Les Avadânas, contes et apologues indiens/19

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Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 88-92).


XIX

LE CHACAL ET LA CRUCHE DE BOIS.

(De ceux qui s’attirent eux-mêmes leur malheur.)


Il y avait un brâhmane qui, par un sentiment d’humanité, avait fait construire un puits au milieu d’une plaine déserte, dans l’intérêt des bergers et des voyageurs. Tout le monde allait au puits pour boire et se laver. Un jour, vers le coucher du soleil, une troupe de chacals vint auprès du puits et but un reste d’eau qui était tombée à terre. Le chef des chacals ne but point de cette eau ; il enfonça sa tête dans une cruche de terre, qui était placée à côté du puits, et but de l’eau qu’elle contenait. Quand il eut fini de boire, il garda la cruche sur sa tête, l’éleva en haut et la brisa en la frappant contre le sol, mais sa tête resta passée dans le large goulot de la cruche. Les autres chacals dirent à leur chef : « Si les feuilles humides d’un arbre pouvaient servir à quelque chose, il faudrait encore les conserver ; à plus forte raison auriez-vous dû respecter cette cruche qui rendait un si grand service aux voyageurs. Pourquoi l’avoir brisée ?

— C’est pour mon plaisir que j’ai fait cela, répondit le chef des chacals ; je ne recherche que mon contentement ; comment pourrais-je prendre souci d’autre chose ? »

En ce moment, un voyageur dit au brâhmane : « Voici votre cruche brisée. » Il en remit une autre, qui eut le même sort que la première. Le chacal en brisa de suite jusqu’à quatorze. Ses compagnons lui ayant adressé maintes fois des représentations, il fit la sourde oreille et n’en tint aucun compte. Le brâhmane songea alors en lui-même et dit : « Qui est-ce qui brise toutes mes cruches ? Il faut que j’aille l’épier. » C’était justement notre chacal. Le brâhmane se dit alors : « J’avais établi ce puits pour le bien des hommes, et voilà qu’on met obstacle à mes bonnes intentions. » Cela dit, il fit fabriquer une cruche de bois fort solide et difficile à briser, où la tête pût entrer et d’où elle ne pût sortir qu’avec peine. Il porta sa cruche au bord du puits, et, s’armant d’un bâton, il se retira à l’écart et épia le coupable. Quand les voyageurs eurent fini de boire, le chef des chacals enfonça, comme auparavant, sa tête dans la cruche.

À peine eut-il bu, qu’il la frappa contre terre sans pouvoir la briser. En ce moment le brâhmane l’accabla de coups de bâton et le tua.

Du milieu des airs, un dieu prononça ces Gâthâs[1] :

« Des êtres intelligents ont parlé avec bienveillance, mais le méchant n’a point écouté leurs représentations.

« En persistant dans son entêtement stupide, il s’est attiré ce malheur.

« Voilà comment un chacal imbécile a éprouvé le supplice de la cruche de bois. »

(Extrait du livre XLV de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin.)
  1. Le mot sanscrit gâthâ, signifie vers, stance.