Les Aventures d’un papillon et d’une bête à bon dieu
AVENTURES D’UN PAPILLON
Quoi !… tu t’en vas déjà ?…
Dame ! il faut que je rentre :
Il est tard, songez donc !
Attends un peu, que diantre !
Il n’est jamais trop tard pour retourner chez soi…
Moi d’abord, je m’ennuie à ma maison, et toi ?
C’est si bête une porte, un mur, une croisée.
Quand au dehors on a le soleil, la rosée,
Et les coquelicots, et le grand air, et tout.
Si les coquelicots ne sont pas de ton goût,
Il faut le dire…
Hélas ! monsieur, je les adore.
Eh bien ! alors, nigaud, ne t’en vas pas encore ;
Reste avec moi. Tu vois, il fait bon ; l’air est doux…
Oui, mais…
Eh ! roule-toi dans l’herbe ; elle est à nous.
Non ! laissez-moi ; parole ! il faut que je m’en aille
Chut ! entends-tu ?
Quoi donc ?
Cette petite caille
Qui chante en se grisant dans la vigne à côté…
Hein ! la bonne chanson pour ce beau soir d’été,
Et comme c’est joli de la place où nous sommes !
Sans doute, mais…
Tais-toi.
Quoi donc ?
Voilà des hommes,
(Passent des hommes.)
L’homme, c’est très méchant, n’est-ce pas ?
Très méchant.
J’ai toujours peur qu’un d’eux m’aplatisse en marchant ;
Ils ont de si gros pieds et moi des reins si frêles !
Vous, vous n’êtes pas grand, mais vous avez des ailes ;
C’est énorme !
Pardieu ! mon cher, si ces lourdauds
De paysans te font peur, grimpe-moi sur le dos ;
Je suis très fort des reins, moi ; je n’ai pas des ailes
En pelure d’oignon comme les demoiselles,
Et je peux te porter où tu voudras, aussi
Longtemps que tu voudras.
Oh ! non, monsieur, merci.
Je n’oserai jamais…
C’est donc bien difficile
De grimper là ?
Non ! mais…
Grimpe donc, imbécile !
Vous me ramènerez chez moi, bien entendu ;
Car, sans cela…
Sitôt parti, sitôt rendu.
C’est que le soir, chez nous, nous faisons la prière.
Vous comprenez ?
Sans doute… Un peu plus en arrière !
Là… maintenant j’ai tout lâché ! silence à bord.
(Prrt ! Ils s’envolent ; le dialogue continue en l’air.)
Jamais je n’aurais cru que j’étais aussi fort.
Ah ! monsieur…
Eh bien ! quoi ?
Je n’y vois plus… la tête
Me tourne ; je voudrais bien descendre…
Es-tu bête !
Si la tête te tourne, il faut fermer les yeux.
Les as-tu fermés ?
Oui…
Ça va mieux ?
Un peu mieux.
Décidément, on est mauvais aéronaute
Dans ta famille…
Oh ! oui…
Ce n’est pas votre faute
Si le guide-ballon n’est pas encor trouvé.
Oh ! non…
Çà, monseigneur, vous êtes arrivé
(Il se pose sur un Muguet.)
Pardon, mais ce n’est pas ici que je demeure.
Je sais ; mais comme il est encor de très bonne heure,
Je t’ai mené chez un Muguet de mes amis.
On va se rafraîchir le bec ; — c’est bien permis…
Oh ! je n’ai pas le temps…
Bah ! rien qu’une seconde…
Et puis, je ne suis pas reçu, moi, dans le monde.--
Viens donc ! je te ferai passer pour mon bâtard ;
Tu seras bien reçu, va !…
Puis, c’est qu’il est tard
Eh non ! il n’est pas tard ; écoute la Cigale…
Puis… je… n’ai pas d’argent…
Viens ! le Muguet régale.
(Ils entrent chez le Muguet. — La toile tombe.)
Au second acte, quand le rideau se lève, il fait presque nuit… On voit les deux camarades sortir de chez le Muguet… La Bête à bon Dieu est légèrement ivre.
Et maintenant, en route !
(Prrt ! Ils s’envolent… Le dialogue continue en l’air.)
En route !
Eh bien ! comment
Trouves-tu mon Muguet ?
Mon cher, il est charmant ;
Il vous livre sa cave et tout, sans vous connaître…
Oh ! oh ! Phœbé qui met le nez à la fenêtre ;
Il faut nous dépêcher…
Nous dépêcher, pourquoi ?
Tu n’es donc plus pressé de retourner chez toi ?
Oh ! pourvu que j’arrive à temps pour la prière…
D’ailleurs, ce n’est pas loin, chez nous… c’est là derrière
Si tu n’es pas pressé, je ne le suis pas, moi.
Quel bon enfant tu fais !… Vrai ! je ne sais pourquoi
Tout le monde n’est pas ton ami sur la terre.
On dit de toi : « C’est un bohême ! un réfractaire !
Un poète ! un sauteur !… »
Tiens ! tiens ! et qui dit ça ?
Mon Dieu ! le Scarabée…
Ah ! oui, ce gros poussah !
Il m’appelle sauteur, parce qu’il a du ventre.
C’est qu’il n’est pas le seul qui te déteste…
Ah ! diantre !
Ainsi les Escargots ne sont pas tes amis.
Va ! ni les Scorpions, pas même les Fourmis.
Vraiment !
Ne fais jamais la cour à l’Araignée ;
Elle te trouve affreux.
On l’a mal renseignée,
Hé ! les Chenilles sont un peu de son avis…
Je crois bien !… mais, dis-moi, dans le monde où tu vis,
Car enfin tu n’es pas du monde des Chenilles.
Suis-je aussi mal vu ?…
Dam ! c’est selon les familles ;
La jeunesse est pour toi. Les vieux, en général,
Trouvent que tu n’as pas assez de sens moral.
Je vois que je n’ai pas beaucoup de sympathies,
En somme…
Ma foi ! non, mon pauvre. Les Orties
T’en veulent. Le Crapaud te hait ; jusqu’au Grillon,
Quand il parle de toi, qui dit : « Ce… p… p… Papillon ! »
Est-ce que tu me hais, toi, comme tous ces drôles ?
Moi !… je t’adore ; on est si bien sur tes épaules !
Et puis tu me conduis toujours chez les Muguets,
C’est amusant !… Dis donc, si je te fatiguais,
Nous pourrions faire encore une petite pause
Quelque part… tu n’es pas fatigué, je suppose ?
Je te trouve un peu lourd, ce n’est pas l’embarras.
Alors, entrons ici ; tu te reposeras.
Ah ! merci ! des Muguets ! toujours la même chose.
(Bas, d’un ton libertin.)
J’aime bien mieux entrer à côté…
Chez la Rose ?…
Oh ! non, jamais…
Viens donc ! on ne nous verra pas.
(Ils entrent discrètement chez la Rose. — La toile tombe.)
Au troisième acte, il est nuit tout à fait… Les deux camarades sortent ensemble de chez la Rose… Le Papillon veut ramener la Bête à bon Dieu chez ses parents, mais celle-ci s’y refuse ; elle est complètement ivre, fait des cabrioles sur l’herbe et pousse des cris séditieux… Le Papillon est obligé de l’emporter chez elle. On se sépare sur la porte en se promettant de se revoir bientôt… Et alors le Papillon s’en va tout seul, dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi ; mais son ivresse est triste : il se rappelle les confidences de la Bête à bon Dieu, et se demande amèrement pourquoi tant de monde le déteste, lui qui jamais n’a fait de mal à personne… Ciel sans lune ! Le vent souffle, la campagne est toute noire… Le Papillon a peur, il a froid ; mais il se console en songeant que son camarade est en sûreté, au fond d’une couchette bien chaude… Cependant on entrevoit dans l’ombre de grands oiseaux de nuit qui traversent la scène d’un vol silencieux. L’éclair brille ! Des bètes méchantes, embusquées sous des pierres, ricanent en se montrant le Papillon : « Nous le tenons ! » disent-elles ; et tandis que l’infortuné va de droite et de gauche, plein d’efTroi, un Chardon au passage le larde d’un grand coup d’épée, un Scorpion l’éventre avec ses pinces, une grosse Araignée velue lui arrache un pan de son manteau de satin bleu, et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse les reins d’un coup d’aile. Le Papillon tombe blessé à mort… Tandis qu’il râle sur l’herbe, les Orties se réjouissent et les Crapauds disent : « C’est bien fait ! »
À l’aube, les Fourmis, qui vont au travail avec leurs saquettes et leurs gourdes, trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent à peine et s’éloignent sans vouloir l’enterrer. Les Fourmis ne travaillent pas pour rien… Heureusement, une confrérie de Nécrophores vient à passer par là. Ce sont, comme vous savez, de petites bêtes noires qui ont fait vœu d’ensevelir les morts. Pieusement, elles s’attellent au Papillon défunt et le traînent vers le cimetière… Une foule curieuse se presse sur leur passage et chacun fait des réflexions à haute voix… Les petits Grillons bruns, assis au soleil devant leurs portes, disent gravement : « Il aimait trop les fleurs ! » — « Il courait trop la nuit ! » ajoutent les Escargots, et les Scarabées à gros ventre se dandinent dans leurs habits d’or en grommelant : « Trop bohême ! trop bohême ! » Parmi toute cette foule, pas un mot de regret pour le pauvre mort ; seulement, dans les plaines d’alentour, les grands Lis ont fermé et les Cigales ne chantent pas.
La dernière scène se passe dans le cimetière des Papillons. Après que les Nécrophores ont fait leur œuvre, un Hanneton solennel, qui a suivi le convoi, s’approche de la fosse, et, se mettant sur le dos, commence l’éloge du défunt. Malheureusement, la mémoire lui manque ; il reste là les pattes en l’air, gesticulant pendant une heure, et s’entortillant dans ses périodes… Quand l’orateur a fini, chacun se retire, et alors, dans le cimetière désert, on voit la Bête à bon Dieu des premières scènes sortir de derrière une tombe. Tout en larmes, elle s’agenouille sur la terre fraîche de la fosse et dit une prière touchante pour son pauvre petit camarade qui est là !…