À valider

Les Assemblées provinciales en France avant 1789/02

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


II.

LE BERRI ET LA HAUTE-GUIENNE.


I. — LE BERRI.

Après avoir présenté, dans la première partie de ce travail, un aperçu général de l’histoire des assemblées provinciales depuis Fénelon et Turgot jusqu’à 1789, nous allons pénétrer plus avant dans les détails et passer en revue les assemblées instituées par Louis XVI. La première qui se présente est celle du Berri, la plus ancienne de toutes, puisqu’elle remonte au 12 juillet 1778, sous le premier ministère de Necker.

La généralité de Bourges, qui avait remplacé l’ancienne province du Berri, comprenait les deux départemens actuels du Cher et de l’Indre avec deux petits districts en Bourbonnais et en Nivernais. D’une étendue totale de 1,500,000 hectares, elle contenait une population de 500,000 âmes, ou 30 habitans environ par 100 hectares. Elle se divisait en sept élections, qui forment aujourd’hui autant d’arrondissemens, et qui avaient pour chefs-lieux Bourges, Saint-Amand, La Charité-sur-Loire, maintenant remplacée par Sancerre, Châteauroux, Issoudun, La Châtre et Le Blanc. Comme toutes les provinces du royaume, le Berri avait eu au moyen âge ses états particuliers ; mais on n’en trouve plus de traces après le XVe siècle. Cette province jouissait alors d’une assez grande prospérité. Bourges, qui renfermait une population nombreuse et de florissantes manufactures, avait été un moment, sous Charles VII, la véritable capitale de la France ; il suffit de rappeler le nom de Jacques Cœur pour montrer les richesses qu’y accumulait le commerce. Un épouvantable incendie, arrivé en 1487, détruisit la plus grande partie de cette ville, et la royauté, délivrée des Anglais, ayant porté ailleurs sa résidence, une décadence marquée commença pour la province entière, dépouillée de ses anciens droits. Les guerres civiles des XVIe et XVIIe siècles et l’administration plus meurtrière encore de Louis XIV l’avaient réduite progressivement à une véritable misère. En 1700, elle comptait à peine 400,000 habitans. Pendant le long règne de Louis XV, elle s’était un peu relevée, mais sans cesser d’être une des plus pauvres et des moins peuplées. Mirabeau l’appelle quelque part la Sibérie de la France.

Necker évaluait le produit total des contributions dans la généralité de Bourges à 8 millions ; les deux départemens du Cher et de l’Indre en paient aujourd’hui 16. Les cultivateurs avaient beaucoup de peine, faute de communications et de débouchés, à vendre leurs produits ; ce qu’ils auraient aisément payé en nature, ils ne l’acquittaient qu’avec effort en argent. D’un autre côté, l’art de percevoir l’impôt, quoique fort amélioré depuis Louis XIV, était encore dans l’enfance, surtout en Berri. La taille y était personnelle, c’est-à-dire calculée non sur la valeur du fonds, mais sur les facultés présumées du contribuable, ce qui le rendait absolument arbitraire : les chemins s’exécutaient par le moyen détesté des corvées ; de plus la province appartenait à la région dite des grandes gabelles, et on y payait le sel 62 livres le quintal, tandis que les provinces franches, comme la Bretagne, ne le payaient que 2 ou 3 livres.

L’article 1er de l’arrêt du conseil qui instituait l’assemblée du Berri[1] portait que cette assemblée aurait à répartir les impositions et à diriger les travaux publics de la province aussi longtemps qu’il plairait à sa majesté. On a blâmé ces termes, qui laissaient dans l’incertitude l’avoir de l’institution ; mais on perd trop facilement de vue les résistances que rencontrait le ministre dans l’exécution de ses plans de réforme. Le nombre était grand des courtisans et des fonctionnaires qui allaient criant partout que le roi se dépouillait de son autorité ; on avait imaginé cette réserve pour leur fermer la bouche. Tout le monde savait à n’en pas douter que Necker avait l’intention d’appliquer successivement à toutes les provinces les mêmes règles d’administration : il n’y avait par conséquent d’incertitude et d’hésitation que dans la forme. Ces mots ne signifiaient d’ailleurs rien de nouveau, plus d’un exemple récent ayant prouvé que le roi pouvait toujours revenir sur ce qu’il avait fait. Necker s’en était expliqué dans le passage suivant, qui termine le préambule de l’arrêt du conseil : « Sa majesté recommande surtout aux membres de la nouvelle assemblée le sort du peuple et les intérêts des contribuables les moins aisés ; c’est en revêtant cet esprit de tutelle et de bienfaisance qu’ils se montreront dignes de la confiance de sa majesté ; elle doit d’autant plus l’attendre de leur zèle qu’ils auront sans doute présent à l’esprit qu’indépendamment du bien qu’ils pourront faire à la province dont les intérêts leur sont particulièrement confiés, c’est du succès de leur administration que naîtront de nouveaux motifs d’étendre ces mêmes institutions, et qu’ils hâteront ainsi, par la sagesse de leur conduite, l’accomplissement des vues générales et bienfaisantes de sa majesté. Et si jamais, ce qu’elle ne veut pas présumer, les intérêts particuliers, la discorde ou l’indifférence venaient prendre la place de cette union qui peut seule effectuer le bien public, sa majesté, en détruisant son ouvrage et en renonçant à regret à ses espérances, ne pourrait jamais se repentir d’avoir fait, dans son amour pour ses peuples, l’essai d’une administration qui forme depuis si longtemps l’objet des vœux de ses provinces. »

On sait que le roi devait nommer les seize premiers membres, qui devaient désigner les trente-deux autres. Les seize membres nommés par le roi furent : pour le clergé, M. Phélypeaux de La Vrillière, archevêque de Bourges, M. de Véri, abbé de Saint-Satur, M. de Séguiran, abbé du Landais, et M. de Vélard, chanoine de Bourges ; pour la noblesse, le marquis de Gaucourt, le comte de Barbançon, le marquis de Lancosme et le comte Du Buat ; pour le tiers-état, M. Soumard de Crosses, maire de Bourges, et sept habitans notables des diverses parties de la province. Sorti de cette grande famille des Phélypeaux qui avait fourni tant de ministres depuis Henri IV et à qui appartenaient les Pontchartrain, les Maurepas, les La Vrillière, l’archevêque-président était le neveu du premier ministre Maurepas. Les archevêques étaient alors de véritables princes, non moins occupés des intérêts temporels de leurs diocèses que de leurs intérêts spirituels. M. de Phélypeaux dépensait avec munificence ses grands revenus ; on se souvient encore à-Bourges de son affabilité, de sa bonté, de son inépuisable bienfaisance. Il prit fort au sérieux la présidence de l’assemblée provinciale, et s’y dévoua tout entier.

Deux des membres du clergé avaient le titre d’abbés commendataires. On appelait ainsi les abbés nommés par le roi, et qui appartenaient au clergé séculier, pour les distinguer des abbés réguliers élus par les moines. Située au bord de la Loire, au pied du plateau de Sancerre, l’abbaye de Saint-Satur était une des plus anciennes et des plus célèbres du Berri ; on admire encore les restes de son église, mais l’abbaye elle-même avait été supprimée peu avant la réunion de l’assemblée, en même temps que Fontgombaud, la sainte chapelle de Bourges, et Saint-Benoît-de-Fleury. La révolution a fait beaucoup de ruines en ce genre ; elle ne les a pas toutes faites, et les chefs du clergé avaient commencé, bien avant 1789, à réduire le nombre des établissemens monastiques. M. de Véri, qui avait conservé le nom d’abbé de Saint-Satur, avait contribué lui-même à la suppression de son abbaye : c’était un prêtre philosophe qui avait fait partie, avec Turgot, l’abbé de Brienne, l’abbé de Boisgelin, de ce petit groupe d’amis vivant et étudiant ensemble à la Sorbonne dont l’abbé Morellet nous a laissé dans ses mémoires un si vivant portrait. La France lui doit le ministère de Turgot, car c’est lui qui avait suggéré à M. de Maurepas, dont il était connu, l’idée d’appeler au pouvoir son ancien condisciple. M. de Séguiran, abbé du Landais, se distinguait, comme l’abbé de Véri, par l’esprit le plus libre et le plus éclairé. Le Landais était une assez pauvre abbaye, située, comme son nom l’indique, dans un pays tout couvert de landes, et qui ne rapportait à son abbé que 3,500 livres de rente. Le quatrième membre du clergé, M. de Vélard, qui représentait le chapitre métropolitain, ne justifia pas moins le choix du ministre.

Dans la noblesse, il faut remarquer le comte Du Buat ; quoiqu’il n’appartînt pas au Berri par sa naissance, il y possédait la terre de Neuvy-sur-Baranjon. Longtemps ministre plénipotentiaire en Allemagne, il s’était retiré dans son château de Nançay et y avait écrit plusieurs volumes de politique et d’histoire fort estimés de leur temps, oubliés aujourd’hui en France, mais dont quelques-uns sont restés classiques en Allemagne. La terre de Lancosme, qui avait fourni un autre membre de la noblesse, existe encore dans la Brenne, près du Blanc ; elle a près de 8,000 hectares. Quant aux représentans du tiers-état, ils n’avaient acquis aucune illustration hors de leur province, mais ils y étaient tous connus et estimés. L’un d’eux, M. Guimond de La Touche, devait être le fils ou le neveu de l’auteur tragique de ce nom, né lui-même à Châteauroux, et dont l’Iphigênie en Tauride avait alarmé un moment par son succès l’inquiète susceptibilité de Voltaire.

Le 5 octobre 1778 se tint dans la grande salle du palais archiépiscopal de Bourges une réunion préliminaire des seize pour nommer les trente-deux qui devaient les compléter. Furent élus : pour le clergé, l’abbé de Saint-Martin de Châteauroux, l’abbé de Barzelles, l’abbé de Chezal-Benoît, quatre prieurs et un chanoine ; pour la noblesse, le marquis de Blosset, le baron d’Espagnac, le marquis de Bonne-val, le comte de Chabrillant, le comte de Poix, le comte de La Roche-chevreux, le marquis de Bouthillier et le marquis de Sancé ; pour le tiers-état, huit bourgeois ou propriétaires de ville, et huit propriétaires habitans des campagnes : après quoi, la session provisoire fut close, et la véritable session renvoyée à un mois, pour que le roi pût dans l’intervalle agréer les nouveaux membres.

Ce qui frappe le plus dans cette organisation, c’est l’active participation du clergé. On a trop généralement oublié la véritable situation du clergé à la veille de 1789. L’institution des commendes, en se généralisant, avait fait, à tort ou à raison, de ses principaux membres de véritables fonctionnaires publics, que le choix du roi élevait, de bénéfice en bénéfice, jusqu’aux plus hautes dignités. La plupart avaient l’esprit et le goût des affaires en même temps qu’une forte instruction classique. Necker comptait beaucoup sur eux pour le succès de ses assemblées. Mirabeau écrivit à ce sujet un pamphlet contre le ministre, qu’il appelait Narsès. « Narsès, disait-il, n’ose pas être du parti du peuple et craint d’être repoussé par celui de la noblesse ; il se flatte de trouver dans le clergé un parti intermédiaire qui modérera l’effervescence des deux autres. » Cette observation passait alors pour une critique ; ne pourrait-on pas aujourd’hui la considérer comme un éloge ?

Ainsi composée, l’assemblée du Berri se réunit à Bourges le 10 novembre 1778. Le 11, elle se rendit processionnellement à la cathédrale, l’archevêque en tête, pour y entendre une messe du Saint-Esprit ; la milice bourgeoise formait la haie, et l’intendant de la province, M. Faydeau de Brou, assistait à la cérémonie. Le 12, l’assemblée commença ses travaux en se partageant en quatre bureaux : le bureau des impositions, celui des travaux publics, celui de l’agriculture et du commerce, et celui du règlement. Le premier qui fut prêt fut celui du règlement ; il avait choisi pour rapporteur l’abbé de Séguiran. Necker avait laissé en suspens la forme à suivre pour le renouvellement de l’assemblée. Le bureau proposait que les membres sortissent par tiers, de trois ans en trois ans, mais il ne pensait pas que le choix des remplaçans dût continuer à être fait par le roi ou par l’assemblée elle-même. « Ce genre de nomination, disait le rapporteur, est peu fait pour concilier à l’administration provinciale l’affection des peuples, parce qu’il ne flatte aucunement les citoyens par l’opinion d’un concours quelconque à la manutention des affaires publiques. Si, désignés dans le principe par la volonté du souverain, les administrateurs se reproduisent les uns par les autres, ils n’auront jamais reçu leur mission de la province. Ils la représenteront sans avoir son aveu et ne paraîtront aux yeux de la multitude qu’un tribunal établi pour substituer l’autorité de plusieurs à l’autorité d’un seul. La répartition de l’impôt devant être désormais, dans les vues bienfaisantes du roi, un partage fraternel des charges publiques, c’est contrarier la nature même de cet établissement que d’ôter la désignation des administrateurs à la multitude des intéressés. »

L’abbé de Séguiran passait en revue les divers modes d’élection ; il écartait l’idée de faire élire tous les membres par une seule réunion électorale où les ordres seraient confondus, et prenait à part chacun des trois ordres. « Nous commencerons, dit-il, par le tiers-état. Intimement lié au succès de vos opérations, parce qu’en général il n’attend sa prospérité particulière que de la prospérité de la province, cet ordre sera tôt ou tard le nerf et la force de vos assemblées. Dépositaire presque unique des lumières locales, instruit plus que tout autre des secrets de la nature du sol qu’il a étudié sans relâche, il vous fera connaître tout à la fois les maux et les remèdes, les besoins et les ressources. Flatté de son influence sur l’administration publique, il entreprendra les plus grandes choses par amour pour son roi et pour sa patrie, s’il peut joindre à l’honneur de les servir celui d’y être appelé par le choix le plus libre de ses commettans. »

Le rapporteur proposait donc de procéder dans la forme suivante aux élections du tiers-état : on eût divisé la province en vingt-quatre arrondissemens à peu près égaux, composés d’environ trente paroisses ; chacun de ces arrondissemens, qui devaient avoir à peu près l’étendue de deux de nos cantons d’aujourd’hui, aurait été appelé à élire un membre. Les assemblées électorales devaient se composer des maires et échevins du chef-lieu et de six représentans des campagnes, députés par les paroisses ; les syndics ou maires étaient dans chaque paroisse les seuls électeurs. Les députés des douze arrondissemens où se trouvaient les premières villes de la province devaient être considérés comme députés des villes, les douze autres comme députés des campagnes. On n’organisait pas encore par là un système complet d’élection directe ; mais ce mode valait toujours mieux que l’usage généralement suivi dans les anciens états provinciaux, où le droit de représentation s’attachait à certaines villes privilégiées, au lieu de s’étendre à tout le territoire. Ces inégalités se comprenaient pour des temps où il n’existait pas de bourgeoisie rurale ; mais depuis que la propriété d’une partie du sol avait passé dans les mains du tiers-état, cet ordre avait acquis dans les campagnes, comme dans les villes le droit de représentation.

Pour la noblesse, on proposait un système tout différent. Il s’agissait de rendre uniquement éligibles pour cet ordre les possesseurs de terres seigneuriales donnant au moins trois ou quatre mille livres de rente, pourvu qu’ils eussent eux-mêmes cent ans de noblesse. On reconnaît là l’intention, qui se retrouvait alors partout, de réduire autant que possible le nombre des privilégiés et de forcer la petite noblesse à se confondre avec le tiers-état. Tel était le faible revenu que donnaient en Berri les plus grands domaines, tel était en même temps le nombre des terres seigneuriales possédées par des membres du tiers-état, que le corps des gentilshommes éligibles se trouvait par là réduit à 50 ou 60 pour toute la province ; chacun d’eux pouvait alors être appelé à son tour à faire partie de l’assemblée. Il avait été proposé, mais sans succès, d’affecter à perpétuité le droit de représentation aux douze principales terres de la province, comme en Languedoc. « Il nous a répugné, disait le rapporteur, de regarder comme un droit successif l’honneur d’être associé à l’administration publique ; l’idée de perpétuer ainsi les administrateurs a paru révoltante à plusieurs d’entre nous. »

Le clergé devait avoir pour représentans, outre l’archevêque de Bourges, six abbés réguliers ou commendataires, un chanoine de l’église métropolitaine et quatre chanoines des collégiales ; les prieurs et les curés étaient exclus comme n’ayant pas un intérêt suffisant à la bonne administration des biens ecclésiastiques. Les choix devaient être faits par l’assemblée elle-même. Le principe électif n’avait donc prévalu en réalité que pour le tiers-état.

Le projet de règlement fut rédigé en conséquence pour être soumis à l’approbation du roi. En même temps on régla la formation des bureaux, l’ordre des délibérations, la composition du bureau permanent ou commission intermédiaire. La disposition la plus remarquable portait que, lorsque l’assemblée en viendrait au vote, les opinions seraient prises par tête et en croisant les ordres, de telle sorte qu’un membre du clergé, un membre de la noblesse et deux membres du tiers-état opinassent toujours à la suite les uns des autres. Ce moyen de maintenir entre les ordres une jalouse égalité avait été emprunté par Necker aux états du Languedoc ; en l’insérant dans son règlement, l’assemblée du Berri ne fit que reproduire l’article 7 de l’arrêt du conseil qui l’avait instituée.

Le bureau des impôts présenta le second son travail ; il avait pour rapporteur l’abbé de Véri. Les impôts dont le roi avait spécialement confié l’examen à l’assemblée étaient la taillé, la capitation et les vingtièmes, c’est-à-dire les impôts directs, qui rapportaient ensemble dans la généralité 2,500,000 livres ; la taille proprement dite y figurait pour la moitié. « La répartition sur les contribuables, disait l’abbé de Véri, a été le plus important objet de nos recherches. Lorsque les collecteurs des tailles ont reçu le mandement de leur paroisse, ils n’ont d’autre règle pour la répartition que l’opinion qu’ils ont de la richesse des contribuables. Le rôle des années précédentes peut servir de guide, mais il ne fait pas loi. Tout dépend de l’opinion d’un appréciateur, et cet appréciateur change tous les ans. Ces obscurités ouvrent un champ libre aux passions humaines. La faveur, la pauvreté, l’intérêt, la crainte de choquer un successeur, l’inquiétude de déplaire à un protecteur puissant, peuvent diminuer certaines taxes au préjudice d’autrui ; les sentimens de la haine et de la vengeance peuvent au contraire en aggraver d’autres, et toutes ces différentes sources d’injustice sont derrière un voile qu’il est impossible de lever. » Les plus pauvres ayant le moins les moyens de se défendre, c’est sur eux que tombait le plus lourd fardeau, et il n’était pas rare de voir le terrible huissier des tailles vendre les meubles des malheureux paysans qui n’avaient pu s’acquitter.

Ce mode déplorable de perception avait amené une conséquence que Vauban et Boisguillebert signalaient énergiquement au début du siècle et qui durait encore en 1778. « Un taillable exact dans ses paiemens, disait l’abbé de Véri, craint de voir, l’année suivante, son exactitude punie par une augmentation. Il en résulte que tout taillable redoute de montrer ses facultés ; il s’en refuse l’usage dans ses meubles, dans ses vêtemens, dans sa nourriture, dans tout ce qui est soumis à la vue d’autrui. Cette honte basse, que la crainte d’une légère augmentation occasionne, énerve l’âme du citoyen. Nul ne rougit de faire le pauvre et de se soumettre à l’humiliation qui accompagne les couleurs de la pauvreté. L’attitude de la dépendance et du besoin remplace cette noble sécurité qui chérit la soumission aux lois, et qui repousse la dépendance de ses égaux. Nous ne vous assurerons pas que l’industrie énervée par cette crainte soit la cause unique de la misère, du paysan dans sa vieillesse et de l’affluence qui frappe à la porte des hôpitaux ; mais nous affirmerons avec certitude que la crainte de montrer au jour ses jouissances a beaucoup d’influence sur cette inertie qui se borne au jour le jour et qui ne veut que le strict nécessaire. Qui de nous ne connaît cette expression triviale où se complaît l’indolence du taillable : si je gagnais davantage, ce serait pour le collecteur. »

À ce mal si franchement accusé, comment trouver un remède ? La première idée qui se présentait était celle d’un cadastre tel qu’il existait déjà dans quelques provinces ; mais le bureau avait reculé devant les frais et les lenteurs d’une pareille entreprise. Un autre système avait séduit un moment les membres du bureau. Exposé dans un mémoire envoyé de Provence par un avocat au parlement d’Aix, il consistait dans la substitution d’une contribution en nature à l’impôt en argent. « En Provence, disait l’auteur, où cette imposition est très en usage, il est des communes qui prélèvent la dixième partie des fruits, d’autres la quinzième, et même moins encore. On annonce par des affiches que cette portion de fruits sera vendue par enchères à des personnes solvables, qui verseront le prix dans les mains du receveur. Il ne faut ni livre terrier, ni arpentage, ni évaluations, ni déclarations d’habitans. Le propriétaire est libéré sur-le-champ. Il ne craint pas de voir accumuler des intérêts ni de souffrir des frais de saisie ; il ne peut jamais être arriéré et ne paie jamais au-delà de ses forces. Dans une récolte abondante, il paie un tribut plus fort, et se croit encore très heureux ; dans une récolte médiocre, il donne peu, et dans une année de stérilité absolue il ne donne rien. »

Cette forme d’impôt avait la plus grande analogie avec la dîme ecclésiastique, et l’auteur du mémoire ne le dissimulait pas. « Jamais, disait-il, la dîme n’a ruiné personne, tandis que la taille, même réelle, a causé la ruine d’une infinité de familles. Combien de cultivateurs, accablés par les intérêts et les frais accumulés de leurs tailles arriérées, ne se sont-ils pas vus expulsés du patrimoine de leurs pères par des trésoriers avides ! Au contraire, dans les pays heureux où règne l’imposition en fruits, la propriété est sacrée, la liberté personnelle assurée ; jamais l’impôt ne peut mordre ni sur le fonds, ni sur les meubles, ni sur la personne ; il ne prend qu’une portion des fruits. Les administrateurs nouveaux du Berri pourraient du moins en faire l’essai dans les premières années. On peut leur en assurer le succès d’après l’expérience de la Provence, où les communautés (on appelait ainsi les communes d’aujourd’hui) qui vivent sous l’imposition des fruits prospèrent beaucoup plus que celles où la taille est en usage. »

Malgré ces promesses, le bureau opposait à ce système de nombreuses objections : d’abord l’embarras de la perception, les différentes espèces de fruits se recueillant successivement et presque jour par jour ; ensuite l’incertitude du produit, qui permettait difficilement le paiement exact et régulier des deniers publics ; enfin l’inégalité d’un impôt qui, portant sur le produit brut et non sur le produit net, ne tenait pas compte de la différence des frais d’exploitation, et surchargeait un terrain ingrat plus qu’un terrain fertile. On voit cependant, par l’importance donnée à la proposition, qu’elle répondait à un besoin réel : d’après la constitution financière de la monarchie, l’argent de l’impôt sortait presque tout entier de la province, et il fallait pour le ramener un travail incessant.

Le comte Du Buat avait lu à l’assemblée tout un plan financier conçu par lui. Ce plan n’a pas été publié dans les procès-verbaux, mais le résumé qu’en donne l’abbé de Véri montre qu’il se rapprochait beaucoup de ce qui existe aujourd’hui. M. Du Buat distinguait trois sortes de revenus qu’il proposait d’imposer à part : le revenu foncier des terres et des maisons, le revenu mobilier et le revenu industriel, ce qui revient assez exactement à la distinction établie plus tard par l’assemblée constituante, — impôt foncier, impôt mobilier et impôt des patentes. Le bureau avait jugé ces idées bonnes en théorie, mais il n’avait pas cru devoir s’y arrêter pour le moment, parce qu’elles supposaient un travail d’ensemble, et qu’on n’avait ni le temps ni les moyens de s’y livrer. Il fallait courir au plus pressé, c’est-à-dire parer aux plus gros inconvéniens du mode usité, tout en réservant la question de principe.

On redoutait d’ailleurs l’incurable défiance que tant d’années de gouvernement absolu avaient enracinée dans les esprits. « Le peuple, disait avec raison le rapporteur, n’imagine jamais qu’aucune opération ait pour but son soulagement ; il croit toujours que ce n’est qu’un moyen d’augmenter l’impôt. » Et le peuple n’était pas le seul à concevoir ces craintes : des publicistes écoutés écrivaient que l’institution des assemblées provinciales n’avait d’autre but que de contracter des emprunts avec la garantie des provinces, et de les accabler de nouvelles exactions. Au milieu de ces difficultés, aggravées encore par l’attitude ombrageuse de l’intendant, qui défendait pied à pied son autorité, le bureau ne proposait que quelques mesures de détail qui avaient cependant leur importance : elles consistaient à solliciter du roi la fixation des vingtièmes à payer par la province sous forme d’abonnement, et à confier aux contribuables eux-mêmes le droit de faire dans chaque paroisse la répartition de la taille par des experts élus. L’assemblée adopta ces conclusions, qui apportaient un véritable soulagement.

Le bureau des travaux publics vint en troisième ; il avait pour rapporteur l’abbé de Barzelles. Tout le monde sait combien les travaux publics manquaient en France sous l’ancien régime. Necker évalue à 9,000 lieues de 2,000 toises, ou 36,000 kilomètres, la longueur des routes achevées en 1780 dans tout le royaume ; nous en avons aujourd’hui plus de 160,000, sans compter les chemins de fer et la petite vicinalité. La situation de la France s’était pourtant fort améliorée sous ce rapport, comme sous tous les autres, depuis la mort de Louis XIV, la plupart des routes existantes ayant été ouvertes dans les trente dernières années du règne de Louis XV. Ce grand travail, entrepris par Trudaine, directeur-général des ponts et chaussées, excitait à bon droit l’admiration. La France lui devait l’impulsion qu’avaient reçue son agriculture, son commerce et son industrie, et plus on sentait les effets des routes ouvertes, plus on voulait en ouvrir d’autres. Le Berri, qui formait la quarantième partie de la surface de la France, n’avait alors que 92 lieues ou 368 kilomètres de routes terminées, c’est-à-dire le centième du total national. Il en a aujourd’hui 4,500 kilomètres : il a plus que décuplé. On y ouvrait en moyenne 10 kilomètres de chemins neufs par an, ou le dixième environ de ce qu’on en ouvre annuellement depuis trente ans. On n’avait guère d’autre ressource que celle des corvées. C’est avec les corvées que Trudaine avait fait exécuter son réseau de grandes routes ; mais il regrettait lui-même l’emploi de ce moyen, et demandait que les travaux fussent exécutés autant que possible à prix d’argent, moyennant un impôt spécial.

Après avoir étudié avec soin cette question délicate, le bureau des travaux publics n’avait pas cru devoir prendre de parti : les défauts de la corvée sautaient aux yeux ; mais on sentait en même temps la difficulté de la remplacer, et on se demandait s’il ne valait pas mieux chercher à la corriger dans les détails. Lorsque le roi avait révoqué l’édit qui la supprimait, deux ans auparavant, on n’avait pas osé l’appeler par son nom, et on s’était borné à dire que l’ancien usage était rétabli par provision. En même temps une instruction envoyée aux intendans recommandait de nombreux adoucissemens dans la perception. Ainsi les corvéables ne pouvaient désormais être contraints de se transporter à plus de 8,000 toises de distance, ce qui atténuait un des plus graves abus du passé. L’ingénieur en chef de la généralité proposait à la fois deux systèmes, l’un pour maintenir la corvée, l’autre pour la convertir en argent. Le bureau rapportait le pour et le contre et ne concluait pas. L’assemblée prit une résolution qui montrait à la fois l’impopularité de- la corvée et l’embarras de la remplacer : elle décida que les routes. seraient continuées en 1779 au moyen de la corvée, mais qu’on les distribuerait par tâches entre les communautés, et que la prochaine assemblée s’occuperait, dès le commencement de ses séances, des moyens les plus efficaces à prendre soit pour supprimer la corvée, soit pour n’en laisser subsister que ce qui pourrait se concilier avec les principes de justice et de bienfaisance qui avaient dirigé le roi dans l’établissement des assemblées provinciales.

Le bureau de l’agriculture et du commerce fit son rapport le dernier. Il avait pour rapporteur l’abbé de Vélard. Le travail de M. de Vélard ne fait partie ni des procès-verbaux imprimés, ni des procès-verbaux manuscrits qui existent encore aux archives de Bourges.

Cependant le terme de la session, qui ne devait pas durer plus d’un mois, arrivait. Avant de se séparer, l’assemblée nomma au scrutin secret les sept membres de la commission intermédiaire. Cette commission se constitua aussitôt sous la présidence de l’archevêque ; ses fonctions devaient être gratuites. Les deux procureurs-syndics furent pris hors de l’assemblée : les choix se portèrent sur M. de Bengy, lieutenant-général au bailliage de Bourges, et M. Dumont, procureur du roi au bureau des finances. Leurs gages, comme on disait alors, furent fixés à 4,000 livres par tête. Le secrétaire de l’archevêché fut nommé secrétaire-greffier avec un traitement de 2,400 livres. Quant aux membres de l’assemblée, ils ne consentirent à accepter qu’une indemnité de 300 livres.

Telle fut dans son ensemble cette première session. Elle ne donna point par elle-même de grands résultats, mais elle prépara ce qui se fit par la suite. Cette réunion de quarante-huit députés, comme on les appelait, délibérant, sous la présidence d’un archevêque, sur les affaires d’une grande province, offrait un spectacle imposant, qui ne pouvait manquer de frapper les esprits. La province y vit le signe certain d’un retour à son ancienne prospérité, et les parties du royaume qui n’avaient pas encore de représentation provinciale accueillirent ce premier pas comme une promesse.

La seconde session fut convoquée pour le 16 août 1779, bien que les deux ans d’intervalle légal ne fussent pas expirés. L’intendant de la province, commissaire du roi, y annonça que le règlement définitif ne serait arrêté que plus tard en ce qui concernait le mode de renouvellement des membres, et qu’en attendant le roi avait réduit de deux le nombre des membres du clergé et augmenté d’autant ceux de la noblesse, satisfaction donnée par Necker au parti philosophique. Les deux nouveaux membres nommés par le roi étaient le duc de Béthune-Charost et le comte de Lusignan ; ils prirent séance immédiatement.

On a quelque peine à s’expliquer comment le duc de Charost n’avait pas été élu par l’assemblée ; on n’avait pas osé sans doute, par respect pour sa qualité de duc et pair, porter sur lui des suffrages qu’il méritait à tant d’égards. Descendant et héritier de Sully, qui avait en Berri ses principaux domaines, il possédait dans cette province d’immenses propriétés. La petite ville de Charost, érigée en duché-pairie par Louis XIV, est aujourd’hui un chef-lieu de canton du département du Cher. Né en 1728, le duc de Charost avait alors cinquante ans. Peu d’hommes ont laissé sur la terre un souvenir aussi vénéré. Il avait aboli sur ses terres les corvées seigneuriales dès 1770 et fondé dans sa seigneurie de Meillant, près du magnifique château qui existe encore, un hôpital qu’il entretenait à ses frais. En Bretagne, où il avait aussi des domaines, il avait établi des ateliers de charité ; en Picardie, il encourageait la culture du lin et fondait des prix sur les moyens de prévenir les épizooties. C’est de lui que Louis XV disait un jour : Vous voyez bien cet homme ; il ne paie pas de mine, et il vivifie trois de mes provinces. — Il porta dans ses fonctions de simple membre de l’assemblée du Berri, quoiqu’il eût pu les considérer comme au-dessous de son rang, le même zèle, le même dévouement qui devaient lui faire accepter, en 1799, celles de maire d’un arrondissement de Paris. Une juste popularité l’entourait dans la province, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté pendant la terreur ; il ne dut la vie qu’au 9 thermidor.

Cette session extraordinaire de 1779 ne dura que quinze jours. Il y fut rendu compte des études que la commission intermédiaire avait entreprises pour bien connaître l’effet utile des corvées. Deux membres de cette commission avaient fait faire sous leurs yeux des expériences ayant pour but d’évaluer le prix en argent d’une lieue de chemin neuf. Ils étaient arrivés l’un et l’autre à un prix moyen de 24,000 livres. En même temps on avait calculé que les corvées exécutées annuellement dans la province s’élevaient à 320,000 journées d’hommes et à 96,000 journées de voiture, de sorte qu’en évaluant la journée d’homme à 15 sols et la journée de voiture à A livres, on obtenait l’équivalent de 624,000 livres. Avec l’emploi d’une pareille ressource, on n’achevait tout au plus que deux ou trois lieues de chemin neuf par an, outre les réparations sur les chemins existans, ce qui accusait une perte des deux tiers au moins des fonds employés. On en concluait qu’avec une somme en argent de 250,000 livres, on pourrait faire six lieues de chemin neuf par an, sans compter les réparations, et réaliser encore pour les contribuables une économie de 374,000 livres. L’assemblée renvoya encore sa décision à l’année suivante, pour se donner le temps de vérifier et de compléter les études.

La commission intermédiaire avait rencontré dans l’intendant et ses subdélégués, ainsi que dans les ingénieurs des ponts et chaussées, qui formaient dès cette époque le même corps qu’aujourd’hui[2], un mauvais vouloir manifeste. L’archevêque et le ministre, pour venir à bout de ces résistances, imaginèrent de faire un appel éclatant à l’autorité du roi. L’assemblée délibéra que son président solliciterait l’autorisation de porter au pied du trône, par une députation, les témoignages de sa reconnaissance, et cette députation fut en effet admise à Versailles au mois de février 1780. L’archevêque, qui la conduisait, adressa un discours au roi. Louis XVI répondit avec bienveillance, et l’éclat qui en rejaillit sur l’assemblée contint pour quelque temps ses ennemis. Les principaux membres, passant habituellement l’hiver à Paris, voyaient souvent les ministres ; Necker correspondait en outre avec quelques-uns d’entre eux, notamment avec l’abbé de Véri.

La session de 1780 fut l’apogée de l’institution. L’intendant avait été changé dans l’intervalle, car les intendans changeaient aussi souvent sous l’ancien régime que les préfets de nos jours : on a calculé qu’en cent cinquante ans l’Auvergne avait eu trente intendans. Le nouvel administrateur, M. Dufour de Villeneuve, ouvrit la première séance par un discours plein de témoignages de respect et de déférence pour l’assemblée. L’archevêque-président rendit compte de l’honorable réception faite par le roi à la députation. Il fut annoncé en même temps que le roi accordait l’abonnement demandé pour les vingtièmes, et, pour mettre le comble aux présages favorables, de nombreux dons volontaires furent faits par la noblesse et le clergé de la province. Le chapitre métropolitain offrit 3,000 livres pour être employées à tel objet d’utilité publique que l’assemblée jugerait convenable ; plusieurs autres églises collégiales, plusieurs abbés et prieurs s’étaient empressés de suivre cet exemple, et ce qu’ils offraient montait à plus de 68,000 livres ; quelques gentilshommes avaient donné, en moins de vingt-quatre heures, une somme de 17,000 livres. C’est ainsi que les ordres privilégiés cherchaient à faire oublier leurs immunités avant d’y renoncer tout à fait.

La grande question de la corvée fut remise sur le tapis, mais cette fois pour être résolue. Necker, impatient comme tous les ministres dont l’autorité est contestée, poussait vivement à la suppression. L’assemblée céda, mais avec quelque hésitation ; elle aurait préféré visiblement laisser aux paroisses l’option entre le travail en nature et le rachat en argent. « La perception en nature de tous les genres d’impôts, disait le rapporteur, a été la première règle des sociétés. On y a substitué, pour la commodité des gouvernemens, des perceptions en argent, plus onéreuses, sans consulter les peuples. La province en est encore à l’état primitif pour les chemins, il faut laisser aux contribuables l’option de la charge pour les exécuter ; c’est un soulagement qu’on leur doit. » D’autres proposaient une sorte de corvée mixte, c’est-à-dire que les corvéables auraient acquitté la moitié de leur tâche gratuitement et auraient reçu salaire pour l’autre moitié. Peut-être eût-il mieux valu, au point de vue purement économique, adopter ces demi-mesures, qui permettaient de conserver la corvée tout en l’allégeant. Dans la généralité d’Auch entre les mains de l’intendant d’Etigny, dans la province de Bretagne sous la direction des états, la corvée, bien administrée, venait de donner des résultats inattendus. En la supprimant tout à fait, on se privait d’une grande ressource, car, pour la remplacer par un impôt, il fallait commencer par la réduire des deux tiers. On disait, il est vrai, qu’avec un tiers en argent on obtiendrait plus de travail effectif ; mais on aurait pu obtenir plus d’effet encore en joignant au rachat en argent une portion de travail en nature. La suppression radicale de la corvée a plus nui que servi au développement des routes, et quand on a voulu donner une impulsion sérieuse aux travaux, on s’est cru obligé de la rétablir sous le nom adouci de prestation en nature. Sans doute le rachat en argent vaut mieux en soi, mais il n’est pas toujours possible ; il ne le devient que peu à peu, à mesure que le travail prend de la valeur par l’ouverture des débouches, et on peut affirmer que, si le système de l’option l’avait emporté, notre réseau de chemins serait aujourd’hui beaucoup plus complet.

De telles considérations n’arrêtaient pas Necker et ne pouvaient pas l’arrêter. Ce qu’il voulait, c’était moins une mesure économique qu’un acte politique éclatant qui popularisât les assemblées provinciales par la disparition d’un usage détesté. L’assemblée du Berri comprit cette pensée ; elle décida que la corvée serait abolie dans la province, et que les travaux des chemins s’exécuteraient à l’avenir à prix d’argent. Pour parer à cette dépense, elle écarta la proposition d’un emprunt, et se prononça pour une contribution proportionnelle à la taille ; cette contribution devait être du quart au tiers du principal.

Bien que l’assemblée n’eût pas précisément à s’occuper des impôts indirects, dont la réforme ne pouvait s’accomplir que par l’autorité centrale, elle entendit sur ce sujet plusieurs mémoires étudiés avec soin. Le plus lourd de ces impôts était la gabelle, qui rapportait dans la province 1,800,000 livres. M. de Lusignan proposa de la transformer en une capitation de 4 livres par tête, à l’exception des indigens. On sait que Necker voulait mieux encore : il voulait réduire des deux tiers cet impôt écrasant. Le Berri ne formait pas seulement du côté du midi la frontière des grandes gabelles, il confinait aussi à la ligne de douanes qui partageait la France de l’est à l’ouest, et qui séparait les provinces soumises au tarif de 1664 des provinces réputées étrangères. On payait donc, pour aller de l’Auvergne et du Limousin en Berri, ce qu’on appelait des droits de traite pour certaines marchandises ; ces droits ne rapportaient annuellement que la misérable somme de 105,000 livres, et entravaient inutilement le commerce. L’abbé de Véri, d’accord avec Necker, proposa de les supprimer et de reporter aux frontières toutes les lignes de douanes. Les droits sur les boissons, qu’on appelait aides, donnaient lieu à une foule d’abus et de vexations : on indiqua également les moyens de les réformer, ainsi que les droits sur le contrôle des actes, la marque des fers, etc.

Le duc de Charost proposa, dans un mémoire important, tout un système de canalisation. La position du Berri au centre de la France, le nombre des cours d’eau qui l’arrosent, la forme de la Loire qui décrit une sorte de demi-cercle autour de la province, avaient depuis longtemps attiré l’attention. D’anciens projets, qui remontaient jusqu’à Jacques Cœur, accueillis plus tard par Sully et par Colbert, étaient restés sans effet. On calculait cependant que, de tous les moyens de transport, les canaux étaient les plus économiques. « Un chariot, disait-on, attelé de six chevaux et conduit par deux hommes, ne porte que deux ou trois milliers, tandis que deux mariniers suffisent à un bateau chargé de trois cents milliers ; un seul bateau rend donc à la culture deux cents hommes et six cents chevaux. » Le travail du duc de Charost, imprimé d’abord dans les procès-verbaux, a été réimprimé à part avec cartes et plans. Il s’agissait de rendre navigables toutes les rivières du Berri, l’Yèvre jusqu’à Bourges, la Creuse jusqu’à Argenton, le Cher jusqu’à Montluçon, l’Indre jusqu’à La Châtre, et de relier toutes ces rivières entre elles et avec la Loire par un ensemble de canaux. En Angleterre, le duc de Bridgewater venait de terminer son fameux canal de Manchester à Liverpool, et le duc de Charost ambitionnait évidemment l’honneur de devenir le Bridgewater de la France. Comme moyens d’exécution, il proposait d’employer dans la province la somme qu’elle payait tous les ans pour la navigation générale, d’inviter les riverains des canaux projetés à contribuer à une dépense qui devait les enrichir, et de solliciter du roi la concession des coupes de la vaste forêt du Tronçais, inexploitée faute de débouchés.

On était alors au plus fort de la guerre d’Amérique, qui ne devait se terminer que par la paix de 1783. La France dépensait 400 millions par an pour son armée et sa marine, et, malgré toutes les ressources de son génie financier, Necker avait quelque peine à pourvoir à ces dépenses par des emprunts. Le moment était mal choisi pour entreprendre des dépenses utiles ; c’était déjà beaucoup que de les préparer. L’assemblée se borna donc à voter de nouvelles études ; elle ne devait s’en occuper de nouveau qu’en 1786, et alors elle vota un emprunt de 150,000 livres par an pendant dix ans. La révolution étant survenue, le projet fut abandonné. Il fut repris en 1807, interrompu encore à la fin de l’empire, repris de nouveau sous la restauration, et, bien qu’il ne soit exécuté qu’en partie, le département du Cher lui doit d’être aujourd’hui le plus riche de France en voies artificielles de navigation. En revanche, le département de l’Indre, qui devait avoir sa part dans le projet du duc de Charost, n’a pas un seul kilomètre de voie navigable.

C’est à la fin de cette session de 1780 que l’assemblée du Berri, sur la proposition de son président, vota l’impression de ses procès-verbaux. « Les désirs d’un grand nombre de citoyens de tous les ordres semblent, dit l’archevêque, en faire une loi, et il est juste de leur accorder une satisfaction si naturelle sur un objet essentiellement lié au bonheur du peuple. » Ces premiers procès-verbaux forment un volume in-4o, imprimé à Bourges.

L’année suivante, Necker n’était plus ministre, et l’institution des assemblées provinciales paraissait menacée de tomber avec lui. La commission intermédiaire ne se découragea pas ; elle poursuivit avec persévérance l’exécution des votes, notamment en ce qui concernait les travaux des chemins. L’assemblée, aux termes de son institution, devait être convoquée en 1782 ; elle ne le fut qu’au mois d’octobre 1783, sur les instances réitérées de l’archevêque. Le nouveau ministre présenta cet ajournement comme une compensation de la session extraordinaire de 1779. L’autorisation de publier les procès-verbaux fut retirée. Trois membres du clergé avaient été promus à l’épiscopat : M. de Séguiran, abbé du Landais, était devenu évêque de Nevers : M. de Béthisy, abbé de Barzelles, évêque d’Uzès, et M. de Hercé, abbé de Chezal-Benoît, évêque de Dol. Tous trois conservèrent leurs abbayes dans la province, mais les évêques d’Uzès et de Dol, étant désormais trop éloignés du Berri par leur résidence, durent être remplacés à l’assemblée. Le nouvel évêque de Nevers ne cessa pas d’en faire partie. Tous les trois ont été plus tard membres de l’assemble des notables, et élus en 1789 aux états-généraux.

Avant de quitter le ministère, Necker avait pris une des meilleures mesures de son administration : il avait fait décider par le roi, le 13 février 1780, que la taille, qui pouvait jusqu’alors s’accroître arbitrairement par un simple arrêt du conseil, ne pourrait plus être augmentée que par une loi soumise à l’enregistrement des parlemens. Le bureau de l’impôt rendit hommage en ces termes à la nouvelle réforme : « Il est heureusement arrivé, depuis votre séparation, une sorte de révolution, un événement mémorable en matière de taille. Ce qui rendait surtout cet impôt affligeant pour les contribuables, c’est qu’il pouvait s’accroître et s’accroissait réellement d’année en année sans formes publiques, sans promulgation quelconque, et devait, par sa progression naturelle, peser indéfiniment sur la substance de la nation. Il eût été chimérique, dans cette situation, d’attendre des peuples qu’ils se prêtassent à donner les éclaircissemens nécessaires à une meilleure répartition. Rien ne les eût rassurés contre la crainte de voir ajouter aux charges anciennes à mesure que leurs facultés seraient mieux connues, et tout projet de recherche eût été un signe de terreur. Enfin le gouvernement a pris la résolution courageuse de fixer le montant de la taille et de ses accessoires. Après cet engagement solennel, nous pouvons avec confiance rechercher les rapports des facultés des contribuables et des charges, et les peuples, éclairés sur l’objet de vos recherches, n’y verront que le désir paternel et juste de partager entre les membres d’une même famille les diverses parties du fardeau commun. »

L’abbé de Vélard lut sur la situation de l’agriculture et de l’industrie un grand travail. Quelque misérable que fût le Berri, l’agriculture n’y était pas précisément stationnaire. Une société d’agriculture fondée peu après celle de Paris, en 1762, avait fait quelques efforts pour ranimer le travail des champs. L’intendant d’alors, M. Dodart, avait prononcé un discours d’ouverture où il insistait sur la nécessité d’étendre la culture des prairies artificielles, d’augmenter le nombre des bestiaux et la quantité des engrais, de clore les champs par des haies, d’affermer les communaux, etc. On peut se moquer des discours en fait d’agriculture ; ils n’en sont pas moins le témoignage de la situation des esprits au moment où on les prononce. Celui-ci prouve que les principes du développement agricole étaient connus et professés en Berri il y a cent ans ; la grande difficulté venait, comme toujours, du manque de capitaux et de débouchés. Expilly s’exprimait ainsi dans son Dictionnaire de la France : « Le Berri serait l’une des meilleures provinces du royaume, si le commerce y était plus florissant et l’exportation des denrées plus facile. Les habitans y font un débit considérable de leurs bestiaux et surtout de leurs moutons. Ils vendent aussi quantité de laine et de chanvre. »

Ces divers produits allaient en s’accroissant, mais par un mouvement de progression si lent, qu’il paraissait insensible. Un propriétaire du pays, le marquis de Barbançois, avait reçu dans sa terre de Villegougis les premiers moutons de race espagnole importés par Turgot en 1776, Un autre, le vicomte de Lamerville, le même qui fut plus tard député à l’assemblée constituante et rapporteur de la loi de 1791 sur les biens et usages ruraux, créait dans ses domaines, à Dun-le-Roi, le plus beau troupeau de mérinos qu’il y eût en France, la race de Rambouillet n’existant pas encore. D’autres travaillaient à perfectionner la culture du chanvre et celle des céréales. On avait essayé, mais sans succès, d’introduire le mûrier. L’abbé de Vélard n’en fit pas moins dans son rapport le plus triste tableau de l’état des campagnes. Il condamnait surtout l’abus de la vaine pâture. Sous prétexte que les troupeaux formaient le revenu le plus clair du sol, le Berri presque tout entier n’offrait qu’un immense pâturage sans clôtures, où les moutons dévoraient tout. L’assemblée demanda la réforme des coutumes en matière de vaine pâture, de manière à favoriser l’extension des prairies, tant naturelles qu’artificielles, et la reproduction des bois. En même temps elle fonda des prix et des concours, créa une école pratique de bergers, sous la direction de M. de Lamerville, et acheta de Daubenton vingt béliers de race améliorée.

Au nombre des usages locaux les plus pernicieux à l’agriculture, le rapporteur rangeait ce qu’on appelait la communauté taisible entre frères et sœurs, pour l’exploitation d’un même domaine. « Dans ces petites républiques, disait-il, comme dans les grands états, chacun à la prétention de profiter de tous les bénéfices de l’association en rejetant le plus possible sur les autres sa part des charges communes ; chacun fait le moins de travail qu’il peut. Il en résulte qu’avec beaucoup de bras il se fait très peu d’ouvrage ; il faut qu’un domaine chargé de nourrir tant de monde sans activité donne des récoltes valant 4 ou 5,000 livres, pour que le propriétaire ait un produit de 4 à 500 livres, et quelquefois moins. L’anarchie règne naturellement dans une ferme où chacun est maître au même titre que le chef. Cet usage entretient celui des mariages prématurés, qui est une des principales causes de la faiblesse et de la paresse des femmes, et contribue beaucoup à la dégradation de l’espèce humaine en Berri. » Ces associations rurales étaient autrefois usitées dans tout le centre de la France, et y portaient partout les mêmes fruits. Quant à l’industrie, elle était encombrée de tant de règlemens et de privilèges qu’elle pouvait difficilement faire un pas. Pour être admis à faire à Châteauroux le pauvre métier de tisserand, il fallait commencer par payer 200 livres. Heureusement l’édit de Turgot sur l’abolition des maîtrises venait de commencer une autre ère ; tous les documens émanés de l’assemblée respirent la nouvelle doctrine économique de la liberté du travail.

La cinquième session, qui devait être la dernière, s’ouvrit au mois d’octobre 1786. L’assemblée dut encore pourvoir aux places devenues vacantes dans son sein. Parmi les noms qu’elle désigna, il s’en trouvait un destiné à une prochaine illustration. Né en 1754, le comte Destutt de Tracy était alors colonel du régiment de Penthièvre. Il devait bientôt quitter les armes pour la politique et la philosophie. Ses ancêtres avaient été au nombre de ces Écossais qui, sous les ordres d’un Stuart, passèrent en France pour combattre les Anglais pendant la guerre de cent ans. Ils avaient en récompense reçu du roi une seigneurie en Berri, et avaient acquis plus tard par alliance la terre de Tracy, sur la rive droite de la Loire. M. de Tracy, qui possédait en outre de grands biens dans le Bourbonnais, fut élu aux états-généraux par la sénéchaussée de Moulins en 1789 ; il est mort en 1836 pair de France et membre de l’Institut. Un des derniers et des plus honorables représentans de la philosophie du XVIIIe siècle, il a marqué par ses écrits une période dans l’histoire des sciences morales et politiques.

Au début de cette cinquième session, l’intendant félicita l’assemblée au nom du roi sur les résultats, désormais constatés par une expérience de six ans, de la méthode adoptée pour la confection et l’entretien des routes. L’opinion commençait à se prononcer hautement en faveur des assemblées provinciales ; l’édit de 1787 approchait. Le vote le plus important de la session fut l’emprunt pour l’exécution des canaux. L’année suivante, l’assemblée fut représentée à la réunion des notables par plusieurs de ses membres. On ne la réunit point en 1788 à cause de l’agitation générale qui avait suivi la convocation des états-généraux, et le décret de l’assemblée constituante qui institua la nouvelle organisation départementale mit fin à son existence.


II. — LA HAUTE-GUIENNE.

La généralité de Montauban, qui, sous le nom de Haute-Guienne, reçut en 1779 la seconde assemblée provinciale, comprenait les anciennes provinces de Rouergue et de Quercy, ou les deux départemens actuels de l’Aveyron et du Lot, avec une partie de Tarn-et-Garonne. Elle contenait quatre évêchés : Cahors, Montauban, Rodez et Vabres, et six élections, dont trois en Rouergue : Villefranche, Rodez et Millau, et trois en Quercy : Montauban, Cahors et Figeac. Ces six élections forment aujourd’hui dix arrondissemens. La généralité avait 1,600,000 hectares d’étendue, et contenait 530,000 habitans, ou 30 par 100 hectares, comme en Berri, quoique le sol y fût bien autrement montueux et stérile. On y payait 22 livres 5 sols de contributions par tête, tandis que la généralité de Bourges ne payait que 15 livres 12 sols, et cette différence dans le produit des impôts peut être considérée comme indiquant assez exactement la différence de richesse. La taille était plus forte dans la généralité de Montauban, mais moins, arbitraire. Le Quercy était rédimé de l’impôt du sel, et le Rouergue n’avait à supporter que les petites gabelles, tandis que la grande gabelle pesait de tout son poids sur le Berri.

Avec les provinces voisines de la Haute-Auvergne et du Gévaudan, le Rouergue forme le nœud de montagnes le plus hérissé de France. Trois rivières, ou plutôt trois torrens, en découlent, — le Lot, l’Aveyron, le Tarn, — et partagent le Rouergue en trois grandes chaînes qui se subdivisent en une foule de chaînons. Moins élevé, le Quercy se divisait en deux groupes, le haut, presque tout composé de plateaux calcaires que perce le cours sinueux du Lot, et le bas, plus uni et plus fertile, où le Tarn et l’Aveyron viennent mêler leurs eaux avant de se jeter ensemble dans la Garonne.

Au moyen âge, le Rouergue et le Quercy avaient eu leurs états particuliers. L’histoire locale a conservé la liste des membres des derniers états du Rouergue. On les appelait dans le pays les petits états par allusion à ceux de la grande province voisine, le Languedoc. Le clergé y comptait une trentaine de membres ; à côté des deux évêques de la province siégeait l’abbé ou dom d’Aubrac, ce mont Saint-Bernard de la France, fondé au XIIIe siècle sur la cime à peine accessible des montagnes de la Guiole. Le Larzac presque tout entier appartenait à une commanderie de l’ordre du Temple, dont le titulaire avait aussi un siège aux états du Rouergue, ainsi que les abbés de Conques, de Bonnecombe, de Bonneval, de Loc-Dieu, de Nant, de Sylvanès, et jusqu’aux abbesses de deux couvens de femmes. La noblesse n’y comptait pas moins de soixante représentans, car ces montagnes portaient de nombreux châteaux-forts, dont les habitans ont pris une part active à toutes les luttes de notre histoire, depuis les croisades jusqu’aux guerres de religion. Les consuls, jurats et syndics de soixante-dix villes ou bourgs, dont la moitié ne sont même pas aujourd’hui des chefs-lieux de canton, formaient le tiers-état[3]. Cette assemblée, qui ne devait pas compter moins de deux cents membres pour l’étendue actuelle d’un seul département, se réunit pour la dernière fois à Villefranche le 27 août 1651. L’évêque de Rodez, qui aurait dû présider, était Hardouin de Péréfixe, le précepteur de Louis XIV et l’auteur de la Vie de Henri IV ; mais ce prélat était absent ainsi que le dom d’Aubrac : la cour attirait dès lors loin de leur résidence et de leurs devoirs le haut clergé comme la haute noblesse.

Nous n’avons pas de détails aussi précis sur les anciens états du Quercy que sur ceux du Rouergue. Nous savons seulement que leur composition devait être à peu près la même et qu’ils se réunissaient alternativement dans les quatre villes de Cahors, Montauban, Figeac et Moissac, et dans les quatre châtellenies de Caylus, Lauzerte, Gourdon et Montcuq. Ils existaient avant le XIIIe siècle, puisque Simon de Montfort les réunit à Figeac en 1214. C’étaient eux qui, sous Henri II, avaient racheté la gabelle en payant un faible capital. Ils paraissent s’être soutenus jusqu’à Richelieu. « Ce ministre, dit l’historien du Quercy, créa en 1635 une intendance à Montauban, et dès lors tout espoir de voir rétablir les états du pays fut perdu. » En 1642, une cour des aides fut créée à Cahors, puis transférée à Montauban. La petite vicomte de Turenne, enclavée dans le Quercy, avait eu aussi ses états particuliers, qui se réunissaient à Martel.

Cette destruction des libertés locales avait eu dans la Haute-Guienne les mêmes conséquences qu’en Berri. Suivant toutes les apparences, la population du Rouergue et du Quercy était la même vers la fin du XVIe siècle que deux cents ans après. Fromenteau, dans son Secret des finances, écrit en 1581, évalue à 65,000 le nombre des familles du Rouergue, ce qui, à cinq personnes par famille, donnerait un total de 325,000 âmes ; en supposant que le Quercy en eût proportionnellement 225,000, on arrive à un total de 550,000, ou à très peu près ce qu’a donné le dénombrement de 1790. La plupart des villes avaient alors au moins autant d’habitans qu’aujourd’hui. Pour que Montauban ait pu résister à l’armée de Louis XIII, il fallait que cette ville fût très peuplée. Les campagnes offrant peu de sécurité, la population devait s’accumuler dans les bourgs fortifiés pour s’y mettre à l’abri. On peut voir un indice de ces agglomérations dans les pestes nombreuses qui dévastèrent la plupart de ces villes, et qui amenèrent, suivant les historiens, des mortalités hors de proportion avec le nombre actuel de leurs habitans. Dans le cours du XVIIe siècle, cette population diminua. La ville de Millau, qui, d’après Monteil, avait eu jusqu’à 15,000 habitans, n’est portée dans le Dictionnaire d’Expilly que pour 3,000 en 1726. D’après les dénombremens des intendans, la généralité de Montauban comptait 788,000 habitans en 1700, mais elle avait alors deux fois plus d’étendue qu’en 1789 ; en retranchant les cinq élections détachées en 1715 pour former la généralité d’Auch, on trouve pour le Rouergue et le Quercy environ 400,000 âmes. La révocation de l’édit de Nantes avait été pour beaucoup dans cette diminution.

Un autre signe de l’antique prospérité de ces deux provinces se retrouve dans les nombreux édifices qui datent du moyen-âge. On est frappé, en entrant dans les moindres cités, du grand nombre de vieilles maisons qu’on rencontre et de l’élégance de la construction. En Rouergue le clocher de Rodez et le château de Bournazel, en Quercy les châteaux de Montai, d’Assier, de Brétenoux, portent le magnifique témoignage de ce qu’a été dans cette région l’architecture de la renaissance. Rien de pareil ne reste des siècles suivans. La poésie suit les mêmes vicissitudes ; Clément Marot, le charmant poète du règne de François Ier, était un enfant du Quercy, et un autre poète de cette province, Maynard, venu au moment de la décadence, a finement exprimé les griefs de son pays et les siens dans ces vers adressés à Richelieu :

Par votre humeur le monde est gouverné ;
Vos volontés font le calme et l’orage,
Et vous riez de me voir confiné,
Loin de la cour, dans mon petit village !
J’y suis heureux de vieillir sans emploi,
De me cacher, de vivre tout à moi,
D’avoir dompté la crainte et l’espérance.
Et si le ciel, qui me traita si bien,
Avait pitié de vous et de la France,
Votre bonheur serait égal au mien.

Après Maynard, tout se tait, et rien ne trouble plus le silence qui se fait en Quercy comme partout.

L’arrêt du conseil du 11 juillet 1779, qui instituait l’assemblée provinciale en échange des anciens états, portait qu’elle serait composée de dix membres de l’ordre du clergé, seize gentilshommes propriétaires et vingt-six membres du tiers-état, en tout cinquante-deux, ou quatre de plus que dans le Berri, pour tenir compte de l’étendue un peu plus grande de la généralité. Le roi nomma les seize premiers membres qui devaient nommer les trente-six autres. Il désigna, pour le clergé, les quatre évêques de la généralité, pour la noblesse le comte de Durfort-Boissière, le comte d’Adhémar de Panât, le comte de Lastic Saint-Pol et le marquis de Lavalette-Parisot, pour le tiers-état MM. Pons de Caylus, de Combette, de Séguret, de Neirac, Dumas, de Boutaric, de Labro et Marqueyret.

L’évêque de Rodez, M. Champion de Gicé, avait rempli, de 1765 à 1770, les fonctions d’agent-général du clergé, position importante et fort en vue qui menait toujours à l’épiscopat. Il y avait montré des talens qui le firent nommer par Necker, devenu son ami, président de l’assemblée provinciale. L’évêque de Montauban ne prit jamais part aux travaux de l’assemblée, sans doute pour ne pas accepter, la présidence de l’évêque de Rodez. L’évêque de Cahors, M. de Nicolaï, et l’évêque de Vabres, M. de Castries, se montrèrent plus accommodans. Le siège de Vabres, supprimé par le concordat, avait eu plusieurs cardinaux parmi ses évêques ; Vabres, qui a beaucoup perdu à cette suppression, n’est plus qu’une modeste commune d’un millier d’habitans, près de Sainte-Affrique. Quant à l’antique domerie d’Aubrac, elle n’existait plus depuis longtemps ; elle avait été sécularisée sous Louis XIV.

Dans la noblesse, le comte de Durfort-Boissière appartenait à la grande maison ducale des Durfort-Duras. Le marquis de Lavalette-Parisot descendait d’un frère du fameux grand-maître de l’ordre de Malte qui défendit si glorieusement son île contre les Turcs en 1565 ; on voit encore sur les bords de l’Aveyron, au-dessous de Saint-Antonin, les ruines du château de Lavalette, bâti vers le milieu du douzième siècle. Ces montagnes avaient produit deux autres grands-maîtres de l’ordre, Dieudonné de Goyon, qui tua le fameux serpent de Rhodes et devint grand-maître en 1345, et Jean de Lastic, élu en 1437 ; c’est à une branche de cette dernière famille qu’appartenait le comte de Lastic Saint-Pol, lieutenant-général des armées du roi, nommé membre de l’assemblée. Le comte d’Adhémar, issu des Adhémar de Provence, avait acquis par mariage la terre de Panat, une des plus anciennes châtellenies du Rouergue ; les seigneurs de Panât étaient autrefois au premier rang parmi les barons des états, et cette nomination rappelait heureusement des souvenirs chers à la province.

Dans le tiers-état, M. de Séguret était lieutenant-général au présidial de Rodez ; M. de Boutaric, descendant du célèbre jurisconsulte de ce nom, président de l’élection de Figeac, et M. Marqueyret, lieutenant de maire à Montauban.

Parmi les membres élus par l’assemblée, on remarque : pour le clergé, l’abbé de Villaret, alors vicaire-général de Rodez, et qui devint ensuite député aux états-généraux, évêque d’Amiens et de Casai sous l’empire, chancelier de l’université, et le modeste nom d’un simple curé de campagne, M. Cocural, dont le choix montre l’esprit de justice et d’égalité qui régnait dans l’assemblée ; dans la noblesse, le marquis de Mostuéjouls, dont la famille habite depuis huit cents ans sans interruption le château de ce nom sur les bords du Tarn, exemple de fidélité peut-être unique en France, et un autre descendant d’un ancien baron des états, le comte de Vézins[4] ; pour le tiers-état, Verninac de Saint-Maur, juge à Souillac, père de celui qui fut sous la république ministre en Suède et à Constantinople et préfet du Rhône, le littérateur Pechméja, auteur de Télèphe, poème en prose qui eut dans son temps l’honneur d’être comparé à Télémaque, et Allaret des Pradels, agronome passionné qui a introduit dans les environs de Millau la culture du trèfle et de la pomme de terre.

Une question délicate s’était élevée sur le lieu où se réunirait l’assemblée. Quoique le Quercy et le Rouergue fissent partie depuis longtemps de la même administration, chacune de ces deux provinces ne cessait de se considérer à part. La ville de Montauban, la plus importante de toutes, résidence de l’intendant et de la cour des aides, était située à l’une des extrémités de la généralité ; on pouvait craindre d’ailleurs des conflits nombreux entre les personnes en rapprochant trop les nouveaux administrateurs des anciens. Cahors et Rodez, les deux autres capitales, soulevaient aussi par leur situation des objections et des rivalités. On préféra Villefranche comme placée au centre des deux provinces et comme ayant été le siège des derniers états. L’assemblée s’y réunit le 14 septembre 1779, dans la chapelle particulière du collège des frères de la doctrine chrétienne, par lettres de convocation expédiées par ordre du roi et adressées à tous les membres sans distinction. M. Terray, intendant de la généralité et neveu du fameux contrôleur-général, prononça un discours d’inauguration, après quoi il se retira et ne reparut qu’à la séance de clôture pour prononcer un autre discours. L’assemblée entendit en corps, comme celle du Berri, une messe du Saint-Esprit, et commença immédiatement ses travaux.

L’abbé de Saint-Géry, vicaire-général à Montauban, rapporteur du bureau dit du bien public, entretint le premier ses collègues d’une question relative à la liberté du commerce des vins. Les vins et les farines formaient dès lors le principal objet du commerce du Quercy. Or on connaît, par le préambule de redit de Turgot d’avril 1776, la prétention, incroyable aujourd’hui, des propriétaires du Bordelais d’interdire dans cette ville la vente de tout autre vin que le leur. Cet édit, qui avait abrogé tous les règlemens contraires à la circulation des vins, n’avait alors que trois ans de date, et, comme toutes les mesures de Turgot, il rencontrait dans l’exécution des difficultés. L’abbé de Saint-Géry se fit l’énergique interprète des réclamations de la Haute-Guienne contre l’ancien monopole. La ville de Bordeaux exigeait encore, sous peine d’amende et de confiscation, que la futaille de Cahors fût plus petite que celle du Bordelais ; les droits d’exportation étant perçus par tonneau, sans distinction de jauge, les marchands étrangers se voyaient contraints de préférer les grandes futailles aux petites. Sur la proposition de l’abbé de Saint-Géry, l’assemblée supplia le roi de mettre un terme à cet abus, qui fermait presque aux vins du Quercy leur principal débouché.

L’abbé de Villaret fit le rapport sur le projet de règlement. Fort semblable à celui de l’assemblée du Berri, ce projet s’en distinguait cependant sur quelques points importans. Ainsi, pour le renouvellement ultérieur des membres, il admettait la sortie triennale, mais il écartait l’élection proprement dite et réservait tous les choix à l’assemblée. En revanche, parmi les membres éligibles de l’ordre du clergé, il admettait les curés, qu’avait exclus le règlement du Berri. Il se déclarait très nettement contre toute indemnité pour les députés.

Le rapport du bureau des impositions fut présenté par l’évêque de Cahors. La taille était réelle dans la généralité, c’est-à-dire perçue sur la valeur des biens-fonds d’après un cadastre fait par ordre de Colbert en 1669. Ce cadastre étant très défectueux, on avait essayé d’y porter remède par des remises accordées par le roi sous le nom de trop allivré et de moins imposé, mais la répartition de ces allégemens donnait lieu à de vives réclamations. On jugera du fardeau que la taille imposait à certaines propriétés par ce fait qu’une loi spéciale défendait aux propriétaires d’abandonner les fonds trop imposés, à moins d’abandonner en même temps tous ceux qu’ils possédaient dans la même commune. Dans l’impossibilité de recommencer un cadastre général, l’assemblée décida qu’il serait fait successivement un nouveau cadastre partiel des communes trop imposées, pour régler la distribution des décharges.

Le rapport sur les chemins fut fait par l’évêque de Vabres. Avant 1742, on ne connaissait, dans la généralité, d’autre route que la ligne de poste de Paris à Toulouse et celle de Montauban à Agen. Lors de l’impulsion donnée aux travaux publics par Trudaine, on avait essayé d’en ouvrir deux autres, l’une de Caussade vers le Bas-Languedoc, l’autre de Toulouse aux Cévennes ; mais l’intendant d’alors, Lescalopier, avait eu recours, pour les exécuter, à l’emploi des corvées, ce qui souleva une telle irritation qu’il fallut y renoncer. Les fonds provenant de l’impôt établi en échange avaient été ensuite si mal administrés que les travaux avaient fait très peu de progrès, et que la province devait aux entrepreneurs un arriéré de 300,000 livres. Sans hésiter, l’assemblée entreprit d’exécuter les routes qui manquaient, et vota à cet effet une imposition additionnelle, fixée provisoirement au onzième de la taille ; les deux ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, déclarèrent spontanément qu’ils consentaient à payer leur part d’imposition pour cet objet. Un membre du tiers-état, Pechméja, lut au nom du même bureau un rapport sur les moyens d’améliorer la navigation des rivières ; des travaux étant déjà commencés dans le Lot par ordre du roi, l’assemblée se borna à en demander la continuation ; elle émit en outre le vœu, que les propriétaires de moulins fussent invités à exécuter avec plus de soin les règlemens protecteurs de la navigation. Le comte de Panat accepta les fonctions de procureur-syndic, qu’il devait remplir avec le zèle le plus assidu ; son traitement fut fixé à 4,000 livres. Les membres de la commission intermédiaire reçurent une indemnité de 1,000 livres. Après avoir nommé au scrutin les membres de cette commission et décidé l’impression de ses procès-verbaux, ainsi que l’envoi d’une députation au roi, l’assemblée se sépara.

Elle se réunit de nouveau l’année suivante, en 1780, la première session n’étant considérée que comme préparatoire. L’intendant annonça que la plupart des propositions avaient reçu l’assentiment du roi. Un rapport du procureur-syndic, au nom de la commission intermédiaire, fit connaître l’état de toutes les questions. Puis vinrent de nombreux rapports de la part des bureaux. Il serait superflu d’entrer ici dans le détail d’opérations compliquées sur des impôts qui ont généralement changé de nom et d’assiette. Il suffira de dire que les efforts tendaient toujours vers le même but, l’amélioration de la répartition et le soulagement des contribuables les plus chargés. L’assemblée avait décidé l’année précédente, conformément aux bases posées par Turgot dans un édit de 1776, que les routes seraient divisées en quatre classes : 1° les grandes routes de poste, qui communiquaient avec la capitale ; 2° celles d’une ville de la province à une autre, que nous appelons aujourd’hui routes départementales ; 3, celles d’une petite ville à une autre, que nous appelons chemins vicinaux de grande communication ; 4° celles de commune à commune, que nous appelons chemins vicinaux ordinaires. On devait pourvoir à l’exécution de chacune de ces classes sur des fonds différens[5]. En même temps on régla rigoureusement l’emploi des fonds accordés par le roi pour les ateliers de charité, institution ancienne, renouvelée et perfectionnée par Turgot, qui consistait à fournir du travail sur les chemins, dans la saison rigoureuse, aux pauvres des communes rurales.

La grande affaire était toujours le cadastre.- Un travail immense avait été préparé pour poser les bases d’une évaluation aussi exacte que possible des terres. La commission intermédiaire avait fait choix, pour diriger l’exécution, d’un ingénieur géomètre connu par un travail analogue qu’il avait exécuté dans l’île de Corse, M. Henri de Richeprey, qui déploya un talent supérieur et une prodigieuse activité. Pour donner une idée du nouveau système, on avait décidé qu’il en serait fait un essai sur la commune ou communauté de Villefranche, dont le vaste territoire représentait par sa variété presque tous les terrains de la province. Le cadastre de cette commune fut en effet terminé à temps et présenté à l’assemblée.

Plusieurs questions qui intéressaient directement l’agriculture furent traitées dans cette session. L’usage des champarts ou partages de fruits en nature entre le cultivateur et le propriétaire était assez répandu dans la province, et les terres soumises à ce mode de redevance paraissaient moins bien cultivées que les autres. Un membre de la noblesse, le baron de La Guépie, avait pris le parti d’inféoder ses champarts, comme on disait alors, c’est-à-dire de les transformer en une rente’ fixe en grains, et on remarquait qu’il avait, par ce moyen, assuré ses revenus et augmenté le bien-être de ses colons. L’assemblée émit le vœu, pour favoriser de semblables transformations, que les actes d’inféodation des terres soumises au droit de champart fussent exemptés du droit de contrôle et d’enregistrement. Elle se prononça contre l’institution des pépinières publiques, qui entraînaient des frais sans utilité. Un propriétaire du pays, M. d’Auterives, ayant importé avec succès des béliers flamands, elle décida qu’on ferait venir de Flandre vingt-quatre béliers de la plus belle espèce, et qu’on les distribuerait entre les principaux cultivateurs, à la charge par eux d’en rendre deux l’année suivante, qui seraient distribués de la même façon.

Le Rouergue et le Quercy, renfermant beaucoup de terres stériles et difficilement cultivables, avaient de grandes étendues de biens communaux. L’attention de l’assemblée fut appelée sur ce sujet, un de ceux qui occupaient le plus les économistes et les agronomes. « L’opinion générale, disait le rapport, semble demander depuis longtemps le partage des communaux en France, et les principes de l’économie politique doivent en effet condamner tous les établissemens dont le résultat est de borner la masse des productions nationales et d’arrêter les progrès de la culture. Ces terrains, qui semblent destinés à assurer au pauvre des secours indépendans de toute révolution, ne remplissent même pas cet objet. Le pauvre, n’ayant ni bestiaux ni troupeaux, ne fait aucun usage de ses droits sur des biens plus stériles encore pour lui que pour la société. Des paysans entreprenons en usurpent des portions considérables, dont la taille et la rente restent à la charge de la totalité des habitans. De là une infinité de procès et un cri général pour demander le partage. Les principes de ce partage n’étant fixés ni par la loi ni par l’usage, les discussions n’ont point de fin, et les communautés s’écrasent par les procès où s’appauvrissent par leur silence. » Le bureau du bien public proposait donc un partage sur les bases suivantes : une moitié des communaux eût été divisée par portions égales entre tous les habitans de la commune, et une autre moitié suivant la proportion de l’impôt ou allivrement payé par chacun d’eux. On avait voulu concilier par là les deux prétentions qui se disputaient les communaux et favoriser à la fois l’extension de la grande, de la moyenne et de la petite propriété.

L’assemblée s’occupa ensuite de la mise en valeur des richesses minérales que possèdent’en si grande abondance les montagnes du Rouergue. « Les grandes avances que demande l’exploitation des mines, dit le rapport, ont fait négliger ce moyen d’augmenter nos richesses. Nous trouvons encore des traces du travail que nos pères ont fait en ce genre. Le gouvernement, occupé de l’exploitation des mines, n’a trouvé d’autre moyen d’en tirer parti que d’en faire concession à des particuliers. Ce moyen n’a pas toujours eu des suites heureuses, et on se rappelle encore avec effroi les troubles qu’occasionna dans quelques communautés des environs de Cransac la concession que le roi avait faite des mines de charbon de ce canton. Ces mines furent de nouveau abandonnées au peuple qui les avoisine ; il se contente d’en tirer ce qu’il lui faut pour sa consommation et en vend une petite quantité pour satisfaire aux besoins bornés qu’il éprouve. Le genre d’exploitation nécessaire est au-dessus de son industrie et de ses moyens. Les mines de Cransac sont d’autant plus importantes que, placées sur le bord du Lot, le charbon qu’on en retire se transporte par eau jusqu’à Bordeaux. Si le roi voulait bien confier à l’assemblée provinciale l’administration et l’exploitation des mines, cette source de richesses pourrait devenir féconde, car personne ne peut surveiller un pareil travail comme une administration composée des députés de tous les cantons, qui ont à répondre de leurs fautes à la province entière. »

Pendant cette première période de l’assemblée de la Haute-Guienne, on retrouve partout l’ardente impulsion de l’évêque-président. M. Champion de Cicé était, comme l’abbé de Véri, un ami et un disciple de Turgot ; ce n’est cependant pas à lui, mais à son frère aîné, qui devint évêque d’Auxerre, que Turgot avait adressé à vingt-deux ans sa Lettre sur le papier-monnaie, où se révélait tout entier le grand économiste. Les archives de Rodez contiennent la copie de la correspondance de M. Champion de Cicé avec les procureurs-syndics de l’assemblée pendant l’année 1780. Il passa à Paris cette année entière, à part le temps de la session, et s’y occupa très activement des intérêts de la province. L’intendant et la cour des aides de Montauban contrariaient tous les mouvemens de la nouvelle administration ; l’évêque, tenu au courant de leurs démarches, les combattait avec énergie, et, avec l’aide de Necker, finissait presque toujours par l’emporter. Ses lettres roulent sur les sujets les plus divers : routes, postes, octrois, haras, navigation des rivières, commerce, jauge des vins, questions d’impôts, rien ne lui échappe ; il n’y a pas jusqu’à une manufacture de cuirs façon d’Angleterre, qu’il s’agissait d’établir à Montauban, qui n’occupe fortement son attention. On ne peut lui reprocher qu’un ton de hauteur et de domination qui contraste avec son caractère épiscopal ; il aimait les honneurs, le pouvoir, les affaires, et cette passion l’a mené loin, puisqu’elle lui a fait accepter pendant son ministère la constitution civile du clergé ; pour le moment, son ambition même ne servait qu’à l’exciter au bien.

Au commencement de 1781, il fut nommé archevêque de Bordeaux et quitta la province. Son successeur au siège de Rodez, M. Seignelay de Colbert, devint à son tour président de l’assemblée, et y montra le même dévouement, avec moins de fougue peut-être, mais avec plus de douceur. Si le Berri a eu parmi ses administrateurs un membre de la famille de Sully, la Haute-Guienne a pu s’honorer de compter parmi les siens un descendant de Colbert. Le nouveau président écrivait moins que l’autre, mais il calma souvent par son caractère conciliant des froissemens de personnes que son prédécesseur aurait peut-être irrités, ce qui ne l’empêchait pas de montrer à l’occasion une fermeté inébranlable.

La retraite de Necker en 1781 parut mettre un moment en question, dans la Haute-Guienne comme dans le Berri, l’existence de l’assemblée provinciale ; mais elle avait eu en moins de deux années le temps de jeter de profondes racines. Cette année 1781 fut même celle où la commission intermédiaire et son infatigable agent, M. de Richeprey, accomplirent le plus de travaux. L’assemblée avait ordonné une sorte d’enquête sur l’état agricole de la généralité ; M. de Richeprey fit à lui seul cette immense recherche, dont le résultat pratique fut imprimé sous ce titre : Description des diverses qualités du sol de la Haute-Guienne. Pour en réunir les matériaux, il se rendait successivement dans chaque commune avec deux ou trois géomètres ; là, il assemblait les notables, s’enquérait auprès d’eux des besoins du pays, de l’état des impôts et des rentes, et rédigeait un procès-verbal de leurs réponses, qu’il accompagnait de ses observations personnelles. La relation de ce voyage est distincte de la description imprimée ; le manuscrit existe encore aux archives de Rodez. Les réflexions de M. de Richeprey portent l’empreinte de l’esprit le plus libéral ; toutes les exactions le révoltent, toutes les souffrances l’affligent ; il réclame partout l’égalité des charges et l’affranchissement du travail. Tout ce qu’il constate met en lumière un fait qu’il croit local, mais qui se retrouvait en même temps d’un bout du royaume à l’autre, le souvenir d’une ancienne prospérité qui avait disparu depuis plus d’un siècle. Ce précieux document contient probablement le tableau le plus complet qui existe de l’état des campagnes à la fin de l’ancien régime, et, quoiqu’il ne s’applique qu’à une seule généralité, il a un grand intérêt historique.

La session de 1782 s’ouvrit sous de tristes auspices. Le comte de Panat, procureur-syndic, était mort à la peine. « Il n’a pu suffire, disait le rapport de la commission intermédiaire, aux efforts qu’il a dû faire pour accélérer l’application des remèdes que vous opposez aux abus ; il est mort accablé des fatigues d’un travail continuel, après avoir sacrifié au bonheur de la province ses plus douces jouissances, son repos, sa santé, la société de ses amis et de sa famille, l’habitation d’une terre qui lui était chère par le besoin qu’on y avait de ses bienfaits. » On lui donna pour successeur le marquis de Lavalette-Parisot. En même temps le rapport de la commission rend un témoignage public de reconnaissance à M. Necker, qui vit dans la retraite, et à M. Champion de Cicé, « ce chef habile, qui, par la grandeur de ses vues et la profondeur de son jugement, exerçait l’empire le plus étendu. Il nous guide encore, son esprit nous reste, il est tout entier dans les premiers monumens de nos assemblées, et son successeur, en remplissant avec gloire une carrière que les circonstances ont rendue si pénible à parcourir, n’en acquiert que plus de droits à notre confiance. »

Un peu plus loin, la commission s’explique plus nettement sur ces circonstances pénibles en rappelant la résistance ouverte de la cour des aides de Montauban. « Vous avez dû être étonnés que cette cour se soit élevée contre une loi qu’elle avait consacrée par son enregistrement, et qu’elle ait fait un crime à l’administration des mesures que nous avons prises pour rendre l’impôt moins accablant. Vous n’ignorez pas que notre conduite a été censurée avec aigreur dans des écrits rendus publics. On nous a reproché d’avoir favorisé le Rouergue, au préjudice du Quercy, dans l’emploi des fonds destinés pour les grandes routes ; on n’a pas craint d’adresser des plaintes au conseil du roi., Vous avez été à portée de voir par vous-mêmes qu’on a travaillé dans le Quercy ainsi que dans le Rouergue, et qu’aucune partie de la Haute-Guienne n’a obtenu de préférence. » Ces réclamations, qui venaient de la ville de Montauban, dépossédée de son ancienne suprématie, portaient principalement sur l’emploi des 80,000 livres que le roi allouait tous les ans à la province pour les ateliers de charité. Pour imposer silence à ces attaques, l’assemblée prit le meilleur parti : elle ordonna la publication complète des états de dépense pour les ateliers de charité.

Dans la lutte entre la commission intermédiaire et la cour des aides, la première avait eu le dessus, grâce aux démarches du nouvel évêque. La cour avait rendu un arrêt, le 6 mai 1781, pour suspendre les travaux du nouveau cadastre ; cet arrêt avait été cassé par le conseil du roi le 22 avril suivant, ce qui coupa court pour un temps aux espérances qu’avaient fait naître la retraite de Necker et le départ de M. Champion de Cicé, mais ce qui ne mit pas et ne pouvait pas mettre fin à la querelle, car l’existence d’une cour des aides était difficilement compatible avec celle de l’assemblée.

En même temps qu’elle obtenait satisfaction sur ce point, l’assemblée échouait dans plusieurs de ses demandes, notamment en ce qui concernait les mines, dont le gouvernement avait refusé de lui confier l’administration. Ses propositions sur les communaux étaient aussi restées sans réponse. La commission intermédiaire en manifesta clairement sa mauvaise humeur. L’intendant avait été changé dans l’intervalle, et son successeur, M. Meulan d’Ablois, voulut s’opposer à l’impression des procès-verbaux. M. de Colbert se fâcha : il écrivit un mémoire très vif au ministre. On avait pris pour prétexte le danger que pouvait avoir la publication des renseignemens sur l’état des récoltes. « M. l’intendant, disait l’évêque, semble nous accuser de répandre l’inquiétude relativement à la disette. Le syndic a dit en effet que l’année était très mauvaise ; mais quel est l’homme qui n’en était pas convaincu d’avance ? M. l’intendant croit-il que notre subsistance dépende de lui et des mesures qu’il va prendre pour nous procurer des blés ? Nous n’avons aucune confiance dans cette ressource, et nous en cherchons de plus assurées en faisant connaître d’avance aux particuliers et aux communautés la possibilité et même la probabilité du danger. Ce n’est pas du gouvernement que nous devons recevoir notre instruction. Les principes généraux nous viennent de l’éducation, et quant aux connaissances locales, le gouvernement a besoin de nous pour les acquérir. Du temps du ministère de M. de Laverdy, il y eut une défense de rien écrire et de rien publier sur les objets d’administration. Cette loi tomba bientôt, comme un règlement injuste et nuisible. Les hommes qui gouvernent sont-ils donc des dieux ? N’ont-ils aucun besoin de connaissances et d’instruction sur les objets éloignés d’eux ? Peuvent-ils connaître les besoins des peuples, s’ils interdisent à ceux qui les représentent les moyens de s’en instruire et de les dépeindre ? L’impression de nos procès-verbaux est utile : elle excite le zèle pour le bien public, elle a donné aux habitans de la province une énergie qu’ils n’avaient pas auparavant. Cette impression ne peut compromettre en rien le gouvernement, car nos délibérations ne sont pas son ouvrage, mais le nôtre. » Cette verte remontrance eut un plein succès. Plus heureuse que l’assemblée du Berri, l’assemblée de la Haute-Guienne publia ses procès-verbaux jusqu’au bout ; ils forment cinq volumes in-4o, imprimés à Villefranche.

La disette de 1782 avait porté l’assemblée à s’occuper plus spécialement de l’agriculture. Elle institua, sur la proposition du bureau du bien public, inspirée par Allaret des Pradels, des réunions agricoles sur divers points de la province, prenant ainsi les devans sur la généralité de Paris, où le premier comice agricole ne se réunit à Melun qu’en 1787. Les cultivateurs devaient y conférer sur l’état de la culture et sur les moyens de la développer ; le résultat de ces conférences devait être envoyé à la commission intermédiaire pour qu’elle rendît public ce qui lui paraîtrait intéressant. Déjà en 1781 un ami et un compatriote d’Allaret des Pradels, l’abbé Peyrot, prieur de Pardinas, avait publié à Villefranche un poème en vers patois sur l’agriculture. Les Mois de Roucher venaient de paraître, la traduction des Géorgiques par Delille avait vu le jour, ainsi que les Saisons de Saint-Lambert. La poésie champêtre avait donc la vogue, et les Géorgiques patoises du bon prieur de Pardinas firent beaucoup de bruit, même à Paris. Le comte de Provence, frère du roi, se les fit expliquer, le Mercure de France en parla avec éloge. Il s’en est fait dans le pays quatre éditions, et elles ont eu en 1832 l’honneur d’une traduction en vers français. Il est peu de cultivateurs du Rouergue qui n’en sachent quelques morceaux par cœur.

Les principes adoptés pour la confection du nouveau cadastre ayant été contestés, la commission intermédiaire les avait soumis à l’Académie des sciences de Paris, qui leur donna son entière approbation. L’assemblée créa à Cahors une école spéciale d’ingénieurs géomètres ; elle appela dans son sein M. de Richeprey pour le remercier de ses services, et lui accorda en récompense une pension annuelle et viagère de 2,000 livres.

Lorsqu’elle se réunit deux ans après pour sa quatrième session, l’intendant avait encore changé ; mais cette fois tout avait tourné à l’avantage de l’administration provinciale. Autant les documens de 1782 attestent de récriminations et de luttes, autant ceux de 1784 manifestent de bonne harmonie. Le nouvel intendant, M. de Trimond, a tout à fait accepté le pouvoir de l’assemblée ; à son tour, celle-ci lui témoigne les plus grands égards, elle adopte d’avance au nom de la province l’enfant que Mme de Trimond portait dans son sein. « Ma reconnaissance, répond l’intendant, serait imparfaite, si elle ne m’inspirait le désir le plus ardent que cet enfant soit un fils, afin qu’il puisse mériter un jour, dans la place que j’occupe, la confiance du roi et les bénédictions des peuples. »

Les travaux des chemins se poursuivaient avec activité, les contributions se percevaient plus aisément, les fondations utiles se multipliaient. La grande question des mines avait fait un pas. Le gouvernement avait envoyé un inspecteur-général pour reconnaître les houillères d’Aubin et de Cransac. La présence de ce fonctionnaire ayant réveillé dans la population les anciennes terreurs, il avait fallu, pour calmer ces inquiétudes, le faire accompagner par deux délégués de l’assemblée. La commission réclamait avec instance l’abrogation des anciennes concessions, qui, embrassant la totalité des charbonnages, avaient excité une révolte, et indiquait, comme un moyen de tout concilier, une sorte de partage à l’amiable entre de nouveaux concessionnaires et les populations usagères. L’école des mines venait d’être fondée à Paris ; l’assemblée décida qu’un élève y serait envoyé avec une indemnité annuelle de 600 livres.

Les récoltes avaient été un peu moins mauvaises qu’en 1781 ; mais un nouveau fléau était venu fondre sur la province. Toutes les rivières avaient débordé. L’évêque de Cahors, M. de Nicolaï, s’était particulièrement distingué par sa belle conduite pendant l’inondation. La commission intermédiaire avait obtenu du roi de nombreuses décharges sur les impositions, et on travaillait de tous côtés à réparer les désastres. Aux vingt-quatre béliers flamands dont l’achat était déjà voté, on ajouta quatre-vingt-seize béliers du Roussillon, d’une race plus fine, moins exigeante, moins difficile à nourrir, par conséquent plus appropriée aux pâturages de montagnes. La plupart des troupeaux qui paissent en si grand nombre sur les plateaux du Rouergue et du Quercy reçurent alors un mélange de sang espagnol qui améliora la qualité de leur laine. La province possédait un haras depuis 1750 ; sur la réclamation de la commission intermédiaire, la garde des étalons avait été retirée à des dépositaires épars qui n’en prenaient aucun soin, et on les avait réunis dans un seul dépôt ; on résolut de joindre aux douze étalons du gouvernement douze autres, achetés aux frais de la province, et trente jumens. On s’occupa aussi de la production du mulet, qui avait été autrefois une industrie florissante.

L’assemblée, qui songeait à tout, porta son attention sur les nombreux accidens qu’amenait dans les campagnes l’ignorance des sages-femmes ; elle créa dans chaque chef-lieu d’élection un cours d’accouchement, et vota une somme de 400 livres par élection à distribuer entre les chirurgiens qui donneraient leurs soins aux malades pauvres,. Elle s’occupa aussi d’améliorer l’état des prisons. « Autrefois, était-il dit dans le rapport, les prisons étaient entretenues aux dépens du domaine royal ; sous le dernier règne, la dépense de leur entretien a été mise à la charge des villes et communautés. À cette époque, les prisons étaient déjà dans le plus mauvais état ; le délabrement s’est accru depuis par l’impossibilité où se sont trouvées les villes de fournir à de si grandes réparations, et le mal est parvenu à un tel excès qu’il serait injuste et barbare de le négliger plus longtemps. »

C’est enfin dans cette session que fut voté l’emprunt destiné aux travaux des routes. Cet emprunt devait être de trois millions en dix ans. L’on comptait qu’avec cette somme on pourrait finir les routes commencées et ouvrir quatre-vingts lieues de routes nouvelles. « Nous savons, disait le rapport, que l’emprunt est le moyen le plus dangereux qu’un administrateur puisse employer pour effectuer ses projets. Nous n’aurions aucune réponse à faire à cette objection, s’il s’agissait d’ouvrir un emprunt pour des objets indifférons à la fortune des peuples et à la vivification générale ; mais nous ne faisons que vous indiquer un moyen infaillible de hâter la prospérité du pays. En cédant à la force des circonstances, prenons l’engagement formel et public de ne jamais revenir à l’emprunt que par nécessité ou du moins par la certitude d’un grand bien, vouant à l’indignation de ses concitoyens tout administrateur qui proposerait des emprunts pour des dépenses d’un luxe inutile ; c’est à bannir la misère et à introduire l’aisance et la richesse qu’il faut réserver ce moyen, dont les dangers naissent précisément des facilités qu’il présente. »

Au volume des procès-verbaux de 1784 est joint un grand rapport de M. de Richeprey sur le cadastre. Au nombre des questions que touche cet excellent travail, se trouve celle des poids et mesures. Tout le monde voulait l’uniformité des poids et mesures, le gouvernement tout le premier, et l’assemblée s’en était déjà occupée à plusieurs reprises. M. de Richeprey avait dressé un tableau de réduction des mesures locales en mesures de Paris qui fut imprimé et répandu dans toute la province. L’idée qui a servi plus tard de base au système métrique était déjà connue et discutée, mais on n’avait pas bru devoir l’adopter. « Vous n’ignorez pas, disait M. de Richeprey, que la longueur du double pendule sous l’équateur aurait procuré un terme de réduction invariable, qui, existant dans la nature même, n’aurait eu aucun des inconvéniens des mesures de Paris ; mais vous avez considéré que la réduction à la longueur du double pendule proposée par les personnes les plus savantes du royaume et projetée par d’habiles ministres, n’ayant été exécutée nulle part, n’aurait peut-être pas été accueillie par le grand nombre, qui ne se décide que d’après l’usage, et dont la confiance est nécessaire pour le succès d’une administration qui ne veut même pas que la manière de faire le bien excite des inquiétudes. La réduction aux mesures de Paris, plus généralement connues, plus en usage que d’autres, concourra plus facilement aux vues du gouvernement. »

Le cadastre de 1669 se divisait en unités arbitraires appelées feux, dont chacune se subdivisait en cent bellugues ou étincelles. Aucune réglé générale n’avait présidé à cette répartition. On ne savait pas exactement ce que représentait un feu, pas plus que ce qu’était au juste la livre d’allivrement, divisée elle-même en sols et deniers, qui servait au calcul de l’impôt. Il en résultait que certaines communes payaient pour la taille le tiers de leur produit net, tandis que d’autres ne payaient que le douzième. Cette criante inégalité allait disparaître.

Dans la Haute-Guienne comme en Languedoc, l’exemption de taille ne portait pas sur les personnes, mais sur les biens. Les nobles possesseurs de biens non nobles payaient la taille, et les roturiers possesseurs de biens nobles ne la payaient pas. Il importait donc de bien constater les terres véritablement exemptes, et tout un système de recherche avait été organisé pour en réduire le nombre autant que possible. Mille huit cent quarante-trois possesseurs de biens nobles avaient présenté leurs titres, huit cent quarante-huit étaient en retard, et suivant toute apparence la plupart au moins devaient être rayés de la liste.

La session de 1786 fût la dernière dans la Haute-Guienne comme en Berri. L’emprunt de 3 millions en dix ans n’avait été autorisé par le roi que pour la moitié, c’est-à-dire 1,500,000 francs en cinq ans. Le parlement de Toulouse fit quelques difficultés pour enregistrer l’édit, mais il finit par s’y décider, et tel fut l’empressement des capitalistes que la souscription fut couverte en huit jours. Ce témoignage de la confiance universelle est assurément le plus bel éloge qu’on puisse faire de l’administration de la province. Tous les documens communiqués à l’assemblée attestent le bon effet des mesures prises, notamment pour les ateliers de charité. « On n’a pu qu’être saisi d’admiration, dit un de ces rapports, en voyant ce grand nombre de routes vicinales traverser et vivifier nos campagnes jusqu’à présent inaccessibles, en voyant des marais malsains devenir des prairies fertiles, des cantons secs et arides auparavant pourvus’ aujourd’hui de réservoirs abondans et suffisans pour nourrir des hommes et des bestiaux dans toutes les saisons de l’année, en voyant enfin une grande quantité d’ateliers ouverts où le pauvre de tout âge est nourri, la jeunesse de tout sexe occupée au travail, et où elle conserve en travaillant les mœurs que l’oisiveté et la misère lui auraient infailliblement fait perdre. » Pour achever son ouvrage, rassemblée fonda des bureaux de bienfaisance dans toutes les communes, et prit des mesures sévères pour la répression de la mendicité.

Le roi venait de lever un des plus grands obstacles qui eussent retardé jusqu’alors la prospérité des provinces. En sus des corvées le trésor royal allouait tous les ans 5 millions aux ponts et chaussées pour frais de personnel et travaux d’art ; mais ce fonds était reparti très inégalement. Un édit porta qu’à l’avenir les contributions payées par chaque province pour les travaux publics seraient employées autant que possible au profit du pays qui les aurait fournies. La contribution annuelle de la Haute-Guienne à la caisse des ponts et chaussées s’élevait à 216,000 livres ; sur cette somme, elle ne recevait originairement que 40,000 livres à peu près, absorbées par les frais de personnel, et, sur les réclamations constantes de la commission intermédiaire, cette allocation annuelle avait été portée à 90,000 livres ; on estimait que, déduction faite des frais généraux, une nouvelle somme de 60 à 80,000 livres allait faire retour annuellement. Avec cette ressource, accrue de l’emprunt, de l’impôt spécial, des fonds de charité, des souscriptions volontaires, la province allait disposer d’un fonds annuel de plus de 600,000 livres pour les travaux publics. Elle ne reculait plus devant aucune entreprise ; le pont de Souillac, sur la Dordogne, évalué à un million, trois autres ponts, évalués ensemble à un autre million, furent votés et entrepris sans retard. Sans aucun doute, si l’assemblée provinciale avait duré, le Rouergue et le Quercy auraient aujourd’hui deux fois plus de travaux publics.

Aux termes du règlement, un tiers des membres devait sortir cette année. L’assemblée, chargée de les remplacer, n’adopta pas le principe de la réélection ; dans une intention plus honnête qu’éclairée, qui devait être partagée plus tard par l’assemblée constituante, elle voulut appeler le plus grand nombre possible de citoyens à prendre part successivement à l’administration. Parmi les membres nouveaux qu’elle désigna, on peut citer, dans l’ordre du tiers-état, M. Cavaignac, avocat à Gourdon, le même qui devait être nommé six ans après membre de la convention nationale, et M. Sirieys de Meyrinhac, fort connu dans les chambres de la restauration. Ces hommes, qui devaient suivre des carrières si diverses, se réunissaient alors dans une même pensée. L’emphatique auteur de l’Histoire des deux Indes, l’abbé Raynal, qui était de Villefranche, voulut s’associer aussi aux travaux de l’assemblée en fondant un prix annuel de culture qu’elle devait décerner.

À partir de 1786, une agitation violente se déclare dans la Haute-Guienne comme dans le reste du royaume. Des idées indéfinies de régénération universelle fermentent dans les têtes ; M. de Richeprey, poussé par une ardeur inquiète, a quitté la province. M. de La Fayette venait de donner à Louis XVI une habitation qu’il possédait à Cayenne, la Gabrielle, pour y faire un essai d’émancipation graduelle des nègres : M. de Richeprey fut nommé directeur et y mourut à trente-cinq ans, tué par le climat. Il était resté cinq ans dans la Haute-Guienne, et les travaux qu’il a faits dans ce court espace de temps semblent ceux d’une vie entière.

Ces faits trop peu connus montrent assez ce qu’avait de fécond l’institution des assemblées provinciales. L’importance de leur action ressortira mieux encore quand nous la verrons s’exercer sur d’autres points du royaume.


LEONCE DE LAVERGNE.

  1. J’ai dépouillé, pour l’exposé qu’on va lire, les procès-verbaux imprimés de l’assemblée ; je me suis aussi beaucoup servi d’un excellent Essai sur l’assemblée provinciale du Berri, publié à Bourges en 1845 par M. le baron de Girardot, conseiller de préfecture du Cher, qui a eu à sa disposition les archives du département.
  2. Le corps des ponts et chaussées avait reçu son organisation de Trudaine. Il se recrutait dans une école spéciale et avait à sa tête un conseil supérieur, qui relevait directement du contrôleur-général des finances. Sur un fonds annuel de 5 millions alloués par l’état aux travaux publics en sus des corvées, le Berri ne recevait que 60,000 livres, qui passaient presque complètement en frais de personnel. L’ingénieur en chef de la généralité avait un traitement de 6,250 livres ; les quatre ingénieurs sous ses ordres recevaient de 2,000 à 2,600 livres. Puis venaient des commis, des conducteurs, des piqueurs, etc.
  3. J’ai dépouillé, pour l’exposé qu’on va lire, les procès-verbaux imprimés de l’assemblée ; je me suis aussi beaucoup servi d’un excellent Essai sur l’assemblée provinciale du Berri, publié à Bourges en 1845 par M. le baron de Girardot, conseiller de préfecture du Cher, qui a eu à sa disposition les archives du département.
  4. La notice consacrée à la maison de Levezou de Vézins dans les Documens historiques et généalogiques sur le Rouergue, de M. de Barrau, est une des plus intéressantes. Le personnage le plus saillant de cette galerie est Antoine II, grand-bailli d’épée, gouverneur sous les derniers Valois des provinces de Rouergue, Quercy, Albigeois et Cévennes, que l’amiral de Coligny appelait le lion catholique, et dont le chancelier de L’Hôpital disait qu’il était un composé de pur or et de fer ardent. Mézeray raconte de lui un trait caractéristique. Au milieu du massacre de la Saint-Barthélemy, à Paris, il entra l’épée à la main chez un huguenot du Quercy, nommé Régniers, son ennemi juré, et lui intima l’ordre de la suivre. Régniers, se croyant perdu, obéit ; Vézins le fit monter sur un bon cheval, le conduisit à petites journées, sans lui adresser la parole, jusqu’à la porte de son château en Quercy, et le laissa là, tout surpris de ce dénoûment.
  5. En parcourant la liste des chemins demandés par les localités intéressées, on trouve à tout moment des passages comme ceux-ci : Chemin de Peyreleau à Saint-Jean du Burel ; la communauté offre une contribution de 700 livres, et M. le comte d’Albignac, seigneur, a fait une soumission de 1,800 livres. — Il y a déjà 7,000 livres d’employées sur le chemin de Vézins, dont partie a été donnée sur le fonds de charité et le reste par M. le comte de Vézinz. — Chemin de Sylvanès à Montlaur : les religieux de Sylvanès ont déjà fourni 1,500 livres, ils offrent encore 1,000 livres et se chargent de l’entretien. Ces dons volontaires venaient s’ajouter aux contributions, déjà votées par les ordres privilégiés.