Les Auxiliaires/XVII

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Charles Delagrave (p. 99-107).

XVII

L’AIGLE

Paul. — Si je me proposais, mes amis, de vous raconter l’histoire des oiseaux telle que la comprend la science dans ses vues générales, au lieu d’avoir pour but principal de vous faire connaître les espèces utiles à l’agriculture, j’aurais dû commencer par les oiseaux qui chassent de jour, et laisser en seconde ligne ceux qui chassent de nuit ; l’aigle, le faucon, l’épervier, devraient avoir le pas sur le duc, le hibou, la chouette. Pour quels motifs ? me direz-vous. Je serais assez embarrassé de donner une réponse qui puisse me satisfaire moi-même. Faute d’une meilleure, contentons-nous de celle-ci : les premiers travaillent de jour, les seconds travaillent de nuit. Mais l’aigle et les autres vivent à nos dépens, tandis que le hibou et ses proches nous rendent un incontestable service en s’opposant à la calamiteuse multiplication des rongeurs. Par conséquent, sous le rapport de l’utilité, la prééminence revient de droit à l’oiseau nocturne. C’est ce que j’ai reconnu de grand cœur en vous parlant d’abord de lui.

Mais cet ordre est en désaccord avec tous les usages, qui placent l’aigle en tête des oiseaux, tant nos propres usages que ceux de la science. Ne disons-nous pas de l’aigle qu’il est le roi des oiseaux ? Pourquoi ce titre au féroce bandit, à l’égorgeur d’agneaux ? Je me le demanderais en vain si je ne savais l’inclination de l’homme à glorifier la force brutale, en serait-il lui-même la victime. À vos risques et périls, vous ne l’apprendrez que trop tôt, mes pauvres enfants : la haute rapine trouve, hélas ! parmi nous assez de bassesse pour se faire excuser, que dis-je ! pour se faire glorifier ; et le travail profitable, utile à tous, nous laisse froids ou même dédaigneux. Le faucon est le ravisseur de nos basses-cours, le buveur de sang de nos colombiers : nous le tenons en haute estime, nous l’appelons un oiseau noble. La chouette nous défend des rats, elle veille à la sauvegarde de nos récoltes : nous l’avons en abomination, nous l’appelons oiseau ignoble. N’apprendrons-nous donc jamais à juger bêtes et gens d’après leur réelle valeur, leur réelle utilité ? Espérons que, si tant deTête de l’aigle. Serre de l’aigle.
Tête de l’aigle. Serre de l’aigle.
belles intelligences ont travaillé, travaillent et travailleront toujours à ce miracle, vous y travaillerez aussi un jour, mes enfants, si Dieu vous fait la grâce de pouvoir le faire ; travaillez-y alors de toutes vos forces, et soyez bénis si vous parvenez à augmenter un peu, si peu que ce soit, l’effort commun des hommes de bonne volonté.

Je serai bref sur les oiseaux de proie diurnes, presque tous vrais bandits, vivant à nos détriments, de meurtre et de brigandage. Ils chassent de jour, jamais de nuit ; aussi les appelle-t-on les rapaces diurnes. La lumière la plus vive ne leur cause pas d’éblouissement. On dit même de l’aigle et des autres qu’ils peuvent regarder le soleil en face, et de cette prérogative on leur fait encore un titre de noblesse. À cela il n’v a pas grand mérite, étant connue la façon dont ils se garantissent la vue. Ils ont trois paupières : d’abord deux comme nous, celle d’en haut et celle d’en bas, qui se ferment quand vient le sommeil, et en outre une troisième, à demi transparente, qui se retire en entier dans le coin de l’œil quand l’oiseau ne doit pas en faire usage, ou bien s’avance sous les deux autres ouvertes et fait office de rideau. La lumière est-elle trop vive, faut-il regarder en face du soleil,Aigle.
Aigle.
l’oiseau étale son rideau oculaire, il couvre l’œil de sa troisième paupière, qui, par sa demi-transparence, permet aux rayons lumineux de pénétrer, mais affaiblis. Voilà tout le secret de l’assurance du regard de l’aigle au milieu des plus éblouissantes clartés.

Émile. — J’en ferais bien tout autant en me protégeant les yeux d’un rideau.

Paul. — Tous ces oiseaux sont armés d’un bec robuste, à mandibules crochues, propres à mettre une proie en lambeaux. Leurs serres sont composées de quatre doigts, dont trois toujours diriges en avant et un en arrière. Les ongles sont recourbés, longs et creusés en dessous d’une rigole à bords tranchants, pour mieux s’enfoncer dans les chairs. Leur pose est fière, leur regard dur, leur vol d’une merveilleuse puissance. Ils aiment à tournoyer, à planer presque sans mouvements d’ailes, dans les hautes régions de l’air où notre regard ne peut les suivre. Eux cependant, de cette élévation immense, distinguent tout ce qui s’agite à la surface du sol. Ils explorent chaque ferme du regard, ils inspectent la basse-cour. Qu’une proie apparaisse, et à l’instant l’oiseau de rapine s’abat d’une aile sifflante, plus rapide qu’un plomb qui tombe. Le rapt de la poularde est fait sous les yeux mêmes du fermier, avant que celui-ci soit revenu de sa surprise, tant l’arrivée du ravisseur est soudaine et sa retraite prompte.

Signalons ici les principaux de ces bandits. C’est d’abord l’aigle, heureusement toujours fort rare. C’est un grand oiseau brun, qui mesure un mètre et plus de l’extrémité du bec à l’extrémité de la queue. Ses ailes étendues embrassent une longueur de près de trois mètres. Son œil farouche, abrité par un sourcil très proéminent, brille d’un feu sombre. Le nid de l’aigle se nomme aire. Il est plat et non pas creux comme celui des autres oiseaux. C’est une espèce de solide plancher formé d’un entrelacement de petites perches et recouvert d’un lit de joncs et de bruyères. Il est habituellement placé sur des escarpements inaccessibles, entre deux roches dont la supérieure surplombe et forme couverture. Les œufs, au nombre de deux, plus rarement de trois, sont d’un blanc sali et mouchetés de roux. Les jeunes aiglons sont d’une telle voracité qu’à l’époque de leur éducation l’aire devient un véritable charnier, toujours encombré de lambeaux saignants. Quelque plate-forme de rocher peu éloignée sert aux parents de boucherie, d’atelier de dépècement. Là sont mis en pièces pour les jeunes, lièvres et lapins, perdrix et canards, agneaux et chevreaux, ravis dans les plaines et transportés au vol sur les hautes cimes, demeure favorite de l’aigle.

Émile. — L’aigle est donc bien fort, puisqu’il peut enlever un agneau. Je l’avais entendu dire, sans pouvoir le croire.

Paul. — Rien n’est plus vrai. Il vous enlèverait vous-même s’il vous surprenait seul dans ses montagnes.

Aigle gypaète enlevant un jeune mouflon.
Aigle gypaète enlevant un jeune mouflon.

Émile. — Avec un bâton, je saurais bien me défendre.

Paul. — Peut-être. Entre une foule d’exemples, j’en prends un au hasard. Voici ce que dit un auteur très digne de foi.

Deux petites filles, l’une âgée de cinq ans, l’autre de trois, jouaient ensemble, lorsqu’un aigle de taille médiocre se précipita sur la première et, malgré les cris de sa compagne, malgré l’arrivée de quelques paysans, l’enleva dans les airs. Deux mois après, un berger rencontra, gisant sur un rocherLe Cygne.
Le Cygne.
à une demi-lieue de là, le cadavre de l’enfant à moitié dévoré et desséché.

Que vous semble de l’aigle dit royal ?

Jules. — C’est un brigand de la pire espèce.

Paul. — Voulez-vous assister à la chasse de l’aigle, être témoin de sa féroce joie quand il enfonce ses ongles crochus dans les chairs de la proie saisie ? Écoutez ce magnifique récit, dû à la plume d’un ami passionné des oiseaux, Audubon. La scène se passe loin de nos pays, en Amérique ; l’aigle est d’une autre espèce que la nôtre ; n’importe, les mœurs de ces bandits sont les mêmes partout.

« En automne, au moment où des milliers d’oiseaux fuient le Nord et se rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l’eau du Mississipi. Quand vous verrez deux arbres dont la cime dépasse toutes les autres cimes s’élever en face l’un de l’autre sur les bords du fleuve, levez les veux : l’aigle est là, perché sur le faîte d’un des arbres. Son œil étincelle dans son orbite, et paraît brûler comme la flamme ; il contemple attentivement toute l’étendue des eaux. Souvent son regard s’arrête sur le sol. Il observe, il attend. Tous les bruits qui se font entendre, il les écoute, il les recueille, il les distingue.

« Sur l’arbre opposé, l’aigle femelle reste en sentinelle ; de moment en moment, son cri semble exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d’ailes, par une inclination de tout le corps, et par un glapissement dont la discordance et l’éclat ressemblent au rire d’un maniaque ; puis il se redresse. À son immobilité, à son silence, vous le croiriez de marbre.

« Les canards de toute espère, les poules d’eau, les outardes, fuient par bataillons serrés que le cours de l’eau emporte : proie que l’aigle dédaigne et que ce mépris sauve de la mort. Un son que le vent fait voler sur le courant arrive enfin jusqu’à l’ouïe des deux brigands ; ce son a le retentissement et la raucité d’un instrument de cuivre. C’est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle par un appel composé de deux notes. Tout le corps de l’aigle frémit ; deux ou trois coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son expédition. Il va partir.

« Le cygne vient comme un vaisseau flottant dans l’air, son cou, d’une blancheur de neige, étendu en avant, l’œil étincelant d’inquiétude. Le mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse de son corps, et ses pattes, qui se reploient sous sa queue, disparaissent à l’œil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri de guerre se fait entendre, l’aigle part avec la rapidité de l’étoile qui file ou de l’éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau, abaisse le cou, décrit un demi-cercle, et manœuvre, dans l’agonie de sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance lui reste, c’est de plonger dans le courant ; mais l’aigle prévoit la ruse : il force sa proie à rester dans l’air en se tenant sans relâche au-dessous d’elle et en menaçant de la frapper au ventre et sous les ailes. Cette profondeur de combinaison, que l’homme envierait à l’oiseau, ne manque jamais d’atteindre son but. Le cygne s’affaiblit, se lasse et perd tout espoir de salut ; mais alors son ennemi craint encore qu’il n’aille tomber dans l’eau du fleuve. Un coup des serres de l’aigle frappe la victime sous l’aile et la précipite obliquement sur le rivage.

« Vous ne verriez pas sans effroi le triomphe de l’aigle : il danse sur le cadavre, il enfonce profondément ses griffes d’airain dans le cœur du cygne mourant, il bat des ailes, il hurle de joie. Les dernières convulsions de l’oiseau l’enivrent. Il lève sa tête chauve vers le ciel, et ses yeux enflammés d’orgueil se colorent comme le sang. Sa femelle vient le rejoindre. Tous deux ils retournent le cygne, percent sa poitrine de leur ber, et se gorgent du sang encore chaud qui en jaillit. »

Émile. — Pauvre cygne !