Les Avadânas, contes et apologues indiens/92

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Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 61-65).


XCII

LE BRÂHMANE ET LE MULET RÉTIF.

(On obtient plus par la douceur que par la violence.)


Un Brâhmane avait de vieilles fèves, de la plus mauvaise espèce. Il avait beau les laisser dans l’eau bouillante, il lui était impossible de les faire cuire. Il les porta au marché pour les vendre, mais personne ne voulut les acheter. À la même époque, un homme avait un mulet rétif ; il l’avait conduit au marché et ne pouvait s’en défaire. Le propriétaire des vieilles fèves lui en donna pour le prix de son mulet. Quand celui-ci se fut servi du mulet, il prononça ces gâthas :

« Le Brâhmane a des procédés habiles. Il vous vend de vieilles fèves gelées. Quand vous les feriez bouillir pendant seize ans, elles consumeraient tout votre bois sans cuire, et briseraient les dents petites et grosses de toute votre famille. »

L’ancien maître du mulet prononça aussi ces gâthas :

« Seigneur Brâhmane, de quoi vous réjouissez-vous ? Quoiqu’il ait quatre pieds et un vêtement de poil, et qu’il paraisse bon à porter de lourds fardeaux, sachez bien que si vous vous mettez en route avec lui, vous aurez beau le piquer avec un aiguillon ou le brûler avec du feu, il ne bougera pas. »

Le maître des fèves lui répliqua par ces gâthas : « Je prendrai un bâton durci pendant mille automnes, je l’armerai d’un aiguillon de quatre pouces et je saurai bien faire aller ce mulet rétif ; je n’ai pas peur qu’il ne me désobéisse. »

En entendant ces mots, le mulet entra en colère et prononça ces gâthas : « Je poserai solidement mes deux jambes de devant, j’élèverai rapidement mes deux pieds de derrière, et je vous briserai la mâchoire. Vous apprendrez alors à me connaître. »

Le maître des fèves répliqua au mulet par ces gâthas : « Vous n’avez que votre queue pour vous défendre des mouches, des cousins, des insectes venimeux et des scorpions. Je vous couperai la queue afin que vous sentiez l’amertume de la douleur. »

Le mulet lui repartit par ces gâthas :

« J’ai hérité de mes ancêtres, comme tous ceux de ma race, de ce caractère obstiné et récalcitrant ; c’est pourquoi aujourd’hui, pour avoir obéi à mes habitudes, je me vois à la veille de mourir ; mais, quand je devrais perdre la vie, je n’y renoncerais pas. »

Le maître des fèves, voyant que cette nature vicieuse ne pouvait être vaincue par de rudes paroles, s’avisa de lui adresser des compliments dans les gâthas qui suivent :

« Votre voix est douce et harmonieuse, et votre figure est blanche comme la nacre et la neige. Je veux vous chercher une compagne avec qui vous vous promènerez joyeusement au milieu des bois. »

Le mulet ayant entendu ces paroles douces et affectueuses, lui répondit par ces gâthas :

« Je puis porter lestement quatre-vingts boisseaux de grain et faire six cents li (60 lieues) par jour. Sachez, seigneur Brâhmane, que si j’ai eu le cœur joyeux, c’est pour vous avoir entendu vanter mes qualités et me promettre compagne. »

(Extrait du livre XL de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin.)