Les Aventures de Nigel/Chapitre 12

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 177-188).


CHAPITRE XII.

L’ORDINAIRE.


C’est ici la basse-cour où se réunit tous les jours l’élite des coqs de combat ; c’est ici qu’ils agitent leurs ailes, chantent jusqu’à s’enrouer, et se battent pour un grain d’orge. Ici deux poulets à peine éclos apprennent à dresser la crête, à se servir de leurs ergots, et à chanter comme le coq le plus fier lui-même.
Le jardin aux ours.


L’Ordinaire, expression qui paraît ignoble aujourd’hui, était du temps de Jacques une institution nouvelle, aussi à la mode parmi les jeunes gens de ce siècle que les clubs du premier genre le sont parmi les fashionables du jour. La principale différence qui existe entre ces établissements, c’est que le premier était ouvert à quiconque avait une mise assez élégante et assez d’assurance pour s’y présenter. La compagnie se rassemblait habituellement pour dîner à une heure fixe, et le directeur de la maison faisait les honneurs de la table, et remplissait les fonctions de maître des cérémonies.

M. le chevalier Saint-Priest de Beaujeu (suivant le titre qu’il se donnait) était un Gascon fin et délié autant que maigre et fluet : il se trouvait banni de son pays, à ce qu’il prétendait, à cause d’une affaire d’honneur dans laquelle il avait eu le malheur de tuer son antagoniste, quoique ce fût la meilleure lame de toute la France. Ses prétentions à la noblesse étaient soutenues au moyen d’un chapeau à plumes, d’une longue rapière et d’un habillement complet de taffetas à la dernière mode de la cour de France, costume qui était encore fort bien conservé. Sa personne était chargée de tant de nœuds de rubans qu’elle ressemblait à un mai : on avait calculé qu’il devait y en entrer au moins cinq cents aunes. Malgré cette profusion d’ornements, il y avait des gens qui trouvaient M. le chevalier trop admirablement à sa place pour que la nature l’eût jamais destiné à en occuper une plus élevée d’un pouce. Cependant, un des principaux amusements que lord Dalgarno et d’autres jeunes gens de qualité trouvaient dans l’établissement, consistait à traiter M. de Beaujeu avec une grande affectation de cérémonie ; ce qui étant remarqué par le vulgaire et la foule des dupes, ceux-ci, par imitation, lui témoignaient beaucoup de déférence réelle. Cette circonstance augmentait encore la présomption naturelle du Gascon : il lui arrivait souvent de sortir de sa place, et par conséquent il avait la mortification de s’y voir remettre d’une manière assez désagréable.

La maison qu’occupait cet éminent personnage avait été précédemment la résidence d’un grand baron de la cour d’Élisabeth, qui s’était retiré dans ses terres à la mort de cette grande princesse. Au moment où Nigel y fit son entrée, il fut surpris de la grandeur du local et du nombre de convives, qui s’y trouvaient déjà rassemblés. On ne voyait de tous côtés que flotter des panaches, étinceler des éperons, et se déployer le luxe des broderies et des dentelles ; et au premier coup-d’œil, cette réunion justifiait certainement ce qu’en avait dit lord Dalgarno, en la représentant comme entièrement composée de jeunes gens du premier rang. Mais un examen plus attentif ne lui était pas favorable. On pouvait y découvrir plusieurs individus qui n’étaient pas absolument à leur aise sous le costume magnifique qu’ils portaient, et qui, on pouvait naturellement le supposer, n’étaient pas habitués à une si grande parure. Il y en avait d’autres aussi dont la toilette, à la première vue, ne semblait pas fort inférieure à celle du reste de la compagnie, mais aussi laissait découvrir, en la regardant de plus près, quelques-uns de ces petits expédients à l’aide desquels la vanité cherche à déguiser l’indigence.

Nigel n’eut que fort peu de temps pour faire ces observations ; car l’entrée de lord Dalgarno, dont le nom fut répété de bouche en bouche, fit une sensation marquée et occasionna un mouvement soudain dans toute l’assemblée. Les uns s’avancèrent pour le regarder, les autres se reculèrent pour lui faire place. Les hommes de son rang s’empressèrent de lui faire accueil, et ceux d’une classe inférieure s’occupèrent d’examiner ses gestes et son costume, afin de pouvoir les copier à la première occasion, comme offrant le type de la dernière mode et du ton régnant du jour.

Le Genius loci, le chevalier lui-même, ne fut pas le dernier à venir saluer le soutien principal et l’honneur de son établissement. Il s’avança en faisant force courbettes et révérences ridicules pour exprimer au cher milord combien il était heureux de le revoir… « J’espère que vous me ramenez le soleil, milord ; vous êtes cause que le soleil et même la lune se retirent de votre pauvre chevalier quand vous l’abandonnez pendant si long-temps. Pardieu[1] ! je crois que vous les emportez dans vos poches. — C’est sans doute parce que vous ne m’y aviez pas laissé autre chose, répondit lord Dalgarno ; mais, monsieur le chevalier, je vous présente mon compatriote et mon ami, lord Glenvarloch… — Ah, ah ! très-honoré… je m’en souviens, j’ai connu autrefois un milord Kenfarloque en Écosse. Oui, je me le rappelle bien… le père de milord apparemment… nous étions intimes lorsque j’étais à Oly-Root avec M. de la Motte… J’ai souvent joué à la paume avec milord Kenfarloque à l’abbaye d’Oly-Root ; il était même plus fort que moi… Ah ! le beau coup de revers qu’il avait ! Je me rappelle aussi qu’auprès des jolies filles c’était un vrai diable déchaîné… ah ! je m’en souviens… — Mieux vaudrait ne pas vous souvenir du tout du feu comte de Glenvarloch, » dit lord Dalgarno, interrompant le chevalier, sans cérémonie ; car il s’aperçut que l’éloge qu’il allait faire du défunt lord serait aussi désagréable au fils qu’il était peu digne du père. En effet, loin d’être un joueur et un libertin, comme le représentaient très-faussement les souvenirs du chevalier, il avait porté, au contraire, pendant sa vie, la régularité et la sévérité de ses mœurs jusqu’à la rigueur.

« Vous avez raison, milord, reprit le chevalier, vous avez raison… Qu’est-ce que nous avons à faire avec le temps passé ?… Le temps passé appartenait à nos pères, à nos ancêtres, c’est très-bien… le temps présent est à nous… ils ont de jolis tombeaux de marbre ou d’airain, couverts d’épitaphes et d’armoiries, et nous, nous avons nos petits plats exquis et la soupe à la chevalière, que je vais faire dresser tout de suite. »

En parlant ainsi, il fit une pirouette sur le talon, et alla donner des ordres à ses domestiques pour qu’on servît le dîner. Dalgarno se mit à rire, et remarquant que son jeune ami avait l’air grave, il lui dit d’un ton de reproche : « Eh bien ! qu’avez-vous ? j’espère que vous n’êtes pas assez simple pour vous mettre en colère contre un pareil âne ? — Je me flatte de savoir réserver ma colère pour de plus dignes sujets, répondit lord Glenvarloch ; mais j’avoue que je n’ai pu me défendre d’un mouvement d’indignation quand un individu de cette espèce a osé prononcer le nom de mon père… Et vous aussi qui m’aviez assuré que ce n’était pas ici une maison de jeu, et qui lui avouez que vous l’avez quittée les poches vides… — Bon, mon cher ! dit lord Dalgarno, ce n’était là qu’une manière de parler conforme au jargon du jour. D’ailleurs il faut bien risquer quelquefois un jacobus ou deux, sans quoi on serait regardé comme un ladre, comme un vilain ; mais voici le dîner, nous verrons si la bonne chère du chevalier vous plaît mieux que sa conversation. »

Le dîner fut effectivement annoncé, et les deux amis ayant été mis aux places d’honneur, furent servis avec beaucoup de cérémonie par M. le chevalier, qui fit les honneurs de la table, et assaisonna le tout de son agréable conversation. Le dîner était réellement excellent. Il offrait ce genre piquant de cuisine que les Français avaient déjà introduit, et que les jeunes Anglais qui n’étaient pas sortis de leur pays se trouvaient dans la nécessité d’admirer, s’ils voulaient passer pour hommes de goût et connaisseurs. Le vin était aussi de la première qualité et d’espèces variées, et il circula avec abondance. La conversation entre tant de jeunes gens était naturellement vive, enjouée et amusante ; et Nigel, dont l’esprit avait été long-temps abattu par l’inquiétude et le malheur, se trouva bientôt à son aise, et sentit sa vivacité et sa gaieté naturelle se ranimer.

Il y avait dans cette réunion des gens qui avaient véritablement de l’esprit et qui savaient le faire valoir ; d’autres étaient des sots et des fats, dont on se moquait sans qu’ils s’en aperçussent ; d’autres encore étaient des originaux qui, à défaut d’esprit pour amuser la compagnie, n’avaient pas l’air de trouver mauvais qu’elle se divertît de leurs ridicules. Presque tous ceux enfin qui jouaient quelque rôle dans la conversation avaient le ton réel de la bonne compagnie de cette époque, ou le jargon qui le remplace souvent.

Bref, la société et la conversation parurent si agréables à Nigel que son austérité s’en adoucit, et qu’il devint même moins sévère envers le maître des cérémonies. Il écouta avec patience les divers détails que le chevalier de Beaujeu, remarquant, comme il le dit lui-même, le goût de milord pour le curieux et l’utile, se plut à lui adresser en particulier sur l’art culinaire. Pour satisfaire en même temps le goût pour l’antiquité qu’il supposait, je ne sais pourquoi. À son nouvel hôte, il s’étendit sur les louanges des grands artistes d’autrefois, et entre autres d’un certain individu qu’il avait connu dans sa jeunesse, maître de cuisine du maréchal Strozzi, très-bon gentilhomme pourtant, qui avait entretenu tous les jours la table de son maître, laquelle était de douze couverts, pendant le long et rigoureux blocus du petit Leith, quoiqu’il n’eût autre chose à y servir qu’un quartier de cheval de temps en temps, et les mauvaises herbes qui croissaient sur les remparts. « De par Dieu, c’était un homme superbe ! Avec une tête de chardon et une ou deux orties, il pouvait faire un potage pour vingt personnes… la cuisse d’un petit chien nouveau-né lui fournissait un rôti des plus excellents. Mais son coup de maître fut, lors de la reddition de la place… Dieu me damne !… de trouver le moyen de tirer d’un derrière de cheval salé, quarante-cinq plats, apprêtés de telle façon, que les officiers anglais et écossais qui eurent l’honneur de dîner avec monseigneur dans cette occasion, se donnaient au diable pour deviner de quoi ils étaient faits.

Le bon vin avait déjà circulé si gaiement, et avait eu un effet si puissant sur les convives, que ceux qui étaient au bas bout de la table, et qui jusque là s’étaient bornés à écouter, commencèrent à changer de rôle ; ce qui ne tourna guère à leur honneur, ni à celui de l’Ordinaire.

« Vous parlez du siège de Leith, » dit un grand homme décharné, et dont les épaisses moustaches relevées de chaque côté à la militaire, le large ceinturon de cuir, la longue rapière, et d’autres signes, indiquaient cette honorable profession qui fait vivre en tuant les autres ; « vous parlez du siège de Leith, je connais cette place… une espèce de bicoque avec un mur tout uni, un rempart et un pigeonnier ou deux, en forme de tour, à chaque angle… Mille bombes ! si un capitaine de nos jours avait été, non pas vingt-quatre jours, mais seulement vingt-quatre heures, sans emporter la place d’assaut et tous ses poulaillers les uns après les autres, il n’aurait pas mérité plus de grâce que le grand prévôt n’en fait quand il a serré son nœud coulant. — Monsieur, dit le chevalier, je n’étais pas au siège du petit Leith, et ne sais pas ce que vous entendez par ses poulaillers ; mais tout ce que je dirai, c’est que monseigneur de Strozzi savait faire la guerre, et que c’était un grand capitaine, plus grand peut-être que ceux des capitaines de l’Angleterre qui parlent le plus haut… Tenez, monsieur, car c’est à vous !… — Oh ! monsieur, répondit l’homme d’épée, nous savons que le Français se battra bien derrière les remparts, ou quand il est plastronné par devant, par derrière, et qu’il a le pot en tête. — Le pot ! s’écria le chevalier que voulez-vous dire par le pot ?… voulez-vous m’insulter au milieu de mes nobles convives, monsieur ?… Apprenez que j’ai fait mon devoir, comme un pauvre gentilhomme, sous le grand Henri IV, à Coutras et à Ivry, et, ventre-saint-gris ! nous n’avions ni pots ni marmites, car nous chargions toujours en chemise. — Ce qui réfute une autre calomnie abominable, » dit lord Dalgarno en riant, « qui aurait voulu faire croire que le linge était rare parmi les gentilshommes de l’armée française. — Je crois, en effet, qu’on leur voyait souvent les coudes, à ces gentilshommes[2], cria le capitaine du bout de la table ; avec la permission de Votre Seigneurie, je sais ce que c’était que ces mêmes gens d’armes. — Nous vous dispenserons de déployer vos connaissances pour le moment, capitaine, et nous épargnerons à votre modestie l’embarras de nous dire où vous les avez acquises, » répondit lord Dalgarno, d’un ton un peu dédaigneux.

« Je n’ai pas besoin d’en parler, milord, dit l’homme de guerre, tout le monde le sait, excepté peut-être les gens de comptoir, ces avares et lâches marchands de Londres, qui verraient un valeureux guerrier réduit par la faim à manger la poignée de son sabre, qu’ils ne sortiraient pas un liard de leurs longues bourses pour le secourir… Oh ! si une troupe de braves gens que je connais s’approchait un jour de ce nid de coucous !… — Un nid de coucous ! et cela en parlant de la ville de Londres, » dit un jeune homme qui était assis de l’autre côté de la table, et qui portait un habit magnifique et à la dernière mode, mais avec lequel il ne paraissait pas parfaitement à son aise… « voilà un propos que je n’entendrai pas répéter impunément. — Comment ! » dit le soldat en fronçant d’une manière terrible une paire de larges sourcils noirs, tandis qu’il portait une main à la poignée de son sabre, et relevait de l’autre son énorme moustache, « est-ce que vous voulez prendre fait et cause pour votre ville ? — Oui, de par Dieu ! reprit l’autre ; je suis un bourgeois de Londres, peu m’importe qu’on le sache ? et quiconque parlera de cette ville avec mépris est un âne et un sot fieffé : je lui briserai la tête pour lui enseigner à se conduire avec plus de bon sens et de politesse. »

La compagnie, qui avait probablement ses raisons pour ne pas avoir du courage du capitaine une idée aussi haute que celle qu’il en avait conçue lui-même, parut s’amuser beaucoup de la manière dont le jeune bourgeois avait entamé cette querelle, et on s’écria de tous côtés : « Bien sonné, la cloche de Bow ! Bien chanté coq de Saint-Paul ! Allons, sonnez la charge, ou le soldat se trompera de signal, et battra en retraite au lieu d’avancer. — Vous vous méprenez, messieurs, » dit le capitaine en regardant autour de lui d’un air de dignité : « je ne veux que m’informer si ce cavaliero bourgeois est d’un rang et d’une condition à croiser l’épée avec un homme de ma sorte ; car, vous concevez, messieurs, que je ne puis pas me mesurer avec le premier venu, sans risquer de compromettre ma réputation… mais, dans ce cas, il recevra bientôt de mes nouvelles en forme d’honorable défi. — Et vous, vous allez honteusement sentir le poids de mon bâton, » dit le citoyen de Londres en se levant, et prenant son épée qu’il avait mise dans un coin ; « suivez-moi ! — C’est moi qui ai le droit de désigner le lieu du combat, d’après toutes les règles de l’épée, dit le capitaine, et je choisis le labyrinthe dans Tolhill-Fields[3], pour champ de bataille ; pour témoins, deux gentilshommes qui seront des juges étrangers à la querelle ; et quant au temps, voyons… ce sera d’aujourd’hui en quinze à la pointe du jour. — Et moi, dit le citoyen, je désigne pour lieu du combat l’allée du jeu de boules qui est derrière la maison ; pour témoins, l’honorable compagnie ; et quant au temps, ce sera le moment actuel. »

En parlant ainsi, il enfonça son chapeau sur sa tête, donna un coup de plat de sabre sur les épaules du capitaine, et descendit en courant. Le capitaine ne se montra pas très-empressé de le suivre ; cependant, excité par les éclats de rire et les railleries de ceux qui l’entouraient, il assura la compagnie que quand il agissait, c’était de sang-froid et avec réflexion ; et, prenant son chapeau, qu’il enfonça de l’air du vieux Pistol[4], il descendit pour se rendre au lieu du combat, où son adversaire, plus actif, l’attendait déjà l’épée nue. Les membres de la société, qui paraissaient tous également joyeux du spectacle qui se préparait, coururent les uns aux fenêtres, les autres en bas pour se ranger autour des combattants. Nigel ne put s’empêcher de demander à Dalgarno si son intention n’était pas de s’interposer pour empêcher le mal qui pouvait arriver.

« Ce serait un crime contre l’intérêt public, répondit son ami ; il ne peut arriver de mal à deux originaux de cette espèce qui ne tourne au profit de la société, et surtout de l’établissement du chevalier, suivant le nom qu’il lui donne. Il y a déjà plus d’un mois que je porte sur les épaules ce capitaine avec son justaucorps écarlate et son ceinturon de buffle, et j’espère que ce hardi marchand drapier va contraindre à force de coups cet âne à se dépouiller de sa vieille peau de lion. Regardez, Nigel, le brave bourgeois a choisi son terrain à une portée de boule environ au milieu de l’allée : n’est-ce pas la véritable image d’un pourceau sous les armes ? Voyez de quelle manière mâle il frappe du pied et brandit sa lame à peu près comme s’il allait s’en servir pour mesurer de la toile… Regardez, voilà qu’on amène le soldat, qui paraît marcher à contre-cœur, et qu’on le plante en face de son impétueux adversaire, dont il est encore séparé par douze pas… Voyez, le vaillant boutiquier baisse la tête, plein de confiance sans doute dans le casque civique dont son épouse a eu soin de garantir sa tête… Ma foi, c’est un spectacle qui vaut son prix… Par le ciel ! il va courir sur lui tête basse comme un bélier. »

La chose arriva comme lord Dalgarno l’avait prévue ; car le bourgeois, qui avait sérieusement envie de se battre, s’étant aperçu que l’homme de guerre ne faisait pas un pas vers lui, s’élança en avant avec autant de bonheur que de courage, fit tomber d’un coup le sabre du capitaine, et sans s’arrêter enfonça, ou du moins parut enfoncer son épée dans le corps de son antagoniste : celui-ci, poussant un profond gémissement, mesura la terre de toute sa longueur. Une vingtaine de voix crièrent au vainqueur, que l’étonnement de son propre exploit rendait immobile : « Partez, partez ! fuyez, fuyez par la porte de derrière ; allez à White-Friars, ou bien traversez l’eau du côté de la Banque, tandis que nous arrêterons la populace et les constables. » Et le vainqueur, en conséquence, laissant son ennemi vaincu sur le terrain, se mit à fuir de toute sa vitesse.

« De par le ciel ! dit lord Dalgarno, je n’aurais jamais cru que cet homme serait resté là pour recevoir le coup… il faut certainement que la terreur l’ait arrêté en lui faisant perdre l’usage de ses membres… Voyez, on le relève. »

Le corps de l’homme d’épée, que deux ou trois des convives relevaient de terre, paraissait roide et privé de vie ; mais quand on se mit à ouvrir sa veste pour chercher une blessure qui n’existait nulle part, le guerrier, rappelant ses esprits éperdus, et comprenant que l’Ordinaire n’était plus un théâtre où il pût déployer sa valeur, prit ses jambes à son cou, et se mit à courir de toutes ses forces, poursuivi par les huées et les éclats de rire de la compagnie.

« Sur mon honneur, s’écria lord Dalgarno, il prend la même route que son vainqueur ! il serait excellent qu’il le rejoignît, et que le vaillant citadin se crût poursuivi par l’ombre de celui qu’il vient d’assassiner. — De par Dieu, milord ! dit le chevalier, s’il eût attendu un moment, on lui aurait attaché un torchon derrière lui, pour montrer qu’il est l’ombre d’un grand fanfaron. — Du reste, ajouta lord Dalgarno, vous nous rendrez service, monsieur le chevalier, et vous soutiendrez même l’honneur de votre maison, en donnant ordre à vos garçons de recevoir l’homme d’armes avec un bâton, en cas qu’il eût l’impudence de revenir. — Ventre-saint-gris ! milord, dit le chevalier, laissez-moi faire… Parbleu, la fille de cuisine jettera l’eau de vaisselle sur la tête de ce grand poltron. »

Quand on eut assez ri de cet incident comique, la compagnie se forma en petits groupes… quelques-uns s’emparèrent de l’allée qui venait d’être le théâtre du combat, et rendirent au terrain son usage ordinaire, en y faisant une partie de boules. Le local retentit bientôt de tous les termes propres à ce jeu[5] : et ainsi fut justifié le dicton vulgaire, qui prétend que trois choses sont prodiguées au jeu de boules, le temps, l’argent et les jurements.

Dans l’intérieur de la maison, la plupart des convives eurent recours aux dés ou aux cartes, et formèrent des parties d’hombre, de bassette, de gleek, de primero, tandis que les dés étaient employés à divers autres jeux, avec ou sans tables, comme le hasard, le passage, etc. Le jeu cependant ne paraissait pas être très-cher… la politesse et la bonne foi y présidaient certainement, et il ne se passa rien qui pût porter le jeune Écossais à concevoir le moindre doute de l’assurance que son compagnon lui avait donnée que cette maison était fréquentée par des hommes d’un rang ou d’une condition distinguée, et que les passe-temps auxquels ils se livraient étaient avoués par l’honneur et la délicatesse.

Lord Dalgarno ne proposa pas à son ami de jouer, et ne se livra pas lui-même à cet amusement ; mais il alla de table en table, faisant des remarques sur la chance qui accompagnait les différent ; joueurs, et causant avec les plus distingués des convives. À la fin, comme s’il eût été fatigué de cette manière de passer son temps, il se rappela tout à coup que Burbage devait jouer ce soir-là à la Fortune, dans le Roi Richard de Shakspeare, et qu’il ne pouvait procurer un plus grand plaisir à un étranger dans la ville de Londres, comme l’était lord Glenvarloch, que de le mener à cette représentation, à moins, ajouta-t-il tout bas, « qu’il n’y ait une interdiction paternelle sur les théâtres comme sur l’Ordinaire. — Je n’ai jamais entendu parler à mon père de pièces de théâtre, dit lord Glenvarloch, car ce sont des spectacles d’une date récente et encore inconnus en Écosse. Cependant, si ce que j’en ai entendu dire est vrai, je doute fort qu’il les eût jamais approuvés. — Approuvés ! s’écria lord Dalgarno : comment donc ; George Buchanan a composé des tragédies, et son élève, aussi savant, aussi sage que lui, va les voir : aussi c’est presque un crime de haute trahison que de s’en abstenir. Les hommes les plus spirituels de l’Angleterre écrivent pour le théâtre, et les plus jolies femmes de Londres s’y portent en foule. J’ai une couple de chevaux qui vont nous y conduire avec la rapidité de l’éclair : la course nous aidera à digérer la venaison et les ortolans, et dissipera les vapeurs du vin ; ainsi donc, à cheval ! Bonsoir, messieurs… bonsoir, chevalier de la Fortune. »

Les domestiques de lord Dalgarno attendaient en bas avec deux chevaux : le premier était un barbe d’une grande beauté, le favori de son maître, qui le monta, et l’autre un genêt très-bien dressé et presque aussi beau, qui servit à Nigel. Pendant qu’ils étaient en route pour le théâtre, lord Dalgarno essaya de découvrir quelle opinion son ami s’était formée de la société dans laquelle il l’avait introduit, afin de combattre les préventions qu’il aurait pu concevoir.

« D’où vient cet air triste et rêveur, mon cher néophyte ? dit-il ; sage fils de l’alma mater des sciences des Pays-Bas hollandais, qu’as-tu donc ? La feuille de l’histoire vivante que nous venons de tourner ensemble te paraît-elle moins bien écrite que tu ne t’y étais attendu ? Console-toi, et passe par-dessus deux ou trois petites taches, car tu seras condamné à en lire plus d’une que l’infamie aura souillée de ses funestes couleurs… Rappelle-toi, très-immaculé Nigel, que nous sommes à Londres, et non à Leyde ; que nous étudions la vie, non les livres. Roidis-toi contre les reproches d’une conscience trop délicate ; et quand tu feras le résumé des actions du jour, avant d’établir ta balance de compte, dis à l’esprit accusateur, à sa barbe de soufre, que si les oreilles ont entendu le bruit des os du diable agités dans des cornets, ta main ne les a pas touchés ; que si tes yeux ont contemplé la querelle de deux tapageurs, ton épée n’est pas sortie du fourreau. — Tout ceci peut être très-sage et très-spirituel, dit Nigel ; cependant je ne puis m’empêcher de penser que Notre Seigneurie et les autres personnes de qualité avec lesquelles nous avons dîné auraient pu choisir un lieu de rassemblement où l’on aurait été à l’abri des tapageurs, et un meilleur maître de cérémonies que cet aventurier étranger. — Tout cela s’amendera, sancte Nigelle, quand tu paraîtras comme un nouveau Pierre-l’Ermite, prêchant une croisade contre les dés, les cartes et les réunions mondaines. Nous nous rassemblerons dans l’église du Saint-Sépulcre, nous dînerons dans le chœur, et boirons notre vin dans la sacristie : le ministre débouchera toutes nos bouteilles, et son clerc répondra amen à chaque santé… Allons donc, mon cher, déridez-vous donc ; tâchez de vous débarrasser de cette humeur acre et insociable ; croyez-moi, les puritains, qui nous reprochent nos folies, notre humaine fragilité, ont eux-mêmes les vices de véritables démons : l’envie, la malice, la médisance, l’hypocrisie et l’orgueil spirituel dans toute sa présomption. Il y a aussi dans la vie beaucoup de choses qu’il faut voir, ne fût-ce que pour apprendre à les éviter. Will Shakspeare, qui vit après sa mort, et qui va bientôt vous procurer un plaisir que nul autre ne peut donner, a mis ces paroles dans la bouche du brave Falconbridge[6] :

« Oui, c’est un vrai bâtard du temps, celui qui ne se plaît point à observer le monde… Pour moi je suis résolu à connaître toutes ses ruses, non pour les pratiquer, mais pour n’en point être dupe. »

« Mais nous voici à la porte du théâtre de la Fortune, et nous entendrons l’incomparable Shakspeare parler lui-même. Lutin, et toi, vrai lourdaud, laissez les chevaux aux jockeys, et faites-nous faire place dans la foule. »

Ils mirent pied à terre, et les efforts persévérants de Lutin, qui se mit à jouer des coudes et à apostropher tout le monde, en proclamant bien haut le nom et le titre de son maître, réussirent à leur ouvrir un chemin au milieu de la foule des bourgeois qui murmuraient et des apprentis qui faisaient entendre leurs clameurs. Enfin ils arrivèrent, et lord Dalgarno se fut bientôt procuré deux tabourets sur le théâtre pour lui et son compagnon ; là ils se trouvèrent assis au milieu d’autres jeunes gens de leur rang, qui venaient étaler leurs costumes élégants et leurs manières à la mode, tout en critiquant la pièce pendant la représentation : ils formaient ainsi à la fois une partie bien ostensible du spectacle, et une portion considérable de l’auditoire. Nigel Olifaunt était trop profondément absorbé par le puissant intérêt que lui inspirait la pièce pour jouer son rôle comme l’aurait exigé la place qu’il occupait. Il était sous le charme de cet enchanteur qui, dans l’étroite enceinte d’une misérable baraque de bois, avait renfermé les longues guerres des York et des Lancastre, forçant les héros de ces deux maisons rivales à paraître sur la scène avec leur langage et leurs manières, comme si les tombeaux eussent relâché les morts pour l’amusement et l’instruction des vivants. Burbage, qui fut estimé le meilleur Richard jusqu’à ce que Garrick eût paru, joua le rôle de l’usurpateur avec tant de vérité et d’énergie, qu’au moment où la bataille de Bosworth se termine par sa mort, la fiction et la réalité se livraient un violent combat dans l’esprit de lord Glenvarloch. Il dut faire un effort sur lui-même pour s’arracher à ces illusions, et comprendre son compagnon qui lui disait que le roi Richard souperait avec eux ce soir même à la Sirène.

Ils furent rejoints par un petit nombre des gentilshommes avec qui ils avaient dîné, et qu’ils recrutèrent d’autant plus facilement qu’ils avaient invité deux ou trois des poètes ou beaux esprits des plus distingués du temps, lesquels ne manquaient presque jamais de se rendre au théâtre de la Fortune, et n’étaient en général que trop disposés à terminer une journée d’amusements par une nuit de plaisirs. Toute la compagnie se rendit donc à la taverne de la Sirène ; et au milieu de fréquentes libations de vin de Canaries, de la gaieté qu’elles excitaient, et des saillies étincelantes, ils semblaient réaliser le tableau que trace un des contemporains de Ben Johnson, quand il rappelle au poète


L’orgueil de ces lyriques fêtes,
Où les pampres ornaient nos têtes,
Où l’ivresse, enflammant notre esprit affaissé,
N’était point parmi nous un délire insensé ;
Où chacun de tes vers en chaleur, en finesse,
Surpassait les mets savoureux
Et le nectar franc, généreux.
Qui redoublaient notre allégresse.



  1. Tous les mots soulignés sont en français dans le texte. a. m.
  2. Gentlemen out at arms and elbows both, dit le texte, ce qui signifie littéralement : gentilshommes à manches et à coudes déchirés. L’interlocuteur répond ainsi au lord en jouant sur l’expression gentlemen at arms, qui veut dire les gens darmes ou cavaliers. Ce jeu de mots serait pour nous intraduisible. a. m.
  3. Quartier de Westminster à Londres. a. m.
  4. Personnage de Shakspeare, dans Henri IV et Henri V. a. m.
  5. Run, run ; rub, rab ; hold bias you, infernal trundling timber, dit le texte ; ce qui signifie : Courez, courez ; frottez, frottez ; prenez le biais, infernal morceau de bois roulant. Cette phrase ne peut avoir de sel que dans l’original. a. m.
  6. King John, acte I.