Les Aventures de Caleb Williams, Tome 1/Ch. IV

La bibliothèque libre.
Les Aventures de Caleb Williams
TOME I
Chapitre IV.
◄   Chapitre III. Chapitre V.   ►




CHAPITRE IV.



Ce n’est-là qu’un exemple des petites mortifications sans nombre que M. Tyrrel était condamné à endurer de la part de M. Falkland, et qui semblaient se multiplier tous les jours. Dans chacune de ces occasions, M. Falkland se comportait avec une convenance si parfaite, et avec une douceur de caractère si franche et si naturelle, qu’il ajoutait toujours quelque chose à la réputation qu’il s’était acquise. Plus M. Tyrrel se débattait contre la pente qui l’entraînait, plus sa chute se précipitait et devenait remarquable. Il maudissait mille fois sa mauvaise étoile qui s’était plû, selon lui, à choisir ce Falkland pour l’instrument continuel de ses humiliations et de ses peines. Exaspéré par une suite d’incidens fâcheux qui tournaient tous à sa confusion, il ressentait, de la manière la plus cruelle les moindres succès de son rival, même dans des genres où personnellement il n’avait pas lui-même la plus légère prétention. Il s’en présenta bientôt un exemple.

M. Clare, ce poète célèbre, dont les ouvrages ont couvert d’un honneur immortel le pays qui lui a donné naissance, était venu depuis peu dans ce canton, pour y jouir du fruit de son économie et de sa gloire, après une longue vie consacrée aux plus sublimes productions du génie. Un homme d’un mérite aussi rare, n’était vu qu’avec une sorte de vénération par tous les gentilshommes du pays. Le lecteur connaît les ouvrages de ce poète illustre ; souvent sans doute ils les a goûtés avec délices, et je n’ai pas besoin d’en vanter le mérite. Mais peut-être ne connaît-il pas de même les qualités personnelles de M. Clare ; peut-être ne sait-il pas que sa conversation était presque aussi digne d’admiration que les productions de sa plume. Dans la société, il paraissait le seul qui ne connût pas toute l’étendue de sa réputation. Ses écrits demeureront long-temps comme une preuve éclatante de ce que l’esprit humain est capable d’atteindre dans ses compositions ; mais personne n’a su apercevoir, avec autant de sagacité que lui, les défauts qui s’y trouvaient ou ce qui restait encore à y faire. Lui-seul semblait porter sur ses ouvrages un œil de supériorité et d’indifférence. Un des traits qui le distinguait le plus, c’était une douceur de mœurs inaltérable, une élévation d’ame qui lui faisait voir les fautes des autres sans le plus petit mélange de ressentiment, et qui rendait impossible pour qui que ce fût d’être son ennemi. Il indiquait aux hommes leurs erreurs franchement et sans réserve ; sa censure excitait la surprise et entraînait la conviction, mais sans affecter jamais péniblement la personne qui en était l’objet. Telles étaient les qualités morales qui le distinguaient dans sa société habituelle ; les qualités intellectuelles qu’il y déployait, c’était principalement un enthousiasme doux et éloquent, une fécondité d’esprit qui animait tous ses discours, et qui découlait de ses lèvres avec tant de facilité et d’abondance, que la réflexion seule et la mémoire pouvaient vous faire apercevoir l’étonnante variété d’idées qu’il avait fait passer en un moment devant vous.

Dans cet endroit retiré, M. Clare trouva sans doute peu de personnes en état de le comprendre et de partager ses goûts. Il n’est pas rare que de grands hommes aient aimé à se cacher dans la retraite, et à préférer la solitude des bois et des campagnes aux cercles brillans et spirituels dont ils avaient fait les délices. Du moment où M. Falkland arriva dans le pays, M. Clare le distingua bientôt d’une manière marquée. Il ne fallait pas beaucoup d’observation ni d’expérience à un génie aussi pénétrant, pour découvrir le mérite ou les défauts de ceux qui se présentaient à lui. Est-il surprenant qu’il se soit bien vite intéressé à une ame qui avait à certains égards, tant de rapports avec la sienne ? Mais, pour, l’imagination malade de M. Tyrrel, toute distinction marquée à son rival, semblait une insulte dirigée contre lui-même. D’un autre côté, M. Clare, quoique plein de douceur et d’aménité dans sa censure, n’était pas aussi réservé dans ses éloges, et pour faire rendre justice aux gens de mérite, il ne se faisait pas scrupule de tirer parti de la déférence personnelle qu’on avait pour lui.

Dans une de ces assemblées publiques où se trouvaient présens M. Falkland et M. Tyrrel, à l’un des groupes les plus nombreux de la compagnie, la conversation vint à tomber sur le talent de M. Falkland pour la poésie. Une dame distinguée par la finesse de son esprit, dit qu’elle avait eu le plaisir de voir une pièce de vers qu’il avait composée sous le titre d’Ode au génie de la Chevalerie, qui lui avait paru marquée au coin du plus rare talent. Il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité, et la dame ayant ajouté qu’elle en avait une copie sur elle qui était bien au service de la société, si l’auteur ne le trouvait pas mauvais ; tout le cercle se réunit pour prier M. Falkland de leur donner ce plaisir, et M. Clare, qui était-là, joignit ses instances à celles des autres. Rien ne charmait plus celui-ci que de trouver occasion de rendre justice aux ouvrages d’esprit et de porter publiquement hommage au talent des autres. M. Falkland qui était très-éloigné de l’affectation et de la fausse modestie, donna bien vite son consentement.

Par hasard, M. Tyrrel était assis à l’extrémité de ce cercle : on croira bien qu’il n’avait pas vu avec plaisir le tour qu’avait pris la conversation. Il paraissait vouloir se retirer ; mais il y avait comme un pouvoir inconnu qui le retenait, pour ainsi dire, par enchantement à sa place, et qui l’obligea à avaler jusques à la lie le breuvage amer que lui avait préparé l’envie.

La pièce fut lue à la compagnie par M. Clare qui possédait, à un degré supérieur, le talent de bien lire. Son débit était plein de simplicité, d’intelligence et d’énergie, et on ne peut guères se faire une idée du plaisir qu’on trouvait à l’entendre. En conséquence, les beautés de l’Ode de M. Falkland parurent avec tout l’avantage possible. Les passions successives qui avaient animé l’auteur passèrent dans l’ame du lecteur. Chaque mot fut rendu dans toute sa valeur, et pas un ne fut relevé avec une emphâse exagérée ou dissonante : il fit ressortir toutes les images qu’avait enfantées l’imagination créatrice du poète, tantôt imprimant jusqu’au fond de l’âme des auditeurs un effroi religieux, tantôt les ravissant de plaisir et d’admiration.

On connaît déjà le caractère de ceux qui composaient cet auditoire. C’était pour la plupart des gens unis, peu lettrés, et dont le goût n’était pas très-rafiné ; s’ils lisaient jamais de la poésie, c’était simplement par pure imitation et sans y trouver de grands charmes ; mais la pièce de M. Falkland était pleine d’inspiration et de verve. Peut-être même l’ode toute seule aurait-elle fait peu d’effet sur la plupart d’entre eux, mais l’éloquence de M. Clare l’avait fait pénétrer jusques au cœur. Il acheva la lecture, et quand il eut cessé, les auditeurs, dont la figure et le maintien avaient suivi successivement toutes les passions exprimées dans l’ouvrage, cherchèrent tous à-la-fois à marquer leur approbation. Ils venaient d’éprouver des sensations auxquelles ils étaient peu accoutumés. L’un parlait, l’autre suivait avec une sorte d’entraînement, et le ton bruyant et confus de leurs louanges les rendaient encore plus frappantes et plus remarquables ; mais ce qui fut surtout le plus difficile à supporter pour M. Tyrrel, ce fut la conduite de M. Clare. Il rendit le manuscrit à la dame qui le lui avait donné, et se retournant vers M. Falkland avec un ton plein d’ame et d’enthousiasme : « Bien, bien, monsieur, voilà qui est frappé au bon coin ; ce n’est pas-là un de ces essais laborieux et pédantesques qui attestent les sueurs et les veillés de l’auteur, ni de ces niaiseries pastorales qui ne présentent pas à l’esprit le moindre sens. Nous avons besoin d’hommes tels que vous ; mais souvenez-vous bien, jeune homme, que ce n’est pas pour enfanter des chimères oiseuses, c’est pour éclairer le monde, que le ciel a fait aux hommes le don du génie. Élevez-vous à la hauteur de vos destinées. »

Un instant après, M. Clare leva le siége et se retira avec M. Falkland et deux ou trois autres personnes. Aussitôt qu’ils furent sortis, M. Tyrrel s’avança un peu plus en dedans du cercle. Il avait été si long-tems réduit au silence, qu’il semblait prêt à suffoquer d’indignation : « Vraiment, dit-il, en parlant comme à lui-même, et sans adresser la parole à personne, c’est une belle chose que des vers. Dieu me damne, je voudrais un peu savoir ce qu’on ferait d’une charge de vaisseau toute entière d’une telle marchandise ».

« Assurément, dit la dame qui avait la première annoncé l’ode de M. Falkland, vous ne disconviendrez pas que la poésie ne soit un amusement très-noble et très-agréable »

« Très-noble ! Parbleu, oui. Voyez un peu ce Falkland ! Voilà-t-il pas une belle espèce d’homme. Diable m’emporte, madame, est-ce que vous croyez qu’il ferait des vers s’il était en état de mieux faire autre chose » ?

La conversation ne s’arrêta pas là. La dame répliqua. Quelques autres personnes encore, toutes remplies des émotions qu’elles venaient d’éprouver, se mirent de la partie. M. Tyrrel devint plus emporté dans ses invectives, et se soulagea en exhalant sa bile. Les personnes qui pouvaient, à certain point, contenir ses violences s’étaient retirées : soit timidité, soit faiblesse, chaque orateur, l’un après l’autre, retombait dans le silence. Il semblait, en apparence, avoir repris son ancien ascendant, mais il sentait bien le peu de solidité de ce triomphe passager, et la rage était au fond de son cœur.

En s’en retournant de l’assemblée il fut accompagné par un jeune homme qui, par une conformité de manières et d’inclinations, était devenu un de ses principaux confidens. On aurait pu croire que l’humeur de M. Tyrrel s’était suffisamment évaporée dans la conversation qu’il venait d’avoir en quittant la société ; mais il lui était impossible de distraire ses idées du tourment qu’il endurait. « Diable soit de ce Falkland, dit-il ! quel misérable faquin, pour faire ici tant de fracas ! Mais les sots sont toujours des sots, et les femmes aussi ; il n’y a pas moyen d’empêcher cela ! Les plus à blâmer ce sont ceux qui les soutiennent, et M. Clare plus que tout autre. C’est un homme qui devrait un peu connaître le monde, et ne pas se laisser éblouir par du clinquant et des sottises. Il paraissait avoir du jugement : je ne l’aurais pas soupçonné d’avoir ainsi, contre la raison et la décence, mis en train tout ce charivari ; mais tout le monde est fait de même ; ceux qu’on croit valoir mieux sont seulement les plus adroits. S’ils prennent une autre route, c’est toujours pour aller au même but. Celui-ci m’a trompé pendant quelque temps, mais c’est bien fini pour jamais. Tout le mal vient de-là. Les sots se trompent, mais ils ne persisteraient pas dans leurs sottises s’ils n’y étaient encouragés par ceux qui seraient faits pour les éclairer ».

Peu de jours après cette aventure, M. Tyrrel fut fort surpris de recevoir une visite de M. Falkland. Sans autre compliment, M. Falkland débuta par exposer le sujet de sa visite.

M. Tyrrel, dit-il je suis venu pour avoir avec vous une explication amicale.

— Une explication ! Vous ai-je offensé ?

— Pas le moins du monde, monsieur, et c’est pour cela que je crois que c’est le moment de nous bien entendre.

— Que diable venez-vous me dire-là, monsieur ? Êtes-vous bien sûr que votre explication ne soit pas plus propre à brouiller les choses qu’à les éclaircir ?

— Je crois en être sûr, monsieur ; je me fie beaucoup sur la pureté de mes intentions, et je ne doute pas que quand vous les connaîtrez bien, vous ne vous prêtiez volontiers à y concourir.

— Mais, mais, M. Falkland, nous pourrions n’être pas d’accord là-dessus. Un homme pense d’une manière, un autre d’une autre. Et puis, ma foi, je ne crois pas avoir grand sujet de me louer de vous jusques à présent.

— Cela peut être. Avec cela, je ne crois pas non plus vous avoir donné quelque raison de vous en plaindre.

— Fort bien, monsieur, mais vous n’avez pas le droit de venir ici me tourmenter. Si votre projet a été de vous divertir, et d’essayer à quel homme vous aviez à faire, Dieu me damne si vous aurez sujet de vous en applaudir.

— Rien n’est plus aisé, monsieur, que de nous susciter une affaire. Si c’est-là ce que vous voulez, n’ayez pas peur que les occasions vous manquent.

— Dieu me damne, je crois que vous êtes venu ici pour me chercher querelle.

M. Tyrrel, Monsieur…, prenez garde !…

— « Quoi, monsieur ? Entendez-vous me menacer ? De par tous les diables, que me voulez-vous ? qu’êtes-vous venu faire ici ?

Les manières brutales de M. Tyrrel rendirent à M. Falkland tout son sang-froid.

J’ai tort, reprit-il, je l’avoue. Je n’ai que des intentions pacifiques, et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de venir vous voir. Quelle que puisse être ma façon de sentir, dans d’autres circonstances, je dois me vaincre en ce moment.

— Ah ah !…… Hé bien, Monsieur, qu’avez-vous donc de plus à me dire ?

— M. Tyrrel, poursuivit M. Falkland, vous vous imaginerez sûrement bien que le sujet qui m’a amené ici n’est pas une bagatelle. Je ne serais pas venu chez vous sans de très-fortes raisons. Ma démarche seule vous est un sûr garant que je suis profondément frappé de l’importance de ce que j’ai à vous dire.

Nous sommes l’un vis-à-vis de l’autre dans une situation fort critique : nous sommes tout près d’un tourbillon qui, s’il nous entraîne une fois, ne nous laissera plus le temps de la réflexion. Un malheureux esprit de jalousie semble s’être glissé entre nous deux ; je ne désire rien tant que de l’éloigner, et je viens réclamer votre aide. Nous sommes tous les deux d’humeur peu endurante ; nous avons tous les deux de la promptitude dans le caractère et de l’énergie dans l’ame. Dans l’état où sont les choses, il n’y a rien de déshonorant ni pour vous ni pour moi à prendre des précautions contre l’avenir ; il pourrait venir un temps où nous aurions à regretter de n’avoir pas usé de prudence, et où il serait trop tard pour y avoir recours. Pourquoi deviendrions-nous ennemis ? Si nos goûts sont différens, poursuivons chacun notre carrière sans chercher à nous traverser. Nous possédons l’un et l’autre avec abondance tous les moyens de bonheur ; nous avons tout ce qu’il faut pour vivre long-temps tranquilles et heureux, respectés de tout ce qui nous environne. N’y aurait-il pas de la folie à abandonner une perspective aussi satisfaisante pour courir les chances d’une rivalité et d’une lutte pénibles. Entre gens de notre humeur, une telle position entraîne des suites dont l’idée me fait frémir. Je tremble, monsieur, qu’il n’en résulte la mort au moins pour l’un de nous deux, et pour le survivant le remords et le malheur pendant le reste de ses jours.

— Sur mon ame, vous êtes un homme fort singulier, un homme étrange ! Que diantre ai-je affaire que vous me mêliez dans vos visions et dans vos idées creuses ?

— Parce que cela est nécessaire pour votre bonheur ; parce que je crois convenable de vous avertir maintenant du danger que nous courons, plutôt que d’attendre jusqu’au point où le respect que je me dois ne me permettra plus de rester aussi tranquille.

En faisant de ceci une querelle, nous ne ferions qu’imiter le commun des hommes, qui, à notre place, vraisemblablement en viendrait bientôt là ; mais faisons mieux : montrons que nous avons assez d’élévation dans l’ame pour mépriser de petits sujets de mésintelligence. En nous faisant ainsi justice, nous en retirerons une gloire bien plus solide et plus vraie. En adoptant une conduite contraire nous en serons nous-mêmes les victimes, et nous nous donnerons en spectacle à nos connaissances.

— Vous croyez cela ? Peut-être y a-t-il-là quelque chose de vrai ; mais pour ma part, dieu me damne, si je consens à être jamais un sujet de divertissement pour aucun homme au monde.

— Vous avez raison, M. Tyrrel ; conduisons-nous donc chacun de la manière la plus propre à nous faire respecter. Ni vous, ni moi, n’avons envie de changer la carrière que nous nous sommes faite ; poursuivons donc notre route l’un et l’autre, sans nous contrarier respectivement ; que ce soit-là notre traité, et par une condescendance réciproque, arrivons à nous donner mutuellement la paix.

En disant ceci, M. Falkland lui tendit la main en signe de concorde, mais ce geste était trop significatif ; le farouche Tyrrel qui semblait un peu ébranlé par ce qui avait précédé, se sentant alors pris, comme par surprise, recula en arrière. M. Falkland, à ce nouveau trait de rudesse, fut sur le point de prendre feu, mais il eut la force de se contenir.

Je ne comprends rien à tout ceci, s’écria M. Tyrrel : pourquoi, diable, me pressez-vous comme cela ? Il faut, pardieu, que vous ayez là-dessous quelqu’intention de me faire donner dans le piège.

Mon intention, répliqua M. Falkland, est franche et honnête. Pourquoi voudriez-vous vous refuser à une proposition dictée par la raison et conforme également a votre intérêt et au mien ? M. Tyrrel avait eu le temps de se remettre et il était revenu à son caractère habituel.

— Bien, bien, monsieur, je dois convenir qu’il y a là quelque franchise. Et moi je vais de mon côté vous rendre la pareille : mon humeur est un peu sauvage, n’importe pourquoi ni comment ; je n’endure pas la contradiction. Peut-être trouverez-vous que c’est une faiblesse, mais pardieu, je ne me changerai pas, je vous en réponds. Avant que vous vinssiez dans ce pays, j’y vivais fort doucement, j’aimais mes voisins, et j’étais bien vu d’eux. À présent, c’est toute autre chose, et tant qu’il en sera de même, que je ne pourrai faire un pas hors de chez moi, sans vous trouver sur mon chemin et sans endurer tous les jours quelque nouvelle mortification, où vous êtes toujours pour quelque chose de près ou de loin, je suis résolu à vous haïr comme la peste. Ainsi, monsieur, si vous voulez vous en aller hors du pays, du royaume même, au diable, si cela vous fait plaisir, de manière que je n’entende plus parler de vous, je vous donne ma parole de ne pas vous chercher la moindre querelle de ma vie. Alors on pourra prôner votre poésie, vos belles gentillesses, vos jolis petits quolibets, comme la chose la plus merveilleuse, sans que je m’en mette en peine le moins du monde.

— M. Tyrrel, soyez un peu raisonnable. Je pourrais désirer que vous quittassiez le pays tout aussi bien que vous le désirez de moi. Je suis venu vous trouver comme mon égal et non comme mon supérieur. Dans la société des hommes, il y a des choses à supporter, et des devoirs à remplir. Personne ne doit se figurer que le monde a été fait pour lui tout seul. Prenons donc les choses comme nous les trouvons, et accommodons-nous sagement aux inconvéniens que nous ne pouvons éviter.

— En vérité, monsieur, voilà qui est parfaitement bien dit, mais je reviens à mon texte : nous sommes comme Dieu nous a faits ; je ne suis, moi, ni philosophe, ni poète, pour m’alambiquer l’esprit à tâcher de me façonner autrement que je ne suis. Quant aux conséquences, il en sera ce qui en sera, nous ferons comme nous pourrons. Ainsi, voyez-vous, je ne me creuserai pas la tête sur ce qui arrivera, mais je me tiendrai, pardieu, en bonne posture d’attendre tous les événemens. Tout ce que je puis vous dire, c’est que tant que je vous verrai vous jeter devant moi, toujours à la traverse, je vous haïrai, pardieu, de toute mon ame ; et dieu me damne, si je ne crois pas que je vous hais encore plus pour être venu aujourd’hui avec vos diables de formes diplomatiques, quand personne ne songe à vous, pour me prouver seulement que vous êtes plus sage que tout le monde ensemble.

— M. Tyrrel, j’ai fini. J’ai prévu de fâcheuses conséquences, et je suis venu amicalement, vous en avertir. Je me flattais qu’une explication franche et réciproque, n’aurait fait que ramener entre nous la bonne intelligence. Je vois que je me suis un peu trompé ; mais je crois encore pourtant que quand vous réfléchirez de sang froid à ce qui s’est passé entre nous, vous finirez par rendre justice à la pureté des mes vues, et par sentir que ma proposition n’était pas déraisonnable.

M. Falkland se retira en disant ceci. Dans tout le cours de cet entretien, il s’était conduit, sans doute, de manière à inspirer une véritable confiance dans ses paroles. Avec cela, son caractère bouillant n’avait pas été sans effet dans cette scène, et dans les momens même où il avait fait voir le plus de retenue, il y avait dans sa manière une sorte de hauteur qui ne pouvait manquer d’irriter son adversaire ; l’élévation qu’il déployait, en se montrant maître de lui, était une espèce de reproche indirect. Les plus nobles sentimens lui avaient dicté cette démarche ; mais sans contredit, elle n’eut d’autre effet que d’envenimer la plaie qu’il s’agissait de guérir.

Quant à M. Tyrrel, il recourut à sa ressource ordinaire, et alla se débarrasser dans le sein de son ancien ami, des idées tumultueuses qui le tourmentaient. « Voilà encore, disait-il, une nouvelle ruse de ce fat-là pour prouver sa prétendue supériorité. Nous savons fort bien qu’il a le talent de babiller. À coup sûr, si l’on gouvernait le monde avec des paroles, il aurait beau jeu. Oh ! pardieu, oui, il peut bavarder tout à son aise. Mais qu’est-ce que c’est que du caquet ? Ce n’est pas avec cela qu’on vide une affaire ; au bout du compte, je ne sais qui diable me possédait pour ne l’avoir pas jeté à la porte ; mais tout cela trouvera sa place ; c’est un article de plus au compte que nous avons à faire ensemble, et qu’il me payera, pardieu, tout au long. Ce Falkland est une vraie peste pour moi. Il ne me laisse pas respirer un moment ; le jour, je le trouve partout ; la nuit, je le vois en rêve : il empoisonne toute ma vie. Je voudrais le voir déchiré pièce à pièce et lui manger le cœur. Je n’aurai pas un moment de repos qu’il ne soit à tous les diables. Je ne sais ce qu’il peut avoir de bon ; mais pour moi, c’est un instrument de torture continuelle. Son idée seule pèse sur mon cœur comme un poids mort, et pardieu, il faut que je m’en débarrasse. Croit-il qu’il me fera souffrir impunément tout ce que j’endure ? »

Malgré toute l’exaspération de M. Tyrrel, il est probable cependant qu’il rendit quelque justice à son rival. De ce moment il le vit avec encore plus d’aversion, mais ne le regarda plus comme un ennemi méprisable. Il évita davantage sa rencontre ; il ne se mit plus à tout propos en attitude hostile contre lui. Il semblait guetter sa victime dans le silence, et recueillir tous ses poisons pour lui porter le coup mortel.