Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Louis XIV

La bibliothèque libre.
Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 125-131).

CHAPITRE XI.

Louis XIV


Nous avons vu, au début de la monarchie, le roitelet de France, recroquevillé dans son petit royaume ; regardons maintenant le « grand roi », six siècles après. C’est bien le descendant, l’héritier du premier, mais l’héritage a grossi.

Il y a, à Versailles, un gros homme au gros nez, rallongé en haut par une perruque, en bas par ses talons ; belle figure de représentation, vivant en cérémonie, prenant les crins de sa perruque pour des rayons, et se comparant modestement au soleil. Cet homme, tout aboutit à lui, de Lille à Perpignan, et de Brest à Toulon ; tout est suspendu à sa majesté gonflée. Autour de lui, toute la grosse noblesse du royaume forme sa cour : aristocratie de parade, comme une armée de cérémonie, grassement payée, lourdement ennuyée, tuant son ennui solennel à force de vices et de dépense. Sous lui, une administration compliquée fait aboutir ses dix mille rouages sur chaque coin du royaume, et écrase du poids effroyable de sa machine, qui grince et ne marche qu’à peu près, le pays, sa richesse, le cadavre de ses libertés.

Où chercher là une parcelle de vie qui ne soit pas réglementée, officielle, engloutie dans l’omnipotence du roi ? La noblesse ! Elle est payée par le roi, lui fait un cortège de sa domesticité, et se suspend à ses regards. Les villes ! Il n’en est plus une qui ait gardé l’ombre d’une indépendance municipale. Les cultivateurs ! Serfs des seigneurs, qui eux-mêmes sont valets du roi, ils ont cette alternative : cracher leur dernier liard, s’ils obéissent, et être pendus s’ils résistent ! Le clergé ! Mené à la baguette, et le pape lui-même obéit. L’industrie et le commerce ! Ils sont si bien réglementés, et si bien tenus, qu’à leur tour, ce sont des sortes de services publics. L’art, la science, la littérature ? fonctions comme les autres, réglées par le maître des cérémonies à Versailles. Il y a progrès sur le despotisme romain qui, au moins, laissait subsister une apparence de vie locale et municipale.

C’est un gouffre d’argent, que cette royauté de parade. Pour le roi d’abord, pour bâtir ses palais, et payer sa vie solennelle. Le plus fameux de ses palais, fut Versailles. Que coûta-t-il ? Louis XIV, n’avait guère la pudeur de ses dépenses ; se regardant comme un demi-Dieu, considérant les hommes comme de la poussière ; devant qui aurait-il rougi ? Eh bien ! il eut honte pour Versailles, il dissimula les comptes des dépenses ; il cacha l’abîme il avait jeté plus d’or qu’il n’en eût fallu pour la rançon d’un peuple.

Puis viennent la noblesse et la cour. Il faut se mettre à l’unisson, vivre de la même vie que le roi, tenir son rang de satellite. Avec quoi ? avec ses revenus seuls ? Cela eut été rafflé en un mois à pareil train. Non, tous vivent du roi, de ses pensions, de ses cadeaux.

Mais l’administration aussi vit du trésor, toute cette énorme administration, avec ses innombrables ramifications. L’armée aussi vit du trésor ; et au roi soleil il faut des guerres, non, des victoires et des conquêtes, qu’on prépare dans les bureaux, à coup d’argent. Guerres lointaines et incessantes depuis la Hollande, jusqu’au fond de l’Espagne. Les arts et les lettres, les industries privilégiées et mourantes de naissance, vivent aussi du trésor. Tout va là et tout en vient. C’est le dernier mot du despotisme. L’État prend tout, et se charge de tout.

Pour suffire à cela, quelles montagnes d’or il faut ! Or le système de l’impôt est tel, que l’État ne perçoit rien directement. Il charge de la perception des financiers, qui prélèvent les impôts comme ils peuvent, et rendent à l’État une petite partie de ce qu’ils ont pris. Charge énorme pour le pays. Mais ces financiers font des fortunes prodigieuses à vue d’œil[1]. Il est vrai que de temps à autre, le roi, sous prétexte de justice, mais sans justice aucune, leur fait rendre gorge, et vole à son tour ces grands voleurs. Mais rien n’en revient au peuple, bien entendu.

Telle fut cette machine gigantesque de la monarchie absolue ; toujours dévorante, toujours affamée ; épuisant le pays, et restant pauvre ; prenant la richesse de la France pour cinquante ans, sans assurer son lendemain.

Le résultat ! Il est facile à deviner. Le pays se meurt, le pays râle, le pays crie grâce en vain, sous cette épouvantable pression. L’industrie périt ; la campagne est peuplée non plus de paysans, mais de sortes d’animaux faméliques, réduits souvent à se nourrir d’herbes et de racines, et qu’un écrivain du temps nous a montrés n’ayant plus, je ne dis pas les droits et la vie de l’homme, mais même l’apparence humaine.

Cette belle époque, est ce qu’on appelle le grand siècle.


  1. Sous Fouquet, au commencement du règne de Louis XIV, de 84 millions levés sur le peuple, 23, c’est-à-dire un peu plus du quart, arrivaient au trésor, et le reste était volé en route.