Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Préface

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Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 6-17).

PRÉFACE


C’est un proverbe, que rien n’est nouveau sous le soleil. Les efforts des classes ouvrières pour échapper au servage économique et politique ne datent pas d’hier, tant s’en faut ! On les retrouve bien haut dans l’histoire, avec des caractères si constants et des analogies si frappantes, que l’on comprend l’opinion du grand esprit qui crut que l’humanité et l’histoire tournaient toujours dans le même cercle.

Si le monde moderne commence à la Révolution, il sort du moins tout entier du monde qui l’a précédé. Ce n’est pas seulement l’historien qui a besoin du passé pour comprendre le présent. À l’heure actuelle surtout, où tant de graves questions s’agitent et où tant de grandes solutions se préparent, tous ont besoin de l’expérience des siècles pour ne pas laisser se renouer ce terrible cercle de souffrances et de servitudes ; et personne à coup sûr plus que les classes ouvrières, pour qui l’histoire présente sans cesse le tableau des mêmes efforts avortés, des mêmes espérances déçues et des mêmes fautes commises.

Dans tous les temps et dans tous les pays, le travailleur des villes s’est trouvé en présence d’aristocraties constituées qui tendaient à l’asservir ; l’histoire des classes ouvrières est celle de leurs luttes contre les classes dominantes : contre ces puissants adversaires, quelle arme auront les ouvriers ? Une seule : l’association. Le travailleur est pauvre et le noble est riche ; le travailleur est misérable et le noble est puissant ; le travailleur est seul et le noble a pour lui l’orgueil et la solidarité de toute sa caste. Aussi, partout où les ouvriers ont voulu s’émanciper, ils se sont groupés. De là, sont nées les associations ouvrières, qui s’appelaient collèges à Rome et corporations au moyen âge.

Eh bien ! à deux reprises, dans deux mondes différents, l’histoire des collèges et des corporations traverse les mêmes phases, présente les mêmes résultats et fournit les mêmes enseignements, directement applicables au temps actuel. Ces enseignements, ils ressortent, si j’ai réussi, du petit livre que j’offre aux lecteurs, et je veux les résumer en tête.

I. — Au début les associations sont libres, spontanées, indépendantes de l’État, souvent même persécutées par lui. Elles visent deux buts : l’émancipation industrielle, l’émancipation politique.

L’émancipation industrielle, cela va de soi : c’est l’objet direct et forcé de toute association ouvrière. L’émancipation politique… elle ne s’en sépare pas tant que les corporations restent indépendantes : l’histoire le prouve.

À Rome, l’histoire de la République est remplie par la lutte entre l’aristocratie et la plèbe. Quel que soit le chef de cette dernière, qu’il s’appelle Gracchus, Marius ou César, les corporations ouvrières sont avec lui : dans les votes, comme dans les émeutes, qui éclataient si fréquemment, et qui semblaient en quelque sorte si normales dans les républiques antiques. Dissoudre ces corporations ou les interdire fut l’effort constant du parti aristocratique, qui n’y arriva jamais complètement.

Au moyen-âge, à l’époque où la féodalité était toute-puissante, le premier éclair de liberté sort du sein des associations ouvrières. Ce sont elles qui conquièrent les franchises communales ; ce sont elles qui établissent les républiques du Midi de la France, comme Marseille et Montpellier, de l’Italie, comme Florence ; des Flandres ; comme Gand ou Bruges.

Ainsi, au début, indépendance vis-à-vis de l’État, effort à la fois politique et industriel, — voilà le caractère des corporations. Leur résultat, l’histoire nous le montre, c’est la naissance des libertés politiques et la création de la prospérité industrielle. Car l’industrie elle-même, et, avec elle, la richesse du pays tout entier, sans distinction de classe, naît, languit ou meurt avec l’indépendance des classes ouvrières.

II — Après des luttes ardentes, vient l’heure de la lassitude : soit que le peuple se fatigue d’une guerre qui l’épuise, soit plutôt que d’autres causes amènent un grand changement politique, on voit grandir à la fois au-dessus de l’aristocratie et des classes pauvres un pouvoir central plus fort qu’elles deux et qui s’appelle le Césarisme à Rome, et la royauté en France.

Sans chercher si le petit peuple prit à leur établissement une part aussi active qu’on le suppose, je constate un fait évident, c’est qu’il vit d’un œil plutôt favorable les progrès d’une puissance assez forte pour abattre ses éternels ennemis de l’aristocratie. À Rome, César avait été le chef du parti populaire ayant d’établir l’empire ; au moyen âge, les rois, qui détruisirent la féodalité, avaient l’appui des communes ; ils s’appuyèrent souvent sur la bourgeoisie contre la noblesse.

À ce moment, le peuple abandonne le soin de ses libertés politiques, dans l’espoir qu’en écrasant l’aristocratie, le pouvoir central contribuera à son émancipation sociale et industrielle.

Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’à Rome, comme au moyen âge, il a un maître plus dangereux encore que cette aristocratie tant détestée, parce que ce maître est plus fort ; unissant toutes les influences dans ses mains, accaparant toute l’activité dans ses bureaux, attirant toutes les richesses dans son trésor, engloutissant toutes les libertés dans sa monstrueuse puissance.

Sous ce maître absolu, les associations ouvrières ne sont pas détruites, mais elles se transforment, et cela est pis, en une sorte de rouage administratif. La forteresse que s’étaient élevée les travailleurs devient leur cachot. L’industrie étouffée dans les institutions qu’elle a inaugurées pour son indépendance, et que le pouvoir central reprend, en les modifiant, pour son asservissement, languit ou meurt. La société marche à une banqueroute générale. Ce fut la fin de l’empire romain, ce fut celle de la monarchie française. Rome est submergée par les invasions barbares, et elle périt. La France se plonge dans la révolution, et elle ressuscite ; mais cette résurrection ne peut être durable qu’à condition que le pays évitera les causes qui l’ont amenée si près de la ruine. Et c’est là le grand enseignement que l’on doit tirer de l’histoire que nous allons résumer.

Elle a un autre intérêt, et je parle ici du moyen âge. Certaines ambitions et certaines classes veulent en faire leur propriété. On croirait, à les entendre, que toute cette grande époque qui fut le berceau des civilisations modernes appartient aux nobles, aux prêtres et aux rois seuls. Il est temps que la démocratie ouvrière s’en souvienne : elle a, elle aussi, ses ancêtres ; et ce sont les vaillants ouvriers des villes de France, d’Italie, de Flandres et d’Allemagne qui ont conquis leur affranchissement dans des luttes héroïques et fait luire sur le monde, au sortir de la sauvagerie, le premier rayon de liberté. Elle a, elle aussi, ses chartes, et ce sont ces chartes saintes des premières communes, ces coutumes de métiers, qui ont permis aux industries de refleurir dans le monde barbare.

Ces ancêtres, nous leur devons un souvenir pieux ; nous leur devons encore de connaître leur exemple et d’en profiter, pour que leurs grands combats n’aient pas été combattus en vain ni leur sang inutilement versé. Ces chartes, nous avons le droit de nous les rappeler et de les montrer à ces hommes qui cherchent dans le passé des titres qu’ils tiennent d’usurpations anciennes.

Crions-le bien haut, l’histoire en main, il n’est pas vrai qu’une époque d’innovation et de progrès comme la belle période du moyen âge ait pu exister sans libertés, et l’ouvrier peut dire au hobereau ennobli, qui le traite de haut : « Nos chartes corporatives sont plus vieilles que votre blason. »

Le roi de France était encore un petit seigneur, en guerre avec les brigands de Montlhéry et dont les pouvoirs s’arrêtaient à dix lieues de Paris, quand les travailleurs des grandes villes avaient su se rendre indépendants. Le roi de France n’avait aucune autorité à Mantes ni à Épernay, ni à Auxerre, quand les associations ouvrières de Marseille, de Montpellier et d’une foule d’autres villes s’étaient constituées en république.

C’est le roi qui a usurpé, c’est le roi qui, par des siècles de ruse et de violence, a déchiré les vieux titres du peuple. Et c’est nous qui poursuivons la restauration sainte, celle des droits éternels des travailleurs.

Le petit livre que voici n’a d’autre objet que de présenter ces idées sous la forme la plus intelligible possible et de montrer aux ouvriers modernes les destinées de ceux qui ont tenté, avant eux, l’œuvre qu’ils poursuivent. J’ai pris pour guide l’excellent ouvrage de M. Levasseur[1], mais j’ai dû essayer d’indiquer aussi brièvement que possible l’histoire générale, sans laquelle l’histoire particulière des ouvriers ne se comprendrait pas. La besogne était difficile. J’ai fait de mon mieux.


  1. Histoire des classes ouvrières.