Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Rome

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Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 18-28).

CHAPITRE PREMIER

Rome


Il y a environ deux mille six cents ans, existait en Italie, à l’entrée des montagnes entre des peuples civilisés et des nations à peu près sauvages, une ville de refuge, où les bandits et les proscrits de tout pays trouvaient asile. Bourgade faite de cabanes, où les habitants, toujours en guerre avec leurs voisins, voyaient leur territoire finir à trois lieues de leurs maisons. Mais cette population trempée dans les combats, était singulièrement énergique, avisée, politique et tenace. C’était Rome.

Rome avait le génie de la guerre et de l’administration. En quelques siècles, elle détruisit les bourgades voisines, soumit les peuples limitrophes, étendit son empire sur l’Italie ; toujours poussée par l’esprit de conquête, que les générations se transmettaient ; employant tour à tour les armes et la politique. Après sept cents ans, elle commandait, en Orient, à la Turquie actuelle et à l’Égypte ; au sud, à toutes les côtes d’Afrique ; au nord, à l’Espagne, à la France, à l’Angleterre et à la Suisse.

Avant la conquête romaine, l’Espagne, la France, l’Angleterre et même le nord de l’Italie, étaient encore barbares. C’est des Romains que nous tenons notre civilisation ; et leur empreinte est encore marquée profondément dans l’Europe entière. La langue que nous parlons est la leur, corrompue ; notre administration est faite à leur exemple ; nos lois ont gardé des traces nombreuses de leur influence ; notre religion est un reste de leur empire. Il n’est donc pas étonnant qu’en toute chose, il faille remonter aux origines latines.

Dès les temps les plus anciens de l’histoire de Rome, à ces époques qui ne nous sont connues que par des fables et des légendes, on trouve l’existence d’associations ouvrières, sous le nom de « collèges ». Malheureusement, nous ne connaissons rien de leur organisation : ignorance d’autant plus regrettable, qu’on peut suivre une filiation ininterrompue depuis ces « collèges » de l’antiquité jusqu’aux corporations modernes, et que les secondes émanent des premiers comme Henri V descend de saint Louis, Cela fait, comme on voit, une généalogie présentable de plus de deux mille ans.

Les collèges ne nous sont guère connus que par leur rôle politique. À Rome, le peuple entier votait : à l’époque la plus ancienne, les rois démocrates (il paraît qu’il y en avait alors) travaillaient à leur donner une part d’influence dans le scrutin. Beaucoup plus tard, sous la République, les collèges luttent pour tous les chefs du parti populaire contre la noblesse, de Marius à Clodius. Cependant le rôle des classes ouvrières à Rome est loin d’être aussi important qu’il l’a été depuis ; et cela pour une bonne raison : c’est que les ouvriers étaient peu nombreux. Les citoyens romains, à l’origine, étaient surtout laboureurs et soldats ; et le travail industriel y était tenu en maigre estime.

Pourtant, nous trouvons les corporations mêlées aux luttes politiques jusqu’à la fin de la République. À ce moment, le modèle et l’idéal des Bonaparte, César, chef du parti démocratique, s’empara de la souveraineté. Son premier soin, et il fut suivi en cela par ses successeurs, fut de tourner son pouvoir contre les libertés, et en particulier contre les « collèges » ou associations ouvrières. César, et après lui, Auguste, Claude, Néron les interdirent successivement, ce qui prouve qu’elles survivaient aux interdictions. En tous cas, cette ardeur de l’ancien césarisme contre les collèges, montre ce qu’il faudrait attendre contre les sociétés ouvrières modernes du césarisme actuel des Napoléon, disciple zélé de l’autre.

Un petit fait prouve à quel point les empereurs romains avaient peur du droit d’association. Sous un des meilleurs d’entre-eux, Trajan, le célèbre Pline gouvernait une province où les incendies devinrent fréquents. Pline eut l’idée d’y établir une corporation d’ouvriers pour éteindre le feu ; quelque chose comme une compagnie de sapeurs-pompiers. Il n’osa pas le faire sans consulter Trajan ; Trajan refusa, tant il trouvait dangereux le groupement le plus simple d’hommes appartenant aux classes ouvrières !

Voilà comment, grâce à la crainte des associations et à la politique conservatrice, les incendies flambèrent en toute tranquillité.


Qui donc, à l’époque de l’Empire travaillait et produisait à Rome et dans l’Europe romaine ? Les esclaves.

On sait que l’antiquité admettait qu’un homme devînt une propriété, comme un bœuf ou un cheval. C’était l’esclavage : nulle part, il ne fut plus développé qu’à Rome. Dans tout l’Empire, la grande propriété avait fini par manger la petite. Aux champs cultivés par des paysans, avaient succédé d’immenses domaines, appartenant à des maîtres dont les richesses étaient si grandes, qu’ils en ignoraient l’étendue, et qui les faisaient cultiver par des esclaves achetés par eux.

Mais ce n’étaient pas seulement les cultivateurs qui étaient de condition servile. Tel millionnaire romain élevait, comme on élève des bêtes de somme, de véritables troupeaux de domestiques pour le servir, de cuisiniers pour le nourrir, de maçons pour construire ses maisons et ses fermes ; de fileurs, de tisserands, de tailleurs, de couturières, de cordonniers pour le vêtir, lui et les siens, d’orfèvres, pour lui fabriquer des bijoux, et même d’artistes (sculpteurs ou peintres) pour embellir sa demeure, et de philosophes pour lui former l’esprit.

Non-seulement, le maître trouvait sans sortir de chez lui tout ce dont il avait besoin, mais encore il exploitait ses esclaves ; il les louait comme ouvriers ; il leur faisait tenir des auberges ou des cabarets ; on vit mieux que cela : des millionnaires recourir à des entreprises de mendicité, et envoyer leurs esclaves, plus ou moins éclopés, faire les pauvres et demander un petit sou dans les carrefours ; ce qui ne laissait pas de rapporter un bon revenu.

En tout cas, le travail libre devait perdre beaucoup de son importance avec une concurrence pareille. Nous imaginons difficilement aujourd’hui une société fondée sur des mœurs si différentes des nôtres. Ce monde romain nous paraît un monstre. Qu’on songe que cette puissante nation avait conquis tous les pays alors connus, en des temps où la victoire donnait plein droit sur le vaincu. De la sorte, les Romains avaient mis la main sur les peuples qu’ils soumettaient, ouvriers et artistes, comme un Prussien met la main sur une horloge ; ils avaient meublé leurs terres de populations complètes de travailleurs, comme un habitant de Berlin peut garnir son appartement d’un mobilier déménagé aux environs de Paris ; ils avaient organisé le pillage de l’univers, hommes et biens, et ils en vivaient.

Une société ne peut pas durer dans de pareilles conditions. La terre ne peut pas être cultivée, ni les métiers exercés par des esclaves. La servitude amène deux résultats : la dépopulation et la ruine du pays où elle est établie. La prospérité est en raison directe de la liberté des travailleurs. On vit bientôt les terres abandonnées ; les ouvriers ne suffirent plus au travail, l’habileté de fabrication fut perdue ; la décadence marcha si rapidement que les empereurs furent obligés d’y chercher un remède. Le seul qu’ils trouvèrent fut justement de ressusciter les associations, qu’ils avaient essayé de tuer.


En résumé, qui s’acharne à faire disparaître les corporations ? Le même césarisme, grandi par l’appui de la démocratie et qui acheva, malgré son origine, et par cette fatalité qui est dans tous les régimes despotiques ou simplement monarchiques, de déposséder les classes pauvres et de livrer le monde à la grande propriété.

Qui fait revivre les corporations ? La nécessité même ; la rapidité de la décadence amenée par le travail non libre. Voilà les deux faits qui ressortent de l’histoire des travailleurs durant les neuf cents ans à peu près que nous avons parcourus à vol d’oiseau.

Étudions maintenant ces « collèges » ouvriers, qu’on n’avait jamais détruits tout à fait, mais qui reparaissent au jour à une époque sur laquelle les documents abondent, heureusement pour l’histoire.