d’un seul homme, ce ne sont pas eux qui gouvernent, ce sont leurs commis, et ces mêmes commis, ravis de leur influence, ne manquent jamais de persuader au ministre qu’il ne peut se détacher de commander un seul détail, qu’il ne peut laisser une seule volonté libre, sans renoncer à ses prérogatives et diminuer sa consistance. »

Il faudrait reproduire en entier ce mémoire important. En voici un dernier extrait : « Cet ouvrage imparfait et successif de l’administration française présente partout des obstacles. Qui peut les vaincre et les surmonter le plus facilement ? Est-ce un seul homme ? Est-ce un corps d’administration ? C’est un homme seul sans doute, si vous réunissez en lui les qualités nécessaires. Rien n’est plus efficace que l’action du pouvoir dans une seule main ; mais en même temps que je crois autant qu’un autre à la puissance active d’un seul homme qui réunit au génie la fermeté, la sagesse et la vertu, je sais aussi combien de tels hommes sont épars dans le monde, combien, lorsqu’ils existent, il est accidentel qu’on les rencontre, et combien il est rare qu’ils se trouvent dans le petit circuit où l’on est obligé de prendre les intendans de province. L’expérience et la théorie indiquent également que ce n’est pas avec des hommes supérieurs, mais avec le plus grand nombre de ceux qu’on connaît et qu’on a connus, qu’il est juste de composer une administration provinciale, et alors toute la préférence demeurera à cette dernière. Dans une commission permanente, composée des principaux propriétaires d’une province, la réunion des connaissances, la succession des idées, donnent à la médiocrité même une consistance ; la publicité, des délibérations force à l’honnêteté ; si le bien arrive avec lenteur, il arrive du moins, et une fois obtenu, il est à l’abri du caprice, tandis qu’un intendant, le plus rempli de zèle et de connaissances, est bientôt suivi par un autre qui dérange ou abandonne les projets de son prédécesseur. Dans l’espace de dix à douze ans, on les voit aller de Limoges en Roussillon, du Roussillon en Hainaut, du Hainaut en Lorraine, et à chaque variation ils perdent le fruit des connaissances locales qu’ils peuvent avoir acquises. »

On voit que Necker, dont l’esprit pratique avait tout prévu, ne demandait pas la suppression des intendans ; cette institution tenait par un lien étroit à une autre plus puissante encore, celle du conseil d’état ou conseil du roi, dont les intendans n’étaient que les délégués, et il fallait s’attendre à une résistance violente de la part du corps tout entier. Les intendans avaient d’ailleurs une utilité réelle, comme représentans de l’autorité royale, à la seule condition que leur pouvoir cessât d’être absolu ; plusieurs d’entre eux, poussés par le mouvement général des esprits, s’occupaient sérieusement d’intérêts publics, à l’exemple de Turgot, qui avait commencé par là sa carrière. Le ministre n’avait pas, cru devoir s’occuper encore des assemblées secondaires de paroisse et d’arrondissement dont Turgot avait proposé la création ; il s’était borné, pour ne pas tout faire à la fois, aux assemblées de province, pensant bien que le reste viendrait naturellement plus tard. Quant à la composition de ces assemblées, il acceptait le principe des trois ordres, mais en y apportant un changement profond qui pouvait aussi s’appuyer sur une origine historique. Dans les états-généraux du royaume et dans la plupart des états provinciaux, les trois ordres délibéraient à part. Dans une seule province, le Languedoc, les états ne formaient qu’une seule assemblée, où l’on votait par tête et non par ordre, et les députés du tiers-état y égalaient en nombre ceux du clergé et de la noblesse. C’est sur ce modèle que Fénelon avait proposé, dans ses plans de réforme, de constituer tous les états provinciaux ; c’est aussi ce modèle que Necker adopta, érigeant en principe, dès 1778, ce qui devait triompher dix ans plus tard dans la formation de l’assemblée nationale, la double représentation du tiers, la réunion des ordres et le vote par tête.

Ces considérations décidèrent Louis XVI, et le 12 juillet 1778 fut rendu un arrêt du conseil portant établissement d’une assemblée provinciale dans le Berri. Cette province, justement regardée comme une des plus pauvres et des plus malheureuses, avait été choisie exprès pour faire l’essai du nouveau système. L’assemblée provinciale, devait se composer de l’archevêque de Bourges, président, et de onze autres membres du clergé, de douze gentilshommes propriétaires et de vingt-quatre membres du tiers-état, dont douze députés des villes et douze propriétaires des campagnes, en tout quarante-huit. Les suffrages devaient se compter par tête. La distinction des ordres se trouvait ainsi atténuée et presque détruite, puisque les voix étaient égales et que le tiers-état avait à lui seul autant de suffrages que les deux autres ordres réunis. Le roi devait désigner lui-même les seize premiers membres, qui devaient désigner ensuite les trente-deux autres. L’assemblée devait se réunir tous les deux ans, et la session ne durait pas plus d’un mois ; dans l’intervalle des sessions, un bureau d’administration, composé du président et de sept membres, assistés de deux procureurs-syndics et d’un secrétaire, devait veiller à l’exécution des délibérations. Les principaux objets soumis au vote étaient la levée et la répartition des impôts, la construction des chemins et les établissemens de charité.

Comme toutes les mesures de progrès pacifique et de sage conciliation, cette constitution donna lieu à deux reproches opposés. Les partisans exclusifs de l’ancien régime s’élevèrent contre le mélange des ordres et la double représentation du tiers ; les novateurs blâmèrent la conservation des ordres et le nombre accordé aux représentans des deux ordres privilégiés. Ces deux opinions se réfutaient l’une par l’autre. On peut se faire une idée assez exacte de l’état de la propriété avant 1789 en divisant le sol national en cinq portions à peu près égales, une possédée par la couronne et les communes, une par le clergé, une par la noblesse, une par le tiers-état et une par le peuple des campagnes. Or, les assemblées provinciales devant représenter avant tout la propriété, il était assez naturel que les différentes classes de propriétaires y parussent dans la même proportion que sur le sol, c’est-à-dire, déduction faite des domaines de l’état et des communes, le clergé pour un quart, la noblesse pour un quart, et le tiers-état, qui comprenait à la fois la bourgeoisie et le peuple, pour la moitié. On revenait ainsi par une autre voie à l’idée de Turgot. Ce n’était pas l’affaire des opinions radicales, qui opposaient toujours le petit nombre des deux premiers ordres à la masse de la nation, sans tenir compte de la distribution de la propriété, ou plutôt en la supportant impatiemment et en nourrissant l’espérance de la changer. Ce n’est pas ainsi non plus que raisonnaient le parlement, la cour, la majorité des deux premiers ordres, en rappelant sans cesse l’histoire, la tradition, et ce qu’on appelait pompeusement, avec un mélange d’exagération et de vérité, la constitution du royaume.

On remarquera sans doute la place que Necker, quoique Genevois et protestant, avait cru devoir donner au clergé. Aux états de Languedoc, la présidence appartenait à l’archevêque de Narbonne, et le ministre avait voulu rester fidèle jusqu’au bout au modèle qu’il avait choisi. Dans les projets de Fénelon, c’était aussi l’évêque qui devait présider, et Louis XVI, profondément imbu des souvenirs du duc de Bourgogne, avait tenu sans doute à ne pas s’en écarter. Il ne faut pas oublier que le clergé était alors puissant par ses richesses et la haute naissance de la plupart de ses chefs, qu’il avait de tout temps exercé en France le pouvoir politique, et qu’on rencontrait surtout parmi ses membres la science et l’habitude des affaires. Comme preuve du bon accord qui régnait entre le ministre protestant et le haut clergé, on peut citer le trait suivant, rappelé par le petit-fils de Necker, M. le baron de Staël : l’archevêque de Paris, ayant gagné contre la ville de Paris un grand procès qui établissait son droit de censive sur plusieurs édifices, abandonna au ministre les arrérages qui lui étaient dus pour être consacrés à quelque objet d’utilité publique, et Necker employa les 100 000 écus qui en provinrent à l’amélioration de l’Hôtel-Dieu.

En même temps qu’il admettait la distinction des ordres, repoussée par le mémoire de Turgot, Necker avait écarté l’élection. On lui en fit un reproche dans le camp philosophique. Il fallait faire accepter l’institution nouvelle par ceux qui se croyaient intéressés au maintien pur et simple de l’ancien régime ; c’était déjà beaucoup, et le résultat n’a point tardé à le prouver, que la réunion des ordres et le vote par tête : le principe républicain de l’élection aurait excité de bien autres répugnances qui pouvaient étouffer dans son germe la liberté provinciale. Former une seule réunion électorale où les ordres auraient voté ensemble était absolument impossible ; le clergé et la noblesse auraient refusé de s’y rendre. Faire voter les ordres à part dans des réunions distinctes ne se pouvait pas davantage ; le clergé et la noblesse n’auraient pas manqué d’y protester contre la double représentation du tiers et le vote par tête. La marche suivie valait donc beaucoup mieux ; les premiers membres choisis tenaient directement leur mandat du roi, et les autres le recevaient indirectement de la même source, ce qui coupait court à toute rivalité. Le roi désigna, pour faire partie de l’assemblée du Berri, les seize membres les plus distingués du clergé, de la noblesse et du tiers-état de la province ; ceux-ci firent à leur tour d’excellens choix pour les trente-deux autres. Rien n’avait d’ailleurs été décidé d’avance pour le mode de renouvellement ultérieur, et l’assemblée elle-même devait être appelée à en délibérer. Elle en délibéra en effet, et se prononça pour le principe électif.

Parmi les autres règles adoptées par Necker pour l’organisation de ses assemblées, celle qui rencontra chez les intendans la plus vive résistance fut l’institution du bureau permanent ou commission intermédiaire, qui devait veiller, dans l’intervalle des sessions, à l’exécution des délibérations. Cette institution n’était pas sans précédens. Necker l’avait encore empruntée aux états du Languedoc, et on en retrouvait d’autres exemples dans les anciens états provinciaux. On en a contesté l’utilité en se fondant sur le principe de la division des pouvoirs, et elle a disparu dans l’organisation départementale actuelle. Il serait cependant injuste de la condamner absolument, et surtout de la confondre avec la disposition de la loi de 1790, qui a confié plus tard le pouvoir exécutif dans les départemens à une commission élective. Le bureau fondé par Necker ne devait pas remplacer l’intendant, mais le surveiller, ce qui est fort différent, et il ne faut pas aller bien loin pour trouver une institution analogue qui fonctionne aujourd’hui parfaitement ; c’est ce qu’on appelle en Belgique la députation provinciale, chargée de représenter le conseil provincial, dans l’intervalle des sessions, auprès des gouverneurs de province. Si l’on entreprenait de comparer les députations provinciales de Belgique avec nos conseils de préfecture, on trouverait peut-être que l’idée de Necker n’était pas si mauvaise. Elle avait pour but d’attacher les principaux propriétaires à leur province en leur donnant un rôle actif dans les affaires locales, ce qui leur manque trop aujourd’hui.

Dès l’année suivante, 1779, Necker, voulant faire un second essai, établit une assemblée provinciale dans le Dauphiné ; cette fois il la composa un peu différemment. Au lieu de quarante-huit membres comme dans le Berri, elle devait en avoir soixante, dont douze appartenant au clergé, dix-huit aux gentilshommes, et trente au tiers-état. Les deux grands principes de la double représentation du tiers et du vote par tête étaient maintenus ; mais la part faite au clergé devenait un peu moindre, un cinquième seulement au lieu d’un quart, et la présidence n’appartenait plus de droit à un membre de cet ordre. Cette nouvelle proportion satisfit davantage le parti philosophique. Saint-Lambert écrivit à cette occasion à Mme Necker : « Je vois avec bien de la satisfaction que M. Necker a pu composer les nouveaux états provinciaux d’un moindre nombre d’évêques et de nobles que ceux du Berri, et qu’ils ne seront pas présidés par un prêtre. Je ne désire plus qu’une chose, c’est que ce nouveau genre d’administration, le meilleur possible à ce qu’il me parait, soit établi d’une manière durable. »

Malheureusement l’organisation de cette nouvelle assemblée rencontra plus de difficultés que la première. Le Dauphiné avait eu autrefois des états particuliers, que lui avait enlevés Richelieu ; il ne cessait de les réclamer comme un droit, et ne se prêta que de mauvaise grâce à ce qu’il regardait comme une nouvelle violation de ses privilèges. Des discussions s’élevèrent sur la présidence, sur le lieu de l’assemblée, sur les prétentions des anciens barons des états, et l’assemblée provinciale fut ajournée malgré les efforts du parlement de Grenoble, qui se montra favorable au projet ministériel. Nul doute que, si la révolution n’était pas survenue, ces difficultés n’eussent fini par s’aplanir ; mais la résurrection des états du Dauphiné était destinée à marquer le début d’un mouvement bien autrement radical.

Une troisième tentative fut plus heureuse. Un arrêt du conseil du 11 juillet 1779 établit une assemblée provinciale dans la généralité de Montauban, qui devait être désormais désignée sous le nom de Haute-Guienne. Celle-là devait se composer de cinquante-deux membres, dont dix de l’ordre du clergé, seize gentilshommes propriétaires, et vingt-six du tiers-état, tant députés des villes que propriétaires des campagnes. Une première réunion se tint à Ville-franche d’Aveyron pour régler les préliminaires ; l’évêque de Rhodez fut nommé président. La substitution du nom de Haute-Guienne à généralité de Montauban, comme du nom du Berri à généralité de Bourges, indique chez le roi et son ministre l’intention de supprimer peu à peu les généralités qui rappelaient trop le souvenir de l’administration despotique, et de les remplacer par les anciens noms des provinces.

Enfin une quatrième assemblée fut établie à Moulins, pour le Bourbonnais, le Nivernais et La Marche, le 19 mars 1780. Elle devait être composée comme la précédente, mais elle ne put se constituer, et cet échec devint la cause déterminante de la retraite de Necker. La réaction contre les idées de ce ministre avait pris des forces ; l’intendant de la généralité de Moulins, M. de Reverseaux, jugea le moment favorable à la résistance : il refusa ouvertement d’obéir aux ordres donnés pour la convocation de l’assemblée, et le parlement refusa à son tour d’enregistrer l’édit de création. Le mémoire confidentiel que Necker avait adressé au roi en 1778 sur les assemblées provinciales avait été confié sous le sceau du secret à un personnage de la cour ; il fut imprimé clandestinement par un odieux abus de confiance et distribue avec une extrême promptitude à tous les membres du parlement de Paris. Or il s’y trouvait le passage suivant : « Le public, par la tournure des esprits, a les yeux ouverts sur tous les inconvéniens et sur tous les abus. Il en résulte une critique inquiète et confuse qui donne un aliment continuel au désir qu’ont les parlemens de se mêler de l’administration. Ce sentiment de leur part se manifeste de plus en plus, et ils s’y prennent comme tous les corps qui veulent acquérir du pouvoir, en parlant au nom du peuple, en se disant les défenseurs des droits de la nation, et l’on ne doit pas douter que, bien qu’ils ne soient forts ni par l’instruction ni par l’amour pur du bien de l’état, ils ne se montrent dans toutes les occasions, aussi longtemps qu’ils se croiront soutenus par l’opinion publique ; il faut donc ou leur ôter cet appui, ou se préparer à des combats répétés qui troubleront la tranquillité du règne de votre majesté et conduiront successivement ou à une dégradation de l’autorité, ou à des partis extrêmes dont on ne peut mesurer au juste les conséquences. L’unique moyen de prévenir ces secousses est d’attacher essentiellement les parlemens aux fonctions honorables et tranquilles de la magistrature, et de soustraire à leurs regards continuels les grands objets de l’administration, surtout dès qu’on peut y parvenir par une institution qui, remplissant le vœu national, conviendrait également au gouvernement. »

La publication de ces paroles prophétiques souleva une véritable tempête dans les cours souveraines. On en conclut que Necker voulait enlever aux parlemens le droit de remontrance, et, l’opposition des magistrats venant se joindre-à celle des courtisans, le ministre réformateur ne put y résister. Il demanda au roi la destitution de l’intendant du Bourbonnais et des lettres de jussion pour l’enregistrement de l’édit sur l’assemblée provinciale de Moulins ; ces mesures énergiques répugnèrent à Louis XVI, et Necker donna sa démission le 19 mai 1781.

Le plan de Necker succomba avec lui ; mais des quatre assemblées provinciales qu’il avait fondées, deux restèrent debout, celles du Berri et de la Haute-Guienne, et n’ont cessé de fonctionner, malgré quelques restrictions, jusqu’en 1789. On peut donc les juger par ce qu’elles ont fait dans ces dix ans. L’intervention des membres du clergé y fut particulièrement utile. Dans celle du Berri, l’archevêque de Bourges, M. de Phelypeaux, fit l’usage le plus éclairé de son ascendant ; un autre ecclésiastique, l’abbé de Séguiran, depuis évêque de Nevers, déploya de véritables talens. Dans celle de la Haute-Guienne, l’évêque de Rhodez, président, se distingua plus encore ; ce n’était rien moins que M. Champion de Cicé, un disciple de Turgot, qui devint plus tard archevêque de Bordeaux, et qui, membre des états-généraux en 1789, devait décider la réunion de la majorité du clergé au tiers-état le surlendemain de la séance du Jeu de Paume. Necker, qui avait appris à l’apprécier pendant qu’il présidait l’assemblée provinciale, le fit appeler au ministère en qualité de garde des sceaux au mois d’août 1789.

Parmi les questions que le mémoire de Turgot avait laissées en suspens se trouvait l’étendue à donner aux circonscriptions provinciales. Les anciennes provinces n’avaient plus depuis longtemps d’existence légale, à l’exception des pays d’états ; il n’y avait de reconnu que les généralités. Necker avait évidemment l’intention de conserver à peu près la même division. Le nombre des provinces, en dehors des pays d’états, aurait été alors d’une trentaine, chacune composée en moyenne de deux à trois de nos départemens actuels. Telle était en effet l’étendue des quatre premières ; elles comprenaient environ 1,500,000 hectares chacune, tandis que l’étendue moyenne des départemens est de 600,000.

Quant aux pays d’états, on ne peut douter que, dans l’intention de Necker, un régime analogue ne dût s’étendre un jour jusqu’à eux. Cette bizarrerie qui maintenait, au milieu de la monarchie, cinq ou six petites nationalités distinctes, ces mots de privilèges, de dons gratuits, qui exprimaient de vieilles prétentions usées par le temps, cette diversité extrême d’institutions entre la Bretagne et le Languedoc, la Bourgogne et la Provence, membres désormais inséparables du même tout, le choquaient autant qu’un autre. Toutefois il n’oubliait pas que ces différences tenaient à d’anciens engagemens contractés par la couronne, et que les provinces, en se réunissant, avaient fait leurs conditions ; il savait que les mœurs, les traditions, les préjugés locaux attachaient un grand prix à la conservation de ces antiques formes, quand même elles n’étaient plus que des apparences, et il se gardait bien d’y toucher d’autorité. Il attendait que la persuasion de l’exemple amenât les populations elles-mêmes à comparer leurs gothiques privilèges avec la nouvelle organisation. Tant que les pays d’états n’avaient eu devant eux que l’arbitraire illimité des pays d’élection, on comprenait sans peine qu’ils eussent préféré leurs propres lois ; en présence des nouvelles administrations provinciales, ils devaient finir tôt ou tard par changer d’avis. Turgot avait exprimé la même espérance dans son mémoire. Necker ne partageait pas d’ailleurs, tout en désirant l’homogénéité nationale, cette passion d’uniformité à tout prix qui est devenue un des caractères les plus violens de la révolution. « Il y a, écrivait Montesquieu trente ans auparavant, de certaines idées d’uniformité qui saisissent quelquefois les grands esprits, mais qui frappent infailliblement les petits : les mêmes lois dans l’état, la même religion dans toutes ses parties ; mais lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent la même ? »

La plus tenace de ces constitutions provinciales et en même temps la plus différente du type adopté par Necker était celle de la Bretagne. La forme péninsulaire de cette province, reléguée à l’une des extrémités du territoire, y maintenait un esprit particulier d’indépendance. La noblesse du pays, obstinée à rester chez elle, partageait la manière de vivre du peuple des campagnes. Il n’y avait pas, à proprement parler, de tiers-état, excepté à Rennes, à Nantes et dans quelques autres villes moins importantes. Cette constitution sociale se réfléchissait dans les états : le tiers n’y comptait que quarante-huit membres, représentans des villes, car la bourgeoisie rurale n’existait pas ; le clergé était représenté par neuf évêques et quarante-deux abbés, et ce qui donnait à la province son caractère distinctif, tous les gentilshommes sans exception, au nombre de treize cents, avaient droit de présence et de vote. Ainsi constitués, les états de Bretagne étaient sans comparaison ceux qui avaient conservé l’autonomie la plus effective. Si l’aspect tumultueux des séances rappelait quelquefois les fameuses diètes polonaises, la condition générale de la province, une des plus peuplées et des plus florissantes malgré sa rudesse naturelle, témoignait en faveur de l’administration des états. Un observateur attentif pouvait cependant constater dès lors les symptômes des divisions qui ont éclaté plus tard. Nantes et Rennes, dont la richesse et la population avaient grandi avec le temps, ne souffraient plus qu’impatiemment l’autorité de la noblesse bas-bretonne ; un jour serait venu sans aucun doute où le tiers-état de ces deux villes aurait réclamé une modification dans le sens des réformes de Necker, et alors ou la constitution générale de la Bretagne se serait modifiée, ou la province se serait coupée en deux. Dans l’un et l’autre cas, on aurait fait un pas vers l’uniformité.

La constitution des états du Languedoc n’appelait pas une semblable réforme, puisqu’elle avait servi de modèle pour les nouvelles assemblées ; mais l’étendue de cette province, qui comprenait huit de nos départemens actuels, donnait lieu à des difficultés intestines. Le Velay, le Vivarais, le Gévaudan, placés à l’un des bouts, se plaignaient d’être négligés et auraient certainement demandé tôt ou tard leur séparation. Une rivalité ancienne subsistait entre les deux capitales de la province, Toulouse et Montpellier. Le Languedoc devait donc un jour ou l’autre se partager en trois. Les autres pays d’états avaient moins d’étendue ; quelques-uns, comme le Béarn, comprenaient à peine un de nos départemens. La constitution de la Bourgogne était toute féodale, celle de la Provence toute démocratique. Ces différences ne pouvaient manquer de s’atténuer avec le temps ; on serait ainsi parvenu peu à peu à diviser la France en une quarantaine de provinces d’une étendue à peu près égale et d’une organisation de plus en plus homogène.

Non-seulement les assemblées provinciales devaient avoir plus d’importance que nos conseils actuels de département à cause de la plus grande étendue de chaque circonscription, mais elles étaient investies d’attributions plus larges. Dans son traité de l’Administration des finances, publié peu d’années après sa sortie du ministère, Necker dit formellement que les assemblées provinciales devaient jouer le premier rôle dans la réforme générale des impôts. On s’exagère beaucoup en général les exemptions d’impôts dont jouissaient les ordres privilégiés. Les nobles n’étaient point sujets personnellement à la taille ou impôt foncier, mais ils la payaient par l’intermédiaire de leurs fermiers, quand ils en avaient ; c’est ce qu’on appelait la taille d’exploitation. Ils n’en étaient affranchis que pour les terres qu’ils faisaient valoir eux-mêmes, et ce privilège se limitait dans la plupart des provinces à l’exploitation de trois charrues. Ils payaient leur part de tous les autres impôts, comme les vingtièmes, la capitation, les contributions indirectes, et, la taille ne formant que le sixième environ des revenus publics, l’immunité se réduisait en définitive à peu de chose. Le clergé se divisait en deux ; ce qu’on appelait le clergé étranger, c’est-à-dire celui de Flandre, d’Artois, de Franche-Comté, d’Alsace, de Lorraine, le plus riche des deux, était soumis, comme la noblesse, aux vingtièmes et à la capitation ; celui du reste du royaume, qu’on appelait le clergé de France, ne connaissait ni la capitation ni les vingtièmes, mais il payait aussi la taille d’exploitation par l’intermédiaire de ses fermiers, et de plus il avait à supporter certaines charges spéciales, comme le don gratuit au roi, que Necker évalue en tout à plus de 10 millions par an. Les antiques immunités allaient tous les jours en se réduisant par la force des choses, et le ministre espérait avec raison les supprimer tout à fait en confiant la réforme des impôts à des assemblées où les trois ordres comparaissaient dans des proportions si différentes. Il avait pour lui dans cette entreprise le concours des principaux membres de la noblesse et du clergé.

Par suite de la défiance générale qu’un siècle et demi de gouvernement absolu répandait dans les esprits, les provinces pouvaient craindre que le nouveau mode d’administration ne fût un moyen détourné de leur extorquer de nouveaux impôts. Necker essaya de se prémunir contre ce danger en déclarant solennellement, dans le texte même des arrêts du conseil portant établissement des assemblées provinciales, que le roi entendait recevoir de la province la même somme qu’auparavant, l’assemblée devant être uniquement occupée d’écarter l’inégalité et l’arbitraire qui régnaient dans la répartition. Là était en effet le plus grand inconvénient de la taille qui, perçue dans la plupart des provinces, non sur le sol proprement dit, mais sur les facultés présumées du contribuable, devenait entre les mains des officiers du fisc l’occasion d’injustices révoltantes. Tous les documens du XVIIIe siècle sont unanimes pour condamner le mode de perception connu sous le nom de taille personnelle. Considéré en soi, cet impôt n’avait rien d’excessif ; mais ce qui a laissé dans nos campagnes un si odieux souvenir, c’est le système suivi pour la répartition. Dès leur réunion, les assemblées provinciales s’occupèrent de porter remède à ces maux, et les principes qu’elles firent prévaloir se sont depuis généralisés.

Il ne faut pas croire cependant que l’intention du ministre fût de commencer par établir partout le même système d’impôts. Le mémoire présenté au roi en 1778 contenait ce passage remarquable : « La France, composée de vingt-quatre millions d’habitans répandus sur des sols différens et soumis à diverses coutumes, ne peut pas être assujettie au même genre d’impositions. Ici la rareté excessive du numéraire peut obliger à commander la corvée en nature ; ailleurs une multitude de circonstances invitent à la convertir en contribution pécuniaire. Ici la gabelle est supportable, là les troupeaux qui composent la fortune des habitans font de la cherté du sel un véritable fléau. Ici tous les revenus sont en fonds de terre, et l’on peut confondre la capitation avec la taille ou les vingtièmes ; ailleurs de grandes richesses mobilières et l’inégalité de leur distribution invitent à séparer ces divers impôts. « Ici l’impôt territorial peut être fixe et immuable ; là tout est vignobles et tellement soumis à des révolutions que, si l’impôt n’est pas un peu flexible, il sera trop rigoureux. Ici les impôts sur les consommations sont préférables, ailleurs le voisinage de l’étranger les rend illusoires et difficiles à maintenir. Enfin partout, en même temps que la raison commande, l’habitude et le préjugé font résistance. C’est l’impossibilité de pourvoir à toutes ces diversités par des lois générales qui oblige d’y suppléer par l’administration la plus compliquée. »

Au premier rang des impôts que Necker voulait réformer se trouvait la corvée pour les chemins. L’origine des corvées était féodale, ce qui ne contribuait pas peu à les faire détester. On appelait ainsi à l’origine les journées de travail forcé que les paysans devaient à leurs seigneurs ; l’administration royale avait adopté ce moyen commode de faire exécuter les grands travaux. Réduit à des limites raisonnables et déterminées d’avance, exclusivement consacré à un intérêt local, comme le sont aujourd’hui les prestations en nature, c’était un impôt comme un autre, et même plus facile à acquitter qu’un autre ; mais il en avait été fait sous Louis XIV le plus effroyable abus. À tout instant, les paysans corvéables étaient requis arbitrairement pour des travaux lointains et pénibles ; hommes et bestiaux périssaient à la peine. Ces abus avaient diminué pendant le XVIIIe siècle ; la corvée n’en restait pas moins en usage pour les travaux des chemins, et les économistes se montraient unanimes pour la condamner. Tant que M. Trudaine avait été directeur des ponts et chaussées, il n’avait cessé d’en demander l’abolition. Un des premiers actes de Turgot avait été de l’abolir en 1775 et de la remplacer par une contribution en argent ; la réaction contre ce ministre avait détruit cette partie de son œuvre, et l’édit qui abolissait les corvées avait été abrogé avant de recevoir son exécution.

L’administration provinciale du Berri fit bientôt voir qu’en abandonnant ces sortes de réformes aux soins d’une assemblée de propriétaires, ce qui avait paru impraticable par une loi générale pouvait s’exécuter partiellement sans réclamation. Dès les premières réunions de l’assemblée, on examina avec soin l’étendue des sacrifices qu’exigeait la corvée pour les chemins, telle qu’elle était organisée. On trouva qu’en la remplaçant par un impôt en argent on obtiendrait une économie de près des deux tiers. L’assemblée proposa donc la création d’une imposition uniforme et proportionnelle à la taille ; c’est ce qu’on appelle aujourd’hui des centimes additionnels à l’impôt foncier. Elle prit en outre plusieurs précautions de détail qui ne contribuèrent pas peu au succès de l’opération. Les paroisses les moins peuplées et les plus pauvres durent payer le quart seulement du principal de leur taille, les paroisses les plus peuplées plus du quart ; on convint qu’on assignerait à chaque paroisse une tâche proportionnée à l’étendue de sa contribution d’après un devis estimatif, et que, si l’adjudication ne s’élevait pas au niveau du devis, l’économie serait remise à la paroisse. Le résultat de ces délibérations ayant été soumis au ministre et discuté par lui article par article, il en sortit l’arrêt du conseil du 13 avril 1781, dont l’article 1er était ainsi conçu : « Les travaux des grandes routes, qui s’exécutaient ci-devant par corvées dans la généralité du Berri, le seront à l’avenir à prix d’argent, et seront adjugés au rabais en présence de l’ingénieur et du sous-ingénieur de chaque département. » Suivait un règlement détaillé en vingt-six articles, destiné à servir de modèle à toutes les provinces pour la confection des chemins. Ce règlement, exécuté pendant dix ans en Berri, de 1780 à 1790, y améliora sensiblement la viabilité.

Dans la Haute-Guienne comme dans tout le Languedoc, les chemins n’étaient pas exécutés par corvées, cet usage féodal n’existant pas dans les pays de droit romain, qui formaient le tiers méridional de la France. L’assemblée de cette province n’eut donc pas à s’occuper des moyens de remplacer la corvée, elle dut porter remède à d’autres abus. Ainsi on se plaignait de la distribution inégale des contributions exigées pour la confection des chemins ; l’assemblée décida que la dépense des routes de poste serait à la charge de la province entière, qu’elle ne contribuerait que pour les trois quarts aux chemins d’une importance secondaire, et pour la moitié aux chemins d’intérêt communal, le reste de la dépense devant être supporté par les localités directement intéressées. En même temps il fut pris de justes mesures pour dédommager les propriétaires qu’on privait d’une partie de leurs terrains, et l’assemblée de la Haute-Guienne ne contribua pas moins que celle du Berri à créer des précédens qui servent encore de modèles.

Il est à remarquer que les assemblées provinciales devaient diriger, sous la surveillance du gouvernement, toutes les routes exécutées sur leur territoire, qu’elles fussent ou non d’intérêt local. Un autre principe a prévalu depuis, et la direction des travaux publics considérés comme d’intérêt général a été centralisée. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Ce serait un bien, si la considération de l’utilité commune l’emportait seule dans les conseils du gouvernement ; mais l’expérience n’a que trop prouvé que d’autres influences peuvent agir sur la décision et détourner au profit d’intérêts privilégiés les ressources fournies par la généralité des contribuables. C’est ainsi que les trois quarts des travaux publics ont fini par se concentrer dans une moitié du territoire, et ce ne sont pas toujours les plus utiles qui ont passé les premiers. Avec le régime des assemblées provinciales, cette inégalité n’existerait pas ; les régions les mieux partagées n’auraient probablement pas moins de travaux publics, et les autres en auraient davantage, comme il arrive en Angleterre, où l’état n’intervient pas. Commencé beaucoup plus tôt, poursuivi partout sans interruption, l’ensemble de nos travaux publics serait aujourd’hui plus avancé. On voit déjà, dès la création des assemblées provinciales, une féconde émulation se manifester entre les provinces. En Berri, le duc de Béthune-Charost, de la maison de Sully, avait fait un travail considérable pour démontrer la possibilité d’un canal de l’Allier au Cher et pour développer les moyens d’exécution avec un modique secours de la part du gouvernement. Dans la Haute-Guienne, un emprunt de 1,500,000 francs pour l’amélioration des routes fut voté par l’assemblée provinciale et rempli en huit jours sans sortir de la province.

Les procès-verbaux de ces deux premières assemblées avaient été rendus publics sous l’administration de Necker ; dès qu’il eut quitté le ministère, cette publicité fut supprimée. Ami de la lumière en toute chose, comme il l’avait prouvé par la publication du compte-rendu, Necker s’éleva avec beaucoup de force contre cette mesure. « La publicité, dit-il, assurait aux administrations provinciales cette confiance si nécessaire à ceux qui ont besoin, pour faire le bien, de contrarier les habitudes ; elle leur procurait ce tribut d’opinion si propre à encourager ceux qui se livrent à des travaux pénibles sans intérêt et sans ambition. L’approbation du roi doit leur suffire, disent les ministres ; mais le roi serait mal servi par ceux qui ne compteraient pour rien l’opinion publique. Ces considérations seront présentées peut-être comme l’effet d’un système particulier ; ce système, si c’en est un, je ne le désavouerai point, et je crois que le relâchement d’un grand nombre d’administrations est dû à l’obscurité dont elles s’enveloppent. Tout se fût ranimé, si elles avaient eu à comparaître devant le tribunal de l’opinion ; les regards publics sont les seuls qui puissent suffire à l’immensité des observations dont toutes les parties de l’administration sont susceptibles. Sans doute ces regards importunent ceux qui gèrent les affaires avec nonchalance, mais ceux qu’un autre esprit anime voudraient multiplier de toutes parts la lumière. » Voilà de belles paroles pour une époque où tout n’était encore, dans les affaires publiques, qu’arbitraire et obscurité.

Cependant le temps marchait ou plutôt courait, les esprits s’agitaient de plus en plus, et si Necker lui-même n’était pas encore rappelé, ses idées et ses projets grandissaient dans l’opinion. En février 1787, quand le roi se décida à convoquer l’assemblée des notables, le premier objet soumis aux délibérations par M. de Calonne fut un projet d’édit pour la création d’assemblées provinciales dans tout le royaume. « Mais c’est du Necker tout pur que vous me donnez là, » lui dit le roi. « Sire, répondit le ministre, c’est ce qu’on peut vous offrir de mieux. » L’assemblée des notables, composée des sept princes du sang, des principaux personnages du clergé, de la noblesse et des parlemens, des membres les plus influens du conseil du roi, des députés des pays d’états et des chefs municipaux des vingt-quatre premières villes du royaume, sanctionna ce projet par ses votes. Il n’en fut pas de même des autres propositions de M. de Calonne, et ce ministre succomba sous l’irritation générale. Son successeur, M. de Brienne, s’empressa de promulguer l’édit sur les assemblées provinciales, tel qu’il était sorti des délibérations des notables. « Les heureux effets, disait le roi dans le préambule, qu’ont produits les administrations provinciales établies par forme d’essai dans les provinces de la Haute-Guienne et du Berri ayant rempli les espérances que nous en avions conçues, nous avons cru qu’il était temps d’étendre le même bienfait à toutes les provinces de notre royaume. Nous avons été confirmé dans cette résolution par les délibérations unanimes des notables qui ont été appelés près de nous, et qui, en nous faisant d’utiles observations sur la forme de cet établissement, nous ont supplié avec instance de ne pas différer à faire jouir tous nos sujets des avantages sans nombre qu’il doit produire. Nous déférons à leur avis avec satisfaction, et tandis que, par un meilleur ordre dans les finances et par la plus grande économie dans les dépenses, nous travaillerons à diminuer la masse des impôts, nous espérons qu’une institution bien combinée en allégera le poids par une exacte répartition. »

Ainsi se trouvait enfin réalisée, après un siècle d’attente, la pensée de Fénelon, recueillie par les économistes et fécondée par Necker. Turgot lui-même revivait en quelque sorte dans cette création, car M. de Calonne avait auprès de lui l’ami, le collaborateur de Turgot, Dupont de Nemours, qui ne fut pas plus étranger à l’édit de 1787 qu’il ne l’avait été au mémoire de 1774. Cet édit, n’ayant précédé que de deux ans 1789, a disparu dans l’éblouissement de cette grande date ; mais le principe a survécu, et après bien des vicissitudes il en est sorti l’organisation actuelle de nos conseils-généraux de département, la seule institution qui ait vraiment réussi de toutes celles qu’on a essayées depuis trois quarts de siècle. En même temps que l’édit sur les assemblées provinciales parut son corollaire naturel, une déclaration du roi portant abolition définitive de la corvée pour les chemins.

La première assemblée instituée en vertu du nouvel édit fut celle de Champagne. Le mode de nomination fut exactement le même que du temps de Necker. Le roi désigna six membres du clergé, six membres de la noblesse et douze membres du tiers-état, qui devaient se réunir sous la présidence de l’archevêque de Reims, et en nommer vingt-quatre autres, en conservant les mêmes proportions entre les ordres. Quant au mode de renouvellement ultérieur, il fut réglé ainsi qu’il suit : à l’expiration de la troisième année, un quart des membres devait être désigné par le sort pour se retirer, et ainsi de suite chaque année, et il devait être pourvu aux vacances par ce qu’on appelait les assemblées d’élection ou d’arrondissement. Necker n’avait voulu s’occuper que de la province, renvoyant à l’avenir l’organisation des représentations d’arrondissement et de paroisse. M. de Calonne avait eu la prétention d’aller plus loin ; reprenant toute l’idée de Turgot, il organisait un système complet en le fondant sur l’élection. Les assemblées de paroisse, les seules véritablement électives, devaient nommer les membres des assemblées d’élection, qui devaient elles-mêmes nommer les membres de l’assemblée provinciale. Le rédacteur du mémoire de 1774, Dupont de Nemours, avait probablement fait prévaloir cette partie de son ancien projet, en y ajoutant pour commencer la nomination directe, imaginée par Necker.

La question la plus délicate était celle des assemblées de paroisse, les privilèges des seigneurs et des curés étant difficiles à concilier avec le principe électif. Le règlement pour la province de Champagne, qui fut reproduit à peu près textuellement pour toutes les autres, trancha la difficulté. Il portait que les assemblées de paroisse seraient composées du seigneur et du curé, membres de droit, et de trois, six ou neuf membres élus, suivant le nombre des feux, qu’il y aurait en outre un syndic ou maire nommé par la généralité des habitans, que le droit électoral appartiendrait à tous ceux qui paieraient dans la paroisse dix livres d’imposition foncière ou personnelle, de quelque état ou condition qu’ils fussent, ce qui constituait, comme on voit, une sorte de suffrage universel, enfin que le seigneur et le curé n’assisteraient pas à la réunion paroissiale pour les élections, qui devait se tenir tous les ans le premier dimanche d’octobre, sous la présidence du syndic. Ces mesures, qui contenaient à elles seules toute une révolution, détruisaient de fait l’autorité seigneuriale ; elles établissaient nettement le principe électif, et il était devenu difficile de faire autrement. De toutes parts on réclamait en faveur de l’élection, et les membres des assemblées provinciales n’acceptaient plus qu’avec peine leur mandat du roi.

Des assemblées provinciales furent successivement instituées par arrêts du conseil dans les provinces suivantes : Trois-Évêchés, Soissonnais, Picardie, Auvergne, Ile-de-France, Lorraine et Bar, Alsace, Gascogne, Hainaut, Limousin, Poitou, Haute, Moyenne et Basse-Normandie, Anjou, Maine, Orléanais, Touraine, Lyonnais, Dauphiné, Saintonge[1]. Avec les assemblées déjà existantes, cette organisation embrassait la France entière, à l’exception des pays d’états que l’on respectait encore, et les chefs les plus illustres de la noblesse et du clergé avaient tenu à honneur de s’y associer. Les assemblées devaient toutes se réunir dans les chefs-lieux des généralités, excepté celle de l’Ile-de-France, qui était convoquée à Melun et non à Paris.

Le parlement de Paris enregistra sans difficulté les deux édits sur les assemblées provinciales et sur les corvées, il refusa pour les édits financiers, et cette résistance, que ne put vaincre un lit de justice, amena son exil à Troyes. Les autres cours souveraines du royaume prirent parti pour le parlement de Paris. Quand survinrent une à une les lettres patentes qui, en exécution de l’édit, établissaient des assemblées dans les diverses provinces, la plupart de ces cours protestèrent. De même que le parlement de Paris, pour justifier son opposition à la volonté royale, avait réclamé la réunion des états-généraux, les parlemens de province réclamèrent le rétablissement des anciens états provinciaux abolis par Richelieu. Il était un peu tard pour se souvenir de ces antiques libertés, éteintes depuis si longtemps, et s’il n’y avait eu réellement en jeu que des intérêts locaux, il eût été plus sage d’accepter ce que le roi donnait en échange de ce qu’on avait perdu ; mais au fond ce que les parlemens voulaient éviter, c’était la réunion des ordres et le vote par tête, c’est-à-dire la suppression implicite des privilèges. Le parlement de Bordeaux se distingua par sa violence ; il alla jusqu’à défendre à l’assemblée provinciale du Limousin de se réunir, et, exilé à Libourne pour ce fait, il refusa de reconnaître la légalité de son exil. Le gouvernement dut provisoirement s’abstenir d’établir une assemblée provinciale dans la généralité de Bordeaux.

Le roi n’en poursuivit pas moins son dessein avec fermeté et persévérance. Les assemblées provinciales se réunirent, se constituèrent et commencèrent leurs travaux. D’autres incidens assez graves éclatèrent en Dauphiné, en Provence, en Franche-Comté, où l’on s’obstinait à réclamer les anciens états ; à part ces exceptions inévitables, l’ensemble réussit parfaitement. Il faut raconter en détail ce qui se passa dans chaque province pour donner une idée complète de ce beau mouvement national, beaucoup trop oublié aujourd’hui ; contentons-nous de dire pour le moment que les représentans des trois ordres se montrèrent animés partout de sentimens de fraternité, et que l’exemple, déjà donné par le Berri et la Haute-Guienne se renouvela généralement. Les procès-verbaux font foi de cette heureuse harmonie. On vit douze cents propriétaires, formant l’élite de la nation, se rassembler sur tous les points du territoire, et y paraître, dès le premier jour, prêts à traiter toutes les questions d’intérêt public. La plupart d’entre eux devaient être appelés l’année suivante à la rédaction des cahiers et élus ensuite aux états-généraux. Outre la réforme des impôts et les travaux publics, ils s’occupèrent avec passion de l’agriculture[2]. La question qui passait avec raison pour la plus importante était celle des bêtes à laine, que Daubenton avait rendue populaire. Une foule de mémoires, presque tous écrits par les hommes les plus considérables, furent présentés à la fois sur ce sujet, que recommandait aux assemblées provinciales une instruction émanée du gouvernement. À l’amélioration des troupeaux se rattachait la propagation des prairies artificielles, qui commençaient à prendre faveur. Une question encore aujourd’hui fort controversée, celle des haras, occupa également l’attention générale, et donna lieu à des travaux nombreux.

Même dans les assemblées secondaires d’élection ou d’arrondissement, une semblable émulation se manifesta. Dans toutes les villes épiscopales, ces assemblées furent présidées par l’évêque ; ailleurs les plus grands seigneurs acceptèrent la présidence, tels que le duc de Liancourt, le duc de Mortemart, le marquis de Montesquiou, etc. En comptant cette seconde catégorie de réunions, le nombre des citoyens appelés à délibérer sur les affaires locales atteignait plusieurs milliers, dont la moitié appartenait au tiers-état.

Parmi les écrits qui parurent en 1788 sur une organisation qui remplissait d’espérances tous les cœurs, on remarque un ouvrage en deux volumes, intitulé Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales. Bien qu’il ne porte point le nom de l’écrivain, il est de Condorcet, déjà auteur d’une Vie de Turgot. On y trouve malheureusement les principes absolus de l’école philosophique, que ne contente pas encore l’édit de 1787, mais on y reconnaît en même temps l’accent du patriotisme le plus généreux. Condorcet y développe les idées radicales qui avaient cours parmi ses amis, la fusion des ordres, l’égalité civile et politique, l’élection à tous les degrés, la transformation des impôts indirects en impôts directs, la séparation de l’église et de l’état, la vente successive des biens du clergé pour payer la dette publique, questions hâtives que le temps seul pouvait résoudre, et qu’il aurait mieux résolues que l’excès de précipitation. Une des meilleures parties du livre est un travail sur le cadastre. L’assemblée provinciale de la Haute-Guienne, voulant réformer le cadastre, défectueux qui servait à la perception de l’impôt et qui remontait à 1669, avait soumis à l’Académie des Sciences en 1782 un projet de réforme préparé dans la province, et un rapport avait été fait à l’Académie par une commission. C’est ce rapport que Condorcet réimprimait. Les provinces qui n’avaient point encore de cadastre, les plus nombreuses de beaucoup, pouvaient y trouver d’excellentes indications.

Dans son beau livre sur l’ancien Régime et la Révolution, M. de Tocqueville consacre un chapitre aux assemblées provinciales, qu’il juge avec sévérité. Il est certain qu’en désorganisant l’ancienne administration sans avoir eu le temps de lui en substituer une nouvelle, cette tentative a contribué à livrer la société sans défense à la révolution ; mais peut-on bien juger sur ce seul fait une pareille expérience ? La monarchie pouvait-elle prévoir l’immense bouleversement qui allait tourner contre elle ses propres bienfaits, et, même le prévoyant, que pouvait-elle faire pour l’éviter ? Si Necker l’avait emporté dix ans auparavant, l’institution aurait eu plus de temps pour s’asseoir ; elle aurait eu moins à lutter dès son début contre cette fermentation universelle que rien ne pouvait plus satisfaire. Le livre entier de M. de Tocqueville est dirigé contre le despotisme centralisateur de l’ancienne monarchie ; comment se fait-il que l’effort si noble et si sincère de Louis XVI pour y mettre fin ne trouve pas grâce devant lui ? Personne n’a fait une peinture plus cruelle et plus juste de l’administration des intendans, et quand la monarchie elle-même les abandonne, il se met tout à coup à les défendre, du moins en apparence. Il blâme surtout dans l’édit de 1787 son caractère unitaire. « Une législation, dit-il, si contraire à tout ce qui l’avait précédée, et qui changeait si complètement, non-seulement l’ordre des affaires, mais la position relative des hommes, dut être appliquée partout à la fois, et partout à peu près de la même manière, sans aucun égard aux usages antérieurs ni à la situation particulière des provinces, tant le génie unitaire de la révolution possédait déjà ce vieux gouvernement que la révolution allait abattre. On vit bien alors la part que prend l’habitude dans le jeu des institutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément d’affaire avec des lois obscures et compliquées dont Ils ont depuis longtemps la pratique qu’avec une législation plus simple qui leur est nouvelle. »

Ces observations sont justes en elles-mêmes ; mais fallait-il donc ne rien changer absolument à l’ancien régime ? On a vu de quelles précautions Necker avait accompagné sa réforme, pour lui ôter la plus grande partie de son caractère unitaire et réglementaire. Que l’inexpérience, la passion, l’impatience publique, aient amené dans les premiers momens un peu de confusion, c’est ce qui peut arriver pour les meilleures mesures. M. de Tocqueville s’en prend surtout aux assemblées municipales de village, qui présentèrent en effet des difficultés spéciales à cause de la position faite à l’ancien seigneur. Ces assemblées n’étaient pas dans le projet de Necker, et on aurait pu les ajourner encore ; il fallait bien cependant finir par toucher aux droits seigneuriaux. Si les uns peuvent reprocher à l’édit de 1787 trop de précipitation, les autres lui reprocheront sans doute trop de ménagemens pour les faits existans. L’exemple des révolutions ultérieures, qui n’ont pas eu de si terribles effets, parce que la constitution administrative du pays n’a pas changé en même temps que sa constitution politique, n’est point applicable ici, car en 1787 la France réclamait encore plus, s’il est possible, une révolution administrative qu’une révolution politique.

Necker revint au ministère au mois d’août 1788. Il comprit parfaitement que l’institution des assemblées provinciales ne suffisait plus, et il appela les états-généraux. Il y fit prévaloir le principe de la double représentation du tiers, qu’il avait introduit dans les assemblées provinciales ; mais il n’y joignit pas la réunion des trois ordres dans une seule assemblée. Outre qu’il ne se croyait pas assez fort pour imposer tous ces changemens à la fois aux ordres privilégiés, il avait d’autres vues ; il aspirait à diviser les états-généraux en deux chambres, afin de constituer en France l’équivalent du gouvernement anglais.

Mme de Staël a remarqué avec raison, dans ses Considérations sur la Révolution française, que l’ancienne division en trois ordres a été la cause principale qui a empêché la liberté politique de s’établir en France. En Angleterre, les deux premiers ordres ne formant qu’une seule assemblée, la chambre des communes était devenue naturellement l’égale de la chambre des lords. En France au contraire, les deux ordres privilégiés, formant deux chambres séparées, avaient toujours la majorité, contre le tiers-état, et celui-ci s’était trouvé conduit à préférer le despotisme royal à la dépendance légale où le plaçait cette division. La composition même des chambres différait dans les deux pays. En France, l’assemblée du clergé et celle de la noblesse étaient électives comme celle du tiers-état, ce qui formait un corps de tous les membres d’un même ordre, également intéressés à défendre leurs privilèges. En Angleterre, la chambre des lords ne se composait et ne se compose encore que de la haute noblesse et du haut clergé, ce qui avait obligé la noblesse et le clergé de second rang, les plus nombreux de beaucoup, à faire cause commune avec le tiers. Il n’y avait pas en France, dit encore Mme de Staël, plus de deux cents familles vraiment historiques. La nation se serait soumise peut-être à la prééminence de ces familles illustres dont les noms rappelaient les plus grands souvenirs ; mais ce qui révoltait à bon droit, c’était cette multitude de gentilshommes obscurs, la plupart anoblis par l’achat de charges inutiles et souvent ridicules, et réclamant avec arrogance des immunités que rien ne justifiait.

Outre le ministre, l’idée des deux chambres avait en 1789 un fort parti dans les membres les plus influens des trois ordres. M. de La Luzerne, évêque de Langres, un des chefs les plus respectés du clergé, écrivit pour la défendre une brochure qui fit beaucoup de bruit. Dans la noblesse, MM. de La Rochefoucauld, de Lally-Tollendal, de Clermont-Tonnerre, de Montmorency, de Noailles, dans le tiers-état, MM. Mounier, Malouet, tous ceux dont l’influence était alors prépondérante, appuyaient cette combinaison. Ce furent les deux partis extrêmes, la cour d’une part et l’entraînement révolutionnaire de l’autre, qui la firent échouer. La première attaque vint de la cour. Necker a raconté lui-même ce qui se passa pour la fameuse séance royale du 23 juin. Dans le discours préparé par le ministre et approuvé par le conseil, le roi devait se prononcer pour le principe des deux chambres ; un autre discours tout différent, qui maintenait au contraire les trois ordres et menaçait le tiers-état, y fut brusquement substitué par l’influence de la reine. On sait quelle en fut la conséquence. Necker mécontent refusa d’assister à la séance, ce qui amena sa destitution et son exil. En même temps le tiers, poussé par Mirabeau, se constituait en assemblée unique et souveraine, et bientôt éclatait à Paris l’insurrection du 14 juillet. Même après cette violente rupture, la majorité de l’assemblée nationale manifesta encore sa préférence pour les deux chambres en appelant successivement à la présidence, pendant les mois d’août et de septembre, les partisans les plus connus de ce système, MM. de Clermont-Tonnerre, de La Luzerne et Mounier. Ce ne fut qu’après les fatales journées des 5 et 6 octobre que la physionomie de l’assemblée changea complètement.

Les états-généraux n’ayant pas été assemblés depuis 1614, et le long despotisme des deux derniers rois ayant rompu les traditions nationales, toutes les combinaisons se présentaient à la fois. Avec les idées radicales qui remplissaient les têtes et les espérances illimitées qui s’y rattachaient, ce qui n’était que raisonnable n’avait guère de chances. Il n’en est pas moins vrai que si, par un hasard heureux, le système des deux chambres avait prévalu, nous aurions pu avoir les avantages de la révolution sans en traverser les horreurs. Toutes les constitutions qui se sont succédé depuis celles de 1791 et de 1793, à la seule exception de celle de 1848, ont admis les deux chambres : il eût été plus court de commencer par là. Le principe d’égalité n’en eût souffert qu’en apparence, car l’expérience a prouvé qu’on ne pouvait que déplacer l’inégalité politique sans la détruire, Même en admettant que la première chambre eût été formée de la haute noblesse et du haut clergé comme en Angleterre, la distinction des ordres n’en eût pas moins péri, en ce sens que les communes auraient embrassé la nation entière à l’exception de trois ou quatre cents personnes, et rien ne forçait à adopter exactement les mêmes règles qu’en Angleterre. La composition de la seconde chambre aurait pu être extrêmement démocratique sans danger, et les soixante-dix ans qui nous séparent de ce temps auraient pu offrir un développement continu des principes de 1789, au lieu de retours fréquens vers le despotisme et l’oligarchie. Qui sait où nous en serions aujourd’hui ?

Quoi qu’il en soit, au milieu de cette agitation universelle, personne ne perdait de vue les assemblées provinciales. Dans tous les documens de 1789, on voit combien cette question continuait à occuper les esprits. Les cahiers lui consacrent une place importante, et tous à peu près, ceux du tiers-état surtout, s’accordent à accepter le mode d’organisation institué par l’édit de 1787. Beaucoup concluent en même temps à la suppression des intendans, qu’on appelle des vizirs. Chaque province enfin, si petite qu’elle soit, s’attache à obtenir une administration spéciale ; l’Angoumois, longtemps confondu avec le Limousin pour former la généralité de Limoges, demande avec instance à se constituer à part ; le Quercy demande à se séparer du Rouergue, et ainsi de suite. C’est à ce dernier besoin qu’allait bientôt répondre l’institution des départemens, plus petits et plus nombreux que les généralités, par conséquent plus propres à satisfaire les prétentions locales. La plupart des généralités avaient réellement trop d’étendue ; même sans parler des pays d’états, celles de Bordeaux, de Châlons, de Grenoble, d’Orléans, de Paris, de Poitiers, de Tours, comprenaient l’équivalent de quatre de nos départemens ; celles de Besançon, de Limoges, de Moulins, de Nancy, en comprenaient trois. S’il s’était agi de constituer des indépendances politiques, cette dimension eût à peine suffi ; mais ce qu’on demandait de toutes parts, c’était à la fois la fusion politique des provinces et leur liberté administrative. Or pour une bonne administration la trop grande étendue a des inconvéniens ; il s’y fait toujours plus ou moins une centralisation partielle qui sacrifie les extrémités au centre.

Dans son discours d’ouverture des états-généraux, Necker insista fortement, en présence de la nation assemblée, sur l’utilité des administrations provinciales. « Celle d’entre vos délibérations, dit-il, qui est la plus pressante, celle qui aura le plus d’influence sur l’avenir, concernera l’établissement des états provinciaux. Ces états bien constitués s’acquitteront de toute la partie du bien public qui ne doit pas être soumise à des principes uniformes, et il serait superflu de fixer votre attention sur la grande diversité de choses bonnes et utiles qui peuvent être faites dans chaque province par le seul concours du zèle et des lumières de leur administration particulière. Ce n’est pas seulement pour former et constituer sagement des états particuliers dans les provinces où il n’y en a point encore que le roi aura besoin de vos conseils et de vos réflexions, sa majesté attend de vous que vous l’aidiez à régler plusieurs contestations qui se sont élevées sur les constitutions des anciens états de quelques provinces. Sa majesté désire que sa justice soit éclairée ; elle désire faire le bonheur de ses peuples sans exciter « aucune réclamation légitime. »

Ces derniers mots montrent que le ministre croyait le moment venu de toucher aux privilèges des pays d’états ; ce que n’avait pu faire le roi seul, la nation assemblée pouvait l’entreprendre. En même temps qu’il réclamait l’appui des états-généraux pour résoudre les difficultés de détail soulevées par les assemblées provinciales, Necker laissait échapper une arrière-pensée qui rappelait les idées de Turgot. « Si, ajoutait-il, vos réflexions vous amenaient à penser que, librement élus, les états provinciaux pourraient fournir un jour une partie des députés des états du royaume ou une assemblée générale intermédiaire, la composition de ces états vous paraîtrait alors une des plus grandes choses dont vous auriez à vous occuper. Comme on doit être persuadé que bientôt un même sentiment vous réunira, comme on ne peut douter que mille ou douze cents députés de la nation française ne se sépareront pas sans avoir fait sortir de terre les fondemens de la prospérité publique, je me représente à l’avance le jour éclatant et magnifique où le roi, du haut de son trône, écouterait, au milieu d’une assemblée auguste et solennelle, le rapport que viendraient faire les députés des états de chaque province ! »

Ce passage contient en germe tout un système qui mérite de fixer l’attention. Necker y fait entendre sa pensée plus qu’il ne l’exprime. Librement élus, les états provinciaux pourront fournir un jour une partie des députés des états du royaume ou une assemblée générale intermédiaire. Que voulait-il dire en parlant ainsi ? Annonçait-il quelque chose d’analogue à ce qui existe aux États-Unis et en Suisse, où l’une des deux chambres forme une sorte d’assemblée fédérative à côté de celle qui représente plus directement l’unité ? Espérait-il par là vaincre sans secousse la résistance des dernières nationalités rebelles, comme la nation bretonne ou la nation provençale, ainsi qu’elles s’appelaient encore elles-mêmes ? La révolution a passé violemment le niveau sur ces diversités comme sur toutes les autres, mais à quel prix ? N’eût-il pas mieux valu garder plus de ménagemens pour les droits des provinces ? L’unité nationale, que Necker voulait tout comme un autre, aurait-elle perdu à s’imposer moins rudement ? Au lieu d’aller du centre aux extrémités, la vie unitaire aurait pu remonter des extrémités au centre. Paris n’aurait peut-être pas aujourd’hui deux millions d’habitans, mais la France entière en aurait plusieurs millions de plus, et le douloureux contraste qui éclate entre les provinces les plus voisines de la capitale et les plus éloignées nous serait épargné.

Même dans la déclaration du 23 juin, ce dernier effort du parti de la cour, l’institution des assemblées provinciales se trouvait expressément confirmée, tant les opinions les plus divergentes se réunissaient alors sur ce point. Les articles 17 et suivans entrent à cet égard dans les détails les plus précis. En même temps que le roi repoussait la réunion des ordres dans les états-généraux, il l’admettait dans les états de province. Il acceptait même implicitement la suppression des intendans en accordant (art. 20) qu’une commission intermédiaire choisie par les états administrerait les affaires de la province pendant l’intervalle des sessions, et que ces commissions, devenant seules responsables de leur gestion, auraient pour délégués des personnes choisies uniquement par elles ou par les états. Quand on relit aujourd’hui avec attention cette déclaration du 23 juin, on arrive à se convaincre que, si l’assemblée avait été plus sage que la cour, rien n’était encore désespéré. Outre la concession des états provinciaux, le roi admettait que les trois ordres des états-généraux pourraient, avec son approbation, convenir de délibérer en commun ; il supprimait les privilèges pécuniaires du clergé et de la noblesse, et posait en principe la liberté de la presse, l’abolition des lettres de cachet, la publication annuelle des recettes et des dépenses publiques, le vote de l’impôt par les représentans de la nation. Avec un ministre comme Necker et un roi comme Louis XVI, l’un qui désapprouvait hautement la partie comminatoire de la déclaration, l’autre qui ne s’y était prêté que par complaisance, on pouvait tout obtenir sans révolte ; mais les partis qui se sentent les plus forts ne savent pas plus que les rois s’arrêter à temps. Ce mot des révolutions, il est trop tard, mot fatal pour les princes qui l’entendent, mais non moins funeste aux peuples qui le prononcent sans nécessité, allait ajourner de vingt-cinq ans la liberté de la France et du monde.

Il ne peut entrer dans notre pensée de retracer pour la millième fois des événemens connus ; nous voulons seulement suivre en quelques mots, dans les travaux de l’assemblée constituante, la trace des administrations provinciales. Après les fameux décrets d’août 1789, qui supprimèrent les privilèges des provinces et des villes, aussi bien que ceux des ordres, la tâche devenait facile. L’assemblée n’avait plus à se heurter contre les obstacles qui avaient arrêté deux grands ministres. La discussion se prolongea pendant les derniers mois de 1789, et il en sortit la loi de janvier 1790, qui dure encore avec quelques modifications. Au lieu de quarante provinces, l’assemblée créa quatre-vingt-trois départemens, qu’elle divisa, à peu près sur les mêmes bases que le mémoire de Turgot et l’édit de 1787, en arrondissemens ou districts et communes ou paroisses, en y ajoutant une circonscription intermédiaire, le canton. Fort vantée par les uns et fort décriée par les autres, cette division de la France n’a pas eu le caractère révolutionnaire qu’on lui prête. Préparée de longue main par la monarchie, elle n’a détruit parmi les anciennes provinces que celles qui existaient encore, c’est-à-dire les pays d’états, et n’a fait à cet égard que réaliser un ancien projet de la couronne. Le roi et son ministre ne purent donc voir qu’avec satisfaction l’œuvre qu’ils avaient commencée menée à sa fin et l’unité du royaume accomplie.

Cette unité devait différer profondément de celle de Richelieu et de Louis XIV, en ce qu’elle reposait sur un ensemble de libertés, tant locales que générales, tandis que l’ancienne unité monarchique ne se manifestait que par la communauté d’oppression. On rendait ainsi impuissante la résistance des pays d’états, car on n’a pas besoin de privilèges contre la liberté. Que la division adoptée par l’assemblée fût la meilleure possible, c’est une autre question. Peut-être eût-il mieux valu s’en tenir aux quarante provinces préparées par Necker, comme s’éloignant un peu moins des faits existons. Peut-être au contraire eût-on pu adopter la division, proposée par Mirabeau, en cent vingt départemens, avec suppression des arrondissemens. On peut discuter aussi sur le plus ou moins de convenance des nouveaux noms. Cet enfantillage révolutionnaire, qui a substitué aux anciens noms des provinces des appellations tirées d’une montagne ou d’une rivière, n’a eu en lui-même ni avantages ni inconvéniens. Ce qui a fait véritablement le succès de la nouvelle organisation, c’est qu’elle réalisait ou que du moins elle promettait ce qu’on poursuivait sous toutes les formes, l’égalité dans la liberté. ; Les provinces ont cru s’assurer par là une représentation locale, des droits effectifs, et, au lieu de fortifier l’ancienne centralisation monarchique, l’assemblée constituante a cru la détruire ; elle allait même dans cette voie plus loin qu’il n’était nécessaire, puisqu’elle avait supprimé les intendans.

Quand l’assemblée eut terminé cette organisation laborieuse, le roi voulut donner à son approbation une solennité particulière. Il se rendit à l’assemblée le 4 février 1790, et prononça un discours accueilli par des acclamations enthousiastes. « Je crois, dit-il, le moment arrivé où il importe à l’état que je m’associe d’une manière encore plus expresse et plus manifeste à l’exécution et à la réussite de ce que vous avez concerté pour l’avantage de la France. Je ne. puis saisir une plus grande occasion que celle on vous présentez à mon acceptation les décrets destinés à établir dans le royaume une organisation nouvelle qui doit avoir une influence si importante et si propice pour le bonheur de mes sujets et pour la prospérité de cet empire. Vous savez qu’il y a plus de dix ans, et dans un temps où le vœu de la nation ne s’était pas encore expliqué sur les assemblées provinciales, j’avais commencé à substituer ce genre d’administration à celui qu’une ancienne et longue habitude avait consacré. L’expérience m’ayant fait connaître que je ne m’étais point trompé dans l’opinion que j’avais conçue de l’utilité de ces établissemens, j’ai cherché à faire jouir du même bienfait toutes les provinces de mon royaume, et pour assurer aux nouvelles administrations la confiance générale, j’ai voulu que les membres dont elles devaient être composées fussent nommés librement par tous les citoyens. Vous avez amélioré ces vues de plusieurs manières, et la plus essentielle sans doute est cette subdivision égale et parfaitement motivée, qui, en affaiblissant les anciennes séparations de province à province, réunit davantage à un même esprit et à un même intérêt toutes les parties du royaume. Cette grande idée, ce salutaire dessein, vous sont dus ; il ne fallait pas moins qu’une réunion des volontés de la part des représentons de la nation. »

En parlant ainsi, Louis XVI était certainement de bonne foi, et l’assemblée elle-même n’était pas moins sincère dans ses témoignages d’amour et de reconnaissance. On put croire un moment, « dans l’enivrement de cette séance, que les sinistres présages des 5 et 6 octobre étaient conjurés, que l’union du roi et de l’assemblée allait fonder en France la liberté. Les passions qui fermentaient à Paris s’agitèrent avec plus de violence ; dix-huit mois après, la monarchie constitutionnelle succombait au 10 août. Avec elle disparut tout espoir de liberté provinciale. La commune révolutionnaire de Paris s’empara de la dictature en inventant, pour dissimuler sa conquête, le fameux mot de république une et indivisible. Quiconque osa lutter un moment contre cette domination d’une seule ville, dominée elle-même par ce qu’elle contenait de plus sanguinaire, fut accusé de fédéralisme et mis à mort. La division par départemens, au lieu d’être, comme l’avaient espéré Necker, le roi, l’assemblée, un moyen d’affranchissement, devint au contraire l’instrument du plus violent despotisme en brisant toute résistance organisée. L’assemblée constituante, poussant comme toujours les choses à l’extrême, avait confié dans chaque localité le pouvoir exécutif à des commissions électives : il en résulta naturellement un grand désordre, et lorsque Napoléon entreprit de restaurer presque toutes les institutions de l’ancien régime, il profita de cette faute pour rétablir les intendans sous le nom de préfets, et pour les rendre aussi absolus que jamais.

Il a fallu attendre jusqu’à la loi de 1833 pour restituer aux conseils-généraux de département le principe électif admis par l’édit de 1787, organisé par la constituante et disparu sous l’empire. La loi de 1836 sur les chemins vicinaux leur a rendu ensuite une partie de leurs anciennes attributions, et certes l’expérience a suffisamment témoigné en faveur de l’excellence de ces deux lois. Faut-il maintenant s’arrêter là et ne rien reprendre de plus dans les idées de Fénelon, de Turgot et de Necker ? Les attributions actuelles des conseils-généraux sont-elles tout ce qu’elles devraient être ? Ne pourrait-on pas leur donner, comme autrefois, une plus large part dans la direction de tous les travaux publics et dans l’administration de toutes les recettes locales ? Ne serait-il pas à propos d’examiner si la commission permanente de Necker, heureusement usitée en Belgique, n’aurait point aussi chez nous des avantages, sans porter atteinte à l’action légitime de l’autorité centrale ? Les conseils-généraux ne pourraient-ils pas exercer une influence quelconque sur le choix des membres de l’une au moins des deux chambres, soit en les nommant directement, soit en présentant des candidats ? La plupart de ceux que préoccupe l’excès de notre centralisation remontent pour la combattre aux souvenirs des anciens pays d’états ; mieux vaudrait faire appel à d’autres exemples. Ce n’est pas l’étendue des circonscriptions, c’est l’étendue des attributions qui importe. La résurrection des anciennes provinces n’est ni plus possible, ni plus désirable que celle des anciens ordres ; la véritable solution est dans les projets de Louis XVI et de l’assemblée constituante, qui voulaient fonder à la fois l’unité politique et l’autonomie administrative.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. Les noms des présidens nommés par le roi appartiennent à l’histoire ; les voici : Champagne, l’archevêque de Reims (M. de Talleyrand-Périgord) ; Trois-Évêchés, l’évêque de Metz (M. de Montmorency-Laval) ; Soissonnais, M. le comte d’Egmont ; Picardie, M. le duc d’Havre ; Auvergne, M. le vicomte de Beaune ; Ile-de-France, M. le duc du Châtelet ; Lorraine et Bar, l’évêque de Nancy (M. de La Fare) ; Alsace, le bailli de Flachslanden ; Gascogne, l’archevêque d’Auch (M. de La Tour-du-Pin-Montauban) ; Hainaut, M. le duc de Croï ; Limousin, M. le duc d’Ayen ; Poitou, l’évêque de Poitiers (M. de Sainte-Aulaire) ; Haute-Normandie, l’archevêque de Rouen (cardinal de La Rochefoucauld) ; Moyenne-Normandie, l’évêque de Lisieux (M. de La Ferronnays) ; Basse-Normandie, M. le duc de Coigny ; Anjou, M. le duc de Praslin ; Maine, M. le marquis de Juigné ; Orléanais, M. le duc de Luxembourg ; Touraine, l’archevêque de Tours (M. de Conzié), et plus tard le duc de Luynes ; Lyonnais, l’archevêque de Lyon (M. de Montazet) ; Dauphiné, l’archevêque de Vienne (M. de Pompignan) ; Saintonge, M. le duc de La Rochefoucauld.
  2. Voyez, dans la Revue de 1er juin 1859, la Société d’agriculture de Paris avant 1789.